COMMENT SONT NÉES LES SOCIÉTÉS HUMAINES?
Nous pouvons avancer une hypothèse de travail
Aux origines était… quoi ? Régulièrement, des scientifiques d’horizons divers – anthropologie, primatologie, archéologie, biologie, linguistique… – s’interrogent sur les sociétés humaines, avec une idée en tête : déterminer la ou les caractéristiques qui expliquent la différence fondamentale entre nous, humains, et les autres espèces animales. Les propositions sont variées. On évoque le langage – ce qui provoque parfois des affrontements homériques entre spécialistes, comme le raconte si bien Tom Wolfe dans Le Règne du langage. On mentionne aussi les arts, qui auraient une fonction politique (célébrer le pouvoir d’une minorité dominante) en plus d’une fonction spirituelle ( Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, par Emmanuel Guy). Bernard Chapais (Aux origines de la société humaine) défend l’idée d’une « structure profonde » des sociétés humaines, qui (ré)concilie explications culturelles et explications biologiques. Quant au neuroscientifique Antonio Damasio, il met en avant le rôle moteur des sentiments. Comment trancher en faveur de l’une de ces idées ? Et faut-il le faire ? Nous nous en garderons bien !
d’autres émergeant de combinaisons inédites d’éléments dispersés chez plusieurs espèces. Le fait que cette structure soit décomposable en éléments qui ont une histoire évolutive et des bases biologiques indique qu’elle est inscrite dans la nature humaine – et non une création culturelle. Son avènement coïncide avec la véritable naissance de la société humaine.
Structures multiniveaux
Cette structure appartient à une catégorie de structures sociales minoritaires, dites multiniveaux, chez les primates (1). Dans ces systèmes, le premier niveau d’association est celui de l’unité reproductrice stable (polygyne : un mâle étant associé à plus d’une femelle). Certaines de ces unités forment un groupe cohésif (niveau 2) et de tels groupes peuvent former une association stable mais plutôt lâche (niveau 3). Le regroupement de telles associations (niveau 4) est aussi possible chez certaines espèces, comme le babouin hamadryas. La société humaine est de type multiniveaux, mais se distingue par trois caractéristiques : un système de reproduction unique, l’importance de la parenté dans les rapports sociaux et la force des liens intergroupes. Examinons-les brièvement. Nous formons des communautés de familles conjugales, ou groupes multifamiliaux. Si les unions polygynes sont pratiquées dans plus de 80 % des sociétés humaines (2), la monogamie est toutefois le type majoritaire d’unions à l’échelle mondiale : seule une minorité d’hommes ont plus d’une épouse. La société humaine est la seule société multiniveaux dans ce cas ; chez les autres espèces, les unités reproductrices sont polygynes, une fraction substantielle des mâles adultes étant privée de femelles. Autre caractéristique propre aux sociétés humaines : l’étendue des réseaux de parentèle et l’importance des rapports de parenté dans la vie sociale, inégalées dans le règne animal. Nous sommes, en effet, capables de reconnaître nos consanguins tant matrilinéaires (via le lien mère-enfant) que patrilinéaires (via le lien père-enfant). De plus, nous les reconnaissons indépendamment du fait qu’ils résident ou non dans le même groupe que nous. Enfin, nous savons différencier nos affins (parents par alliance). Les primatologues infèrent qu’un singe reconnaît un parent quand il le traite de manière préférentielle (toilettage, aide, etc.) par rapport aux individus auxquels il n’est pas apparenté. Chez les primates, l’individu ne reconnaît que les consanguins qui vivent dans son groupe. Si certains consanguins matrilinéaires sont différenciés, notamment la mère, la grand-mère, les frères et les soeurs, le lien père-enfant n’est reconnu systématiquement que dans les sociétés où le père et la mère forment un lien de longue durée, comme dans les sociétés multiniveaux. Cependant, il semble bien que, dans ces sociétés, l’intensité de la compétition sexuelle entre mâles limite leurs interactions et empêche ainsi la reconnaissance des consanguins patrilinéaires. La société humaine se distingue aussi des autres sociétés multiniveaux par des relations intergroupes extrêmement serrées. Chez les chasseurs-cueilleurs, l’individu maintient des relations à long terme avec des personnes d’autres groupes, souvent des consanguins ou des affins. Ces relations sont assurées par des visites régulières
et créent des liens puissants entre les groupes. Dans les sociétés multiniveaux non humaines, de telles visites ne semblent pas exister et les réseaux sociaux se limitent au groupe d’individus avec lequel on réside. En outre, les groupes multifamiliaux humains font toujours partie d’entités sociales plus larges, qui appartiennent à des entités plus inclusives, et ainsi de suite. Ces structures hiérarchiquement emboîtées se caractérisent par de hauts niveaux de coordination intergroupe, inconnus chez les autres primates.
Révolution de parentèle
J’utilise l’expression « communauté fédérée de groupes multifamiliaux » pour caractériser la société humaine. Comment a-t-elle évolué ? L’avènement du lien conjugal aurait joué un rôle primordial. Nos plus proches parents, les chimpanzés et les bonobos, forment des groupes multimâles-multifemelles et pratiquent la promiscuité sexuelle: ils ont de brèves relations avec nombre de partenaires et ne forment pas de liens sexuels prolongés. Les mâles demeurent, leur vie durant, dans leur groupe et sont, en ce sens, « patrilocaux ». Ils sont aussi territoriaux et hostiles envers les étrangers. Les femelles quittent à la puberté leur groupe pour d’autres groupes et s’y reproduisent : elles pratiquent l’exogamie. Si l’on postule que ces traits caractérisaient le dernier ancêtre commun de la lignée des chimpanzés et de la lignée humaine, l’évolution du lien conjugal au sein de tels groupes multimâles-multifemelles générait, de facto, des groupes multifamiliaux territoriaux au sein desquels les mâles étaient patrilocaux et les femelles exogames. Ces premiers liens conjugaux n’étaient probablement pas monogames, mais plutôt polygynes, comme ils le sont chez tous les primates formant des associations d’unités reproductrices. La monogamie humaine serait donc initialement dérivée de la polygynie généralisée et non de la promiscuité sexuelle de type chimpanzé, comme on l’a longtemps postulé (3). Cette dernière hypothèse implique que la monogamie serait née des avantages pour la mère et le père de former un lien prolongé et exclusif. En revanche, selon l’hypothèse polygynie-monogamie, le lien stable existait déjà, et les causes de la monogamie sont donc plutôt à rechercher dans les facteurs qui ont favorisé une réduction du nombre de femelles par mâle. Parmi ces facteurs, on compte l’allongement de la période de croissance de l’enfant (suivant l’accroissement de la taille du cerveau) et l’augmentation résultante des coûts de la maternité, qui diminuait l’efficacité de l’approvisionnement en nourriture de plusieurs femelles par un seul mâle et rendait ainsi la monogamie avantageuse pour les femelles. Deuxième facteur : l’expansion considérable des activités de coopération et de réciprocité entre les mâles (par exemple, la chasse), qui les rendait beaucoup plus interdépendants et accroissait les coûts sociaux pour un mâle dominant de monopoliser plusieurs femelles, et ainsi de priver sexuellement ses partenaires de coopération. Enfin, troisième facteur : l’invention des armes, qui augmentait drastiquement le coût des conflits agressifs pour les dominants et rendait prohibitive la monopolisation de plusieurs femelles par un seul mâle. Dans le modèle proposé, l’évolution de la monogamie et de la communauté multifamiliale patrilocale a entraîné une expansion sans précédent des réseaux de parentèle. Grâce au lien prolongé entre la mère et le père, ce dernier était dorénavant en mesure de reconnaître ses enfants, et eux leur père. À son tour, le lien père-enfant rendait possible la différenciation des consanguins patrilinéaires à la faveur des mêmes mécanismes psychosociaux (familiarité et reconnaissance des associations) qui assurent la reconnaissance des consanguins matrilinéaires. En même temps, le lien conjugal, de concert avec les liens de parenté, générait les premiers rudiments de la parenté affinale, notamment la reconnaissance des consanguins des conjoints. Cette véritable révolution de parentèle créait alors les conditions favorables à la pacification des
Les premiers liens conjugaux étaient probablement plutôt polygynes
rapports entre groupes patrilocaux prati- quant « une exogamie bilatérale ». En effet, lors de rencontres intergroupes, les mâles du groupe A étaient en mesure de reconnaître – et donc d’éviter d’attaquer – leurs parentes « mariées » dans le groupe B, les conjoints de celles-ci, et réciproquement. Comme ces processus affectaient l’ensemble des mâles des groupes pratiquant l’exogamie bilatérale, il s’ensuivait un état de tolérance préférentielle entre les groupes. Les réseaux de parenté acquéraient ainsi leur dimension multigroupe et donnaient naissance à la tribu primitive.
Causalité biologique
Dans ce nouveau contexte social, l’évolution des facultés cognitives, notamment la réciprocité conditionnelle (donner à condition de recevoir en échange) et le contrôle instructionnel des autres (capacité de formuler des directives grâce au langage), enrichissait le phénomène de l’exogamie primitive de sa dimension d’échange (des conjoints), le ciment des alliances intergroupes dans les sociétés simples. En somme, la comparaison de l’humain et des autres primates révèle que les grands phénomènes de parenté – tabou de l’inceste, mariage, exogamie, etc. – ont des fondements biologiques et définissent l’identité de la société humaine. Or l’anthropologie de la parenté a, de tout temps, fait fi de la causalité biologique, et théorisé à partir du postulat erroné que ces phénomènes étaient de pures créations culturelles. La présente perspective n’implique pas tant de substituer des explications biologiques aux explications culturelles que de s’assurer que les deux ensembles sont compatibles et concordants, et de chercher à corriger et enrichir les théories en conséquence. La congruence interdisciplinaire est un principe fondamental de la méthode scientifique.
C. C. Grueter et al., Int. J. Primatol., 33, 1002, 2012. B. Low, in Monogamy, U. H. Reichard et C. Boesch (dir.), Cambridge University Press, p. 161, 2003 ; R. White et al., Curr. Anthropol., 29, 529, 1988. C. O. Lovejoy, Science, 326, 108, 2009.
L’essor de l’intelligence et du langage humains, et l’exceptionnel degré de la Selon l’hypothèse alternative que je suis en train d’esquisser, l’exceptionnel Aux deux extrémités du spectre, la souffrance et l’épanouissement ont, selon Il serait tout à fait ridicule de réduire la complexité de nos règles morales et
vie elle-même et sur les conditions de sa régulation – un ensemble de phénomènes généralement désignés par un seul et même nom : homéostasie. Les sentiments sont l’expression mentale de l’homéostasie, tandis que cette dernière, qui agit sous le couvert des sentiments, est la chaîne pratique qui relie les formes de vie primitive à l’extraordinaire alliance des corps et des systèmes nerveux. C’est cette alliance qui a donné naissance à nos esprits conscients et sensibles. Et ce sont eux qui, à leur tour, ont fait naître les caractéristiques les plus distinctives de l’humanité : la culture et la civilisation. Ce livre accorde une place centrale aux sentiments – mais ces derniers tirent leur puissance de l’homéostasie. […] socialisation des individus, sont les grandes vedettes du développement culturel. À première vue, il y a de bonnes raisons pour adhérer à cette vision des choses. […] Cette conception d’une culture purement intellectuelle me semble toutefois quelquefois limitée. Comme si l’intelligence créatrice s’était matérialisée sans élément déclencheur et avait simplement suivi le mouvement sans motivation sous-jacente, en dehors de la raison pure (la survie n’est pas un facteur de motivation recevable, dans la mesure où cet argument élimine les raisons expliquant pourquoi la survie est un sujet de préoccupation). Comme si la créativité ne faisait pas corps avec cet édifice complexe qu’est l’affect. Comme si, enfin, la cognition avait pu à elle seule assurer la poursuite et la gestion du processus d’invention culturelle – sans que la perception de la valeur des événements vécus, bons ou mauvais, ait voix au chapitre. Si vous prenez un médicament A ou un médicament B pour ne plus avoir mal, c’est aux sentiments que vous faites appel pour savoir lequel des deux traitements vous calme, vous soigne ou reste sans effet. Lorsque nous rencontrons un problème, les émotions nous motivent, nous poussent à trouver une solution, puis nous surveillent pour s’assurer que la situation est bel et bien résolue – ou pour constater l’absence de résultats. […] intellect humain – qu’il soit individuel ou social – n’aurait jamais été amené à inventer les pratiques et les instruments culturels sans avoir été puissamment motivé par les sentiments. Ce sont des sentiments de toutes sortes et de tous degrés, provoqués par des événements réels ou imaginaires, qui ont, selon toute évidence, fourni à l’intellect ses motivations nécessaires et l’ont mobilisé. Les réponses culturelles ont sans doute été élaborées par des êtres humains bien décidés à mener une existence plus facile, plus confortable, plus agréable, plus à même d’assurer leur bien-être. Une existence moins sujette aux tracas et aux pertes en tout genre – problèmes ayant précisément inspiré de telles créations. Au total et, en pratique, le but n’était pas uniquement de mieux survivre : il s’agissait également de mieux vivre. […] toute probabilité, été d’excellentes sources de motivation pour l’intelligence créatrice, qui a donné naissance aux cultures humaines. Mais d’autres expériences ont sans doute joué le même rôle, comme les affects liés aux désirs fondamentaux – faim, désir sexuel, vie sociale épanouie – ou à la peur ; la colère, la soif de pouvoir et de prestige, la haine, la volonté de détruire ses adversaires ; la possession de biens matériels. On retrouve d’ailleurs les affects derrière de nombreux aspects de la socialité : ils ont guidé la constitution de petits et de grands groupes sociaux et se manifestent dans les liens que les personnes tissent autour de leurs désirs, ou encore dans la magie du jeu. On les retrouve également à la source des conflits portant sur les ressources et les partenaires sexuels, qui s’expriment au travers de l’agressivité et de la violence. Il existe d’autres facteurs de motivation particulièrement puissants : l’expérience de l’élévation, de l’émerveillement et de la transcendance qui naissent de la contemplation de la beauté d’un paysage naturel ou d’une création humaine ; la recherche des moyens permettant d’atteindre la prospérité, personnelle et collective ; la découverte de la solution possible d’une énigme métaphysique ou scientifique – ou, d’ailleurs, le simple fait de se confronter à un mystère non résolu. […] juridiques au comportement spontané des bactéries. Il ne faut pas confondre la formulation et l’application raisonnée du droit avec le schéma stratégique utilisé par les bactéries lorsqu’elles s’allient avec des congénères coopératives non parentes (leurs ennemies habituelles) plutôt qu’avec des parents (qui sont d’ordinaire leurs alliées). Dans leur volonté non réfléchie de survivre, elles
cherchent la compagnie d’alliées partageant leur but. Leurs réactions collectives face aux attaques de tous types suivent la même logique non réfléchie : le groupe cherche automatiquement à dominer par le nombre en adoptant l’équivalent du principe de moindre action (1). Les bactéries respectent les impératifs homéostatiques à la lettre. Les principes moraux et le droit [des humains] obéissent aux
mêmes règles de base, mais ils sont plus complexes : ils sont le fruit d’analyses intellectuelles. Analyses des conditions auxquelles l’humanité a dû faire face ; analyse de la gestion du pouvoir par le groupe ayant inventé et promulgué ces lois. Elles ont pour fondement les sentiments, le savoir et la réflexion ; elles sont traitées dans l’espace mental, grâce à l’utilisation du langage.
Il serait cependant tout aussi ridicule de ne pas reconnaître que l’existence des bactéries simples obéit à un schéma automatique depuis des milliards d’années, et que ce schéma préfigure plusieurs comportements et idées que les humains ont utilisés pour bâtir leurs cultures. L’esprit conscient qui est le nôtre ne nous dit pas ouvertement que ces stratégies existent depuis un
stade aussi reculé de l’évolution, ni quand elles ont émergé pour la première fois. Mais lorsque nous pratiquons l’introspection et que nous explorons notre propre esprit pour déterminer la meilleure marche à suivre, nous découvrons bel et bien des « intuitions » et des « tendances ». Ces intuitions et ces tendances sont guidées par les sentiments – ou sont des sentiments. Ces sentiments orientent – de gré ou de force – nos pensées et nos actions dans une direction donnée, servent d’échafaudages aux réflexions intellectuelles et vont jusqu’à nous suggérer des manières de justifier nos actes : accueillir à bras ouverts ceux qui nous aident lorsque nous sommes dans le besoin ; tourner le dos à ceux que nos malheurs indiffèrent ; punir ceux qui nous abandonnent ou nous trahissent. Mais nous n’aurions jamais su que les bactéries agissent parfois intelligemment et de manière similaire si la science moderne ne l’avait pas découvert. […] quant à la relation entre sentiments et cultures. Les sentiments, en leur qualité d’adjoints de l’homéostasie, sont les catalyseurs des réactions qui ont permis l’émergence des cultures humaines. Est-ce là une formulation recevable ? Peut-on raisonnablement postuler que les sentiments ont motivé les inventions intellectuelles qui nous ont apporté : 1) les arts ; 2) la réflexion philosophique ; 3) les croyances religieuses ; 4) les règles morales ; 5) la justice ; 6) les systèmes de gouvernance politique et les institutions économiques ; 7) la technologie ; et 8) la science ? J’estime, avec la plus profonde conviction, que tel est le cas.