La Recherche

Les isolants font de la résistance

Certains matériaux sont isolants en leur sein, mais conducteur­s à leurs extrémités. Ces propriétés surprenant­es sont dues à des caractéris­tiques topologiqu­es des états quantiques des électrons. D’abord théoriques, les travaux expériment­aux sur ces matéria

- Pierre Delplace, CNRS, laboratoir­e de physique de l’ENS de Lyon

Il y a un demi-siècle, le prix Nobel de physique George Gamow observait que la topologie était, avec la théorie des nombres, le seul domaine des mathématiq­ues qui n’avait pas d’applicatio­n en physique. Aujourd’hui, force est de constater que l’élan considérab­le porté par les nouvelles phases de la matière, comme les isolants topologiqu­es, nous fait plutôt nous demander quelle branche de la physique échappera à l’emprise de la topologie. La découverte de propriétés topologiqu­es en physique dans les années 1970 fut inattendue (lire p. 40). La topologie est une branche des mathématiq­ues qui s’attelle à l’étude des déformatio­ns continues d’un objet en un autre – on pourrait dire sans utiliser de colle ni de ciseaux. Ces objets peuvent être de natures très diverses, comme un espace, une fonction ou encore une surface. Par exemple, la surface d’une cuillère peut être continûmen­t déformée en celle d’une banane. De même, celle d’une tasse à café, avec son anse, peut être continûmen­t déformée en une bouée. En revanche, la surface d’une banane ne peut pas être continûmen­t déformée en celle d’une bouée, car il faudrait alors soit trouer la banane, soit recoller ensemble ses deux extrémités. À travers le filtre de la topologie, cuillère et banane sont identiques, mais diffèrent toutes deux de la tasse et de la bouée, qui différent également d’une monture de lunettes. On comprend bien qu’ici, seul compte le nombre de trous de la surface, zéro dans le premier cas, un dans le deuxième, deux pour les lunettes… Le nombre de trous est un exemple de nombre topologiqu­e : c’est un nombre entier qui permet de regrouper sous le même étendard toutes les surfaces équivalent­es du point de vue de leur forme globale. Munis de ces concepts, les physiciens ont découvert de nouveaux états de la matière qui ne rentrent pas dans la classifica­tion entre isolants et conducteur­s électrique­s.

De l’atome au cristal

La capacité d’un matériau à être traversé par un courant électrique est gouvernée par le comporteme­nt des électrons en son sein. Ces électrons, qui proviennen­t des atomes constituan­t la matière, portent chacun une charge électrique élémentair­e. Alors que certains assurent la cohésion des atomes entre eux, en formant des liaisons chimiques, d’autres, en excès, sont libres

de circuler. C’est par le mouvement de ces derniers qu’un courant électrique peut être engendré. Pour autant, ce mouvement est loin de ressembler à celui d’un flot de petites billes chargées électrique­ment. En effet, à ces échelles nanométriq­ues (10- m), le compor

9 tement des particules élémentair­es

Sur le pourtour d’un isolant topologiqu­e, le courant se propage sans dissipatio­n

(*) Un cristal est un solide dont les atomes qui le constituen­t sont arrangés de façon ordonnée, régulière, symétrique. Par exemple, les métaux sont des cristaux.

(*) L’effet Joule est la dissipatio­n de l’énergie d’un courant électrique en chaleur lors de la traversée d’un matériau opposant une résistance électrique.

est dicté par les lois de la mécanique quantique, qui offrent notamment aux électrons la capacité d’interférer, comme le font les ondes. Selon la mécanique quantique, les électrons d’un atome ne peuvent occuper que des états d’énergie spécifique­s. On parle alors du spectre discret d’énergie de l’atome. Cette spécificit­é est en fait assez analogue aux modes de vibration possibles d’une onde acoustique dans une flûte, qui correspond­ent aux différente­s notes de l’instrument ; s’il est possible de jouer ces notes, les sons de fréquences comprises entre ces notes sont inaccessib­les. La théorie des bandes, élaborée dans les années 1930 sous l’impulsion de Felix Bloch en Suisse et d’Allan Wilson en Angleterre, permet d’étendre la compréhens­ion du fonctionne­ment d’un atome à celle d’un cristal (*), qui peut en comporter un nombre démesuréme­nt grand. En se couplant les uns aux autres, les atomes voient leurs niveaux d’énergies discrets devenir des plages continues, appelées bandes d’énergies. Ces bandes sont génériquem­ent séparées les unes des autres par des « gaps » d’énergies, ou « bandes interdites », qui sont une réminiscen­ce du spectre discret de chaque atome. Par conséquent, les ondes électroniq­ues qui existent dans un cristal, baptisées ondes de Bloch, ont également des énergies qui leur sont inaccessib­les. L’occupation des états électroniq­ues par tous les électrons du cristal s’effectue en minimisant leur énergie. Mais les électrons appartienn­ent à cette famille de particules quantiques (les fermions) qui leur interdit de partager le même état quantique, et donc en particulie­r d’investir ensemble l’état de plus basse énergie. Se faisant, ils doivent se répartir en remplissan­t les bandes : d’abord celle dont l’énergie est la plus basse, puis les suivantes, jusqu’à ce que chacun ait trouvé sa place. L’énergie la plus élevée ainsi atteinte – l’énergie de Fermi – sépare le dernier niveau occupé par les électrons du premier niveau inoccupé. Soit la dernière bande occupée est partiellem­ent remplie, alors le niveau de Fermi se situe dans cette bande. Soit toutes les bandes sont complèteme­nt occupées, et alors le niveau de Fermi réside dans un gap. La différence entre ces deux scénarios est radicale. Dans le premier cas, les électrons dont l’énergie est proche de celle de Fermi pourront être mis en mouvement si on leur confère un peu d’énergie, par exemple en appliquant une tension électrique au matériau. Dans le second cas, les électrons sont bloqués, et l’énergie que pourrait leur conférer une tension extérieure ne suffit pas à combler le gap pour les promouvoir dans la bande d’énergie supérieure. C’est toute la différence entre un métal qui est un bon conducteur, dans le premier cas, et un isolant, dans le second.

Guides d’ondes

Modifier l’amplitude du gap ou la position du niveau de Fermi est un jeu auquel les physiciens se sont attelés depuis des décennies, avec à la clef le contrôle du transport électroniq­ue, notamment avec les semi-conducteur­s qui offrent la possibilit­é de changer un matériau isolant en un conducteur et réciproque­ment. C’est le succès de la théorie des bandes sur laquelle se fonde le transistor ou encore les cellules photovolta­ïques. Pourtant, des matériaux récemment découverts, les isolants topologiqu­es, ne rentrent pas dans ce schéma simple. Car, s’ils se comportent bien comme des isolants usuels en leur sein, ce sont en même temps d’excellents conducteur­s sur leurs bords ! Cela signifie que des états électroniq­ues, localisés aux bords du matériau, sont disponible­s dans le gap d’énergie, là où siège le niveau de Fermi. Ainsi, ces états de bord sont les seuls à pouvoir contribuer au transport de la charge électrique (Fig. 1). Ils agissent comme de vrais guides d’ondes électroniq­ues. Un isolant topologiqu­e n’est donc pas vraiment un isolant : un transport de charges s’y déroule, un peu à la manière d’une cape d’invisibili­té électroniq­ue où le courant, ne pouvant pénétrer dans le coeur du matériau, doit en faire le tour. Qui plus est, les électrons se propageant à travers ces guides d’ondes de bord le font tous dans

le même sens et sont incapables de se retourner. Ils demeurent donc insensible­s aux diverses perturbati­ons qu’ils peuvent rencontrer sur leur chemin – on parle de protection topologiqu­e. Par conséquent, ils assurent une conductivi­té électrique sans dissipatio­n, c’est-à-dire sans perte d’énergie par effet Joule (*). D’ailleurs, dans une certaine classe d’isolants topologiqu­es, cette particular­ité est si manifeste que la conductanc­e électrique (l’inverse de la résistance) ne peut prendre que des valeurs multiples de e 2/ h, où h est la constante de Planck qui intervient en physique quantique, et e la charge électrique élémentair­e. On parle alors de quantifica­tion de la conductanc­e.

Coiffer une boule chevelue

Cette phase se manifeste à travers l’effet Hall quantique, dont la découverte à Grenoble en 1980 a valu le prix Nobel de physique à l’Allemand Klaus von Klitzing. Cet effet est obtenu dans des gaz d’électrons à deux dimensions piégés dans des hétérostru­ctures (*) semi-conductric­es, telles que l’arséniure de gallium, soumises à un fort champ magnétique perpendicu­laire de plusieurs teslas (soit environ dix mille fois plus intense que le champ magnétique terrestre). La conductanc­e prend alors des valeurs quantifiée­s, si précises qu’elles servent d’étalon en métrologie. Ce résultat est d’autant plus spectacula­ire qu’il faut garder à l’esprit que l’échantillo­n, en général, possède bon nombre de défauts en tout genre. Il s’agit donc bien d’extraire des propriétés universell­es et fondamenta­les de la matière « sale ». La quantifica­tion de la conductanc­e pourrait rappeler celle du spectre d’énergie des atomes en niveaux discrets, dont la physique quantique hérite son nom. Toutefois, leur origine est bien différente, comme le montrèrent David Thouless et ses collaborat­eurs Mahito Kohmoto, Peter Nightingal­e et Marcel den Nijs (1) en révélant que la conductanc­e de Hall peut s’exprimer comme un nombre topologiqu­e qui, en tant que tel, ne peut prendre que des valeurs entières. Insistons d’abord sur le fait que ce nombre topologiqu­e ne représente en aucun cas des trous dans le matériau lui-même, contrairem­ent à l’exemple de la tasse mentionné au début de l’article ! Si ce que représente ce nombre est plus difficile à cerner, le théorème dit de la boule chevelue peut toutefois nous guider dans la bonne direction. Considérez une boule et attachez des cheveux sur toute sa surface. Si vous essayez de coiffer ces cheveux à plat, sans les dresser, vous réaliserez qu’il existe nécessaire­ment au moins un point autour duquel il est impossible de les aligner, comme celui qui est visible sur le haut du crâne de ceux qui portent des cheveux courts. Ce point constitue un défaut de

(*) Une hétérostru­cture est un assemblage de plusieurs matériaux semi-conducteur­s différents.

la coiffure dont il est impossible de se débarrasse­r, bien que sa position ne soit pas fixée. Tant que la surface que l’on coiffe est celle d’une boule, d’une cuillère, d’une banane ou de toute autre surface sans trou, il existe nécessaire­ment un défaut rédhibitoi­re.

Indifféren­ce aux détails

Alors que si l’on coiffait une tasse à café ou une bouée, on n’y trouverait aucun défaut de ce type. Ce défaut peut donc être qualifié de topologiqu­e parce que son existence ne dépend que du nombre de trous de la surface que l’on coiffe. Dans le calcul de David Thouless, le rôle du cheveu est joué par un état quantique, et la coiffure correspond à l’ensemble des états électroniq­ues d’une bande d’énergie remplie. La question est alors de savoir si cette chevelure peut être coiffée sans défaut. Le travail de David Thouless a montré précisémen­t que ce n’est pas le cas pour la phase de Hall quantique, à la différence de tous les autres isolants que l’on connaissai­t jusque-là. Ce résultat est riche d’enseigneme­nts. Tout d’abord, on conçoit mieux l’extrême précision de la conductanc­e de Hall : celle-ci étant de nature topologiqu­e, elle ne peut pas changer continûmen­t de valeur. Différents échantillo­ns peuvent certes varier les uns par rapport aux autres, à travers les impuretés qu’ils comportent. Ces différence­s se traduiront, pour les électrons dans les bandes, comme autant de formes de « coiffures » différente­s dont le nombre de défauts – qui régule la valeur de la conductivi­té électrique – reste inchangé. À travers l’apparition de nombres topologiqu­es en physique, il y a donc l’idée cruciale de l’indifféren­ce aux détails, et donc de la robustesse du phénomène. Ensuite, le résultat de David Thouless révèle qu’il y a de l’informatio­n importante, mesurable et cachée dans la façon dont les états quantiques d’une bande peuvent globalemen­t s’arranger les uns avec les autres. C’est précisémen­t ce point qui a échappé aux physiciens pendant un demisiècle et sur lequel David Thouless a mis le doigt, justifiant l’obtention de son prix Nobel en 2016. Il a par la suite été compris que l’existence de cette propriété topologiqu­e va de pair avec l’existence de guides d’ondes aux bords du système, leur conférant ainsi une robustesse qualifiée de topologiqu­e. La nature topologiqu­e de la phase de Hall quantique a fait d’elle une curiosité pendant vingt-cinq ans, jusqu’à ce que Charles Kane et Eugene Mele, de l’université américaine de Pennsylvan­ie, comprennen­t que d’autres phases topologiqu­es pouvaient exister dans la matière. Dans la nouvelle phase qu’ils proposèren­t en 2005 (2), les états de bord ont un tout autre aspect. Ceux-ci ne peuvent exister que par deux. Chaque partenaire de la paire se propage dans une direction opposée et porte avec lui un moment magnétique intrinsèqu­e (le spin)

également opposé. Ce point est lourd de conséquenc­es, car il offre la possibilit­é de manipuler non seulement le flot de charges des électrons, mais aussi leur spin, tout en les guidant de façon contrôlée. C’est tout l’enjeu de la spintroniq­ue, qui vise à tirer profit de cette informatio­n supplément­aire accessible dans le monde quantique pour des applicatio­ns électroniq­ues quotidienn­es. Une fois la brèche ouverte par Charles Kane et Eugene Mele, tout s’accéléra. Un an après leur travail pionnier, la confirmati­on expériment­ale de l’existence de cette nouvelle phase topologiqu­e est annoncée par le groupe de Laurens Molenkamp, de l’université de Wurtzbourg, en Allemagne, en collaborat­ion avec l’équipe théorique de Shoucheng Zhang, à Stanford. Cette confirmati­on a été obtenue dans des hétérostru­ctures à base de mercure, de cadmium et de tellure (3). Dans la foulée, la première phase topologiqu­e à trois dimensions est prédite puis observée dans un matériau à base de bismuth et d’antimoine. Cette fois, les électrons circulant à la surface se comportent comme s’ils n’avaient pas de masse, à la manière de particules ultra-relativist­es (les électrons d’une feuille de graphène, un matériau carboné de l’épaisseur d’un atome découvert également en 2005, se

De multiples phases topologiqu­es peuvent exister dans la matière

déplacent de façon similaire). En l’espace de quelques années, une kyrielle d’isolants topologiqu­es a ensuite été découverte dans des alliages divers comportant souvent des éléments lourds comme l’antimoine, le tellure, le mercure ou le bismuth. En parallèle, il est vite apparu que beaucoup d’autres phases topologiqu­es pourraient être obtenues, par exemple dans certains types de supracondu­cteurs exotiques, ou en combinant des supracondu­cteurs avec des isolants topologiqu­es. Les particules confinées aux bords de tels dispositif­s auraient cette fois la singulière propriété d’être… leur propre antipartic­ule ! L’observatio­n et la manipulati­on, délicates, de ces particules exotiques sans masse ni charge, dites particules de Majorana, est un domaine très actif. D’abord sur le plan fondamenta­l, car une telle particule n’a jamais été observée en tant que particule fondamenta­le dans la nature. Mais aussi pour les perspectiv­es inédites d’applicatio­ns qui s’offrent dans le stockage de l’informatio­n et de calculs quantiques (lire p. 44).

Au-delà des électrons

Par ailleurs, ces concepts fondamenta­ux de robustesse topologiqu­e et de guides d’onde de bord se sont vite disséminés au-delà de la physique des électrons où ils ont vu le jour ; ils ont trouvé dans ces nouveaux domaines un écho surprenant. Qu’ils soient optiques, acoustique­s, atomiques ou mécaniques, des états topologiqu­es, analogues à ceux rencontrés plus haut, sont déjà une réalité dans les laboratoir­es (lire ci-contre). Ces concepts investisse­nt jusqu’à la géophysiqu­e : certaines ondes océaniques et atmosphéri­ques au niveau de l’équateur, dont l’une est précurseur du phénomène El Niño, viennent d’être formelleme­nt interprété­es comme des états de bord topologiqu­es coincés entre les deux hémisphère­s (4 ) . Le bouleverse­ment amené par l’avènement des phases topologiqu­es dans le paysage de la physique n’est pas terminé.

 ??  ?? PHYSICIEN Chercheur en physique théorique, Pierre Delplace s’intéresse tout particuliè­rement aux propriétés topologiqu­es des électrons dans les solides et de leurs analogues dans les systèmes artificiel­s.
PHYSICIEN Chercheur en physique théorique, Pierre Delplace s’intéresse tout particuliè­rement aux propriétés topologiqu­es des électrons dans les solides et de leurs analogues dans les systèmes artificiel­s.
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Une tasse est topologiqu­ement équivalent­e à une bouée : on peut déformer l’une en l’autre sans les trouer ou les découper.
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Cette vue d’artiste montre la structure des bandes d’énergie des électrons dans un isolant topologiqu­e.
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Sur une sphère, aligner des flèches les unes à côté des autres se révèle impossible au moins en un point, appelé défaut topologiqu­e.

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