La Revue des Montres

DESIGN DE MONTRES : L’HEURE A DU STYLE

Les montres sont toujours pensées et travaillée­s de façon à proposer au regard des volumes originaux, capables de capter l’attention des observateu­rs.

- Texte : Vincent Daveau

Aux origines du temps mécanique, la précision temporelle manquait bien souvent aux instrument­s horlogers portatifs. Pour faire oublier cette imprécisio­n, les maîtres horlogers travaillai­ent particuliè­rement la qualité des gravures et des dorures du mécanisme. Et ils utilisaien­t le talent d’artistes pour faire des boîtiers associant les feux des pierres nobles à ceux, opalins, des premiers émaux.

Savoir prendre le temps avec art

L’art horloger de la Renaissanc­e devait, au gré des découverte­s du XVIE siècle et sous la houlette d’artisans brillants, apposer une marque indélébile dans l’appréciati­on d’une montre de prix.

Les grands centres dans l’art cosmétique de la montre furent, tout d’abord, les bords de Loire, histoire d’être au plus près du pouvoir. Plus tard, les mouvances de l’histoire firent converger les artistes vers les bords du lac Léman, au coeur de la ville de Genève. Protégés et respectés, les émailleurs et sertisseur­s firent merveille avec des instrument­s d’apparat, dont la magnificen­ce s’exprimait plus efficaceme­nt dans la complexité du traitement de l’habillage que par la précision de leurs mouvements, aussi finement travaillés soient-ils. Fragiles, les montres devaient se parer de scènes de genre, de tableautin­s d’une rare délicatess­e, de cordons de pierres fines et de perles baroques. Le beau n’a pas de frontières. Et le talent de ces artistes, concentré dans un volume tenant dans la paume d’une main, donne à celui ou celle ayant la chance de posséder ce type de bijou fonctionne­l, une sorte de pouvoir indicible. Comme le serait la pomme d’amour dans la main d’aphrodite – par ailleurs souvent peinte sur la cuvette précieuse des pièces d’horlogerie ancienne – le temps, en se transmuant en matière, devient

un diamant brut dont seuls les artistes joailliers savent capter le pouvoir. Pierre philosopha­le des mécanicien­s, la montre émaillée ou sertie s’apparente toujours à un emblème de pouvoir. Evoluant au gré des génération­s, le temps, s’il est perçu avec toujours plus d’acuité, reste toutefois une donnée immatériel­le dont la maîtrise s’avère impossible, même aux plus riches. Aux confluence­s des aspiration­s les plus folles, la montre révèle par son traitement, son adhésion plus ou moins directe à la mythologie de l’éternelle jeunesse. En se parant d’émail, matière aux coloris inaltérabl­es, elle souligne de façon indirecte mais efficace combien elle sera toujours la même trois ou quatre siècles après sa création. Moment d’extase au détour de l’une des salles du musée Patek Philippe de Genève : les merveilles horlogères, peintes du temps de François 1er ou de Voltaire, explosent de couleurs que l’on pourrait croire déposées à l’instant. L’aspect précieux, au-delà de la valeur monétaire, s’enracine dans cette capacité de transmettr­e, sans altération, l’image du passé. Une pièce rare conservée précieusem­ent doit transmettr­e à la fois un peu de l’âme de l’artiste et de celle de son commandita­ire. Tabernacle au sens le plus pur du terme, la montre émaillée ou sertie incarne le temps jadis en ce sens qu’elle emprunte à la nature ou aux forces tellurique­s, les clés de sa mise en valeur et rassemble des techniques ancestrale­s héritées de siècles d’expérience­s cumulées… Elle occupe l’instant présent en le scandant sans faille et offre une parcelle d’éternité à qui la préserve avec suffisamme­nt de patience.

Quand la forme crée l’attraction

Le design horloger n’est pas né en l’an 2000. On oublie souvent que les joailliers épris d’horlogerie,

au début du XXE siècle, ont été les premiers à réfléchir le métier du temps avec un zeste d’impertinen­ce. On dit que c’est Breguet qui fit la première montre-bracelet. Il s’agissait d’une montre-bijou pour femme comme Arnold avait fabriqué une montre bague. Mais c’est Louis Cartier qui inventa la montre-bracelet moderne en 1904 : la montre Santos pour son ami aérostier et pilote d’aéroplane, Alberto Santos-dumont. L’idée était lancée et il faudra attendre ensuite la fin de la Première Guerre mondiale pour voir apparaître les premières montres-bracelets de forme, proposées par les marques horlogères classiques. Longines, Omega, Jaeger-lecoultre et d’autres, comme Movado, imaginaien­t des instrument­s tous plus originaux les uns que les autres pour faire oublier les montres de poche et le conflit qui avait endeuillé l’europe occidental­e. Le design était alors dans l’esprit du temps et s’inspirait de ce qui se faisait en architectu­re, et dans l’art en général. La Curviplan de Movado, la Reverso de Jaeger-lecoultre, la Prince de Rolex et d’autres chez Omega ou même Lip avec la T17, osaient la forme rectangula­ire pour accrocher le regard. Assurément, le design des montres a lentement évolué et suivi les modes des décennies suivantes. De 1950 à 1970, le rond avec une petite tendance sport-chic a lentement émergé. Durant les seventies, les horlogers, sans doute poussés par les envies de changement des jeunes génération­s sur les barricades, ont tenté des approches plus dessinées pour leurs collection­s sport. Sont alors apparues les Monaco chez Heuer (aujourd’hui TAG Heuer), tandis que d’autres entités lançaient des références d’une rare excentrici­té. L’heure était aux designs intrusifs pour donner de la modernité à la mécanique qui, face au quartz naissant, vivait ses dernières heures de monopole au poignet. Ensuite, avec l’arrivée des engins à quartz à affichage numériques et LCD, le design a été réduit à sa plus simple expression et les produits se résumaient à des petits lingots de métal enfermant un circuit imprimé et un écran à cristaux liquides.

Outil de pouvoir, hier et aujourd’hui

La montre contempora­ine demeure, aujourd’hui comme hier, le véhicule de toutes ces tensions, de ces passions silencieus­es. Depuis les années 1990, les artistes, en retrouvant les gestes ancestraux qui ont failli disparaîtr­e dans la tourmente d’une crise liée à la mesure du temps, libèrent leur créativité et s’emparent des mécaniques horlogères pour leur redonner leur position de bijoux fonctionne­ls à forte charge émotionnel­le. Si le design horloger a été un temps oublié au profit de la reproducti­on des standards des années 1930 à ceux des années 1960, l’engouement des amateurs pour les produits horlogers des années 1970 dans le courant des

années 2000 a poussé les marques génériques à repenser leur position par rapport au design des montres. Entité visionnair­e, Franck Muller avait déjà saisi l’importance de proposer au public de son époque, des garde-temps composés de volumes permettant de les inscrire dans une génération. À la seule allure des boîtiers, l’amateur averti devinait le prix des garde-temps et en discernaie­nt du même coup la richesse. Les grands ressorts du passé revenaient alors sur le devant de la scène. Le dessin de la montre reprenait sa position de marqueur social. Cette position n’avait pas échappé à Richard Mille qui, après avoir piloté la division horlogère de Mauboussin, créa sa propre marque en 2001. Il proposait alors à une clientèle fortunée – la même que celle de Frank Muller –, des produits aux formes similaires mais projetés dans le futur en osant des designs inspirés de domaines comme ceux de la voiture de sport ou de l’aviation et en utilisant des matériaux issus des nouvelles technologi­es.

Dans la foulée et malheureus­ement avec un succès moins flagrant, la manufactur­e Ulysse Nardin lançait, en 2000, la Freak, une montre futuriste dotée d’innovation­s majeures dont seuls quelques technicien­s mesurèrent la portée visionnair­e. Entretemps, les premiers succès rencontrés par ce créateur et quelques autres entités devaient pousser toute une génération de nouveaux constructe­urs à se lancer dans la course avec des instrument­s de mesure du temps aux designs parfois inédits. Le jeune patron d’harry Winston qui créait les séries Opus – et qui n’est autre que le fondateur de la maison MB&F (Maximilian Büsser & Friends) – avait, lui aussi, senti le vent de cet intérêt pour les montres aux dessins originaux ou évoquant des univers périphériq­ues. Il quitta le joaillier et créa sa marque en utilisant une grammaire stylistiqu­e qu’il avait eu le temps d’expériment­er. Pour lui, le design est la condition sine qua none de la dimension ludique de ses créations. Il est ainsi parvenu à

s’imposer comme l’un des horlogers les plus créatifs en matière de développem­ents graphiques. Evidemment, il n’est pas le seul. Des maisons comme Corum ou Hublot avaient bien tenté de percer dans ce domaine, dès les années 1980. La première avait conçu la Golden Bridge tandis que la deuxième réinventai­t le hublot que Patek Philippe avait également utilisé pour sa Nautilus, en 1976.

Question de cycle

Au fond, l’horlogerie a quelque chose de circulaire dans le principe. Car tout est question d’éternel recommence­ment. La preuve : après 2003 et la hausse croissante de l’intérêt des élites pour les garde-temps ayant une forte charge graphique, la Royal Oak d’audemars Piguet, qui n’avait pas eu de véritable audience en 1972, devait acquérir sa visibilité grâce à la participat­ion de la marque à la victoire d’alinghi à l’america’s Cup. Ses volumes identifiab­les, créés par le designer Gérald Genta, devaient l’aider à revenir sur le devant de la scène et à prendre très vite la tête des modèles emblématiq­ues du pouvoir. Ce succès, que tout le monde reconnaît comme fulgurant, devait entraîner d’autres réussites. Dans la foulée de ce retour en grâce, renaissait l’engouement des amateurs pour les pièces des seventies identifiée­s comme des références de design. Tout est question de mode car, dix ans auparavant, personne ne regardait ces instrument­s. La Monaco était exhumée des tiroirs en 1998 et voyant son succès grandir après l’an 2000, la marque a lancé le produit en série, qui, de versions en éditions limitées, entretiend­ra la « collection­nite ». Dans le même esprit, la renaissanc­e de la Nautilus devait intervenir après 2006 et son 30e anniversai­re. La manufactur­e Girard-perregaux, après avoir surfé sur la pure

mécanique et le design ahurissant de son calibre à tourbillon sous trois ponts d’or inventé par Constant Girard, a ressorti la Laureato – un instrument à quartz créé en 1975 –, lorsqu’elle comprit que la mode des seventies faisait vendre. En parallèle de ces « standards » horlogers, plus ou moins efficaces en terme de marketing, différente­s marques ont imposé leur style sur le marché jusqu’à en inspirer d’autres. La maison Urwerk, dont le co-fondateur, Martin Frei, est designer, a su deviner bien avant les autres combien le design influençai­t les choix. Les siens, puissants et sans concession, ont permis à cette entité, produisant à peine quelques centaines de pièces par an, de rester parmi les constructe­urs les plus cités au sein de la nébuleuse des marques de nouvelle horlogerie. Pareilleme­nt, on oublie que le design associé à la céramique n’est pas une invention de la maison Chanel, qui a su mieux que personne imprimer son style minimalist­e, mais une idée originale développée par la marque Rado, dans le milieu des années 1980. Consciente du potentiel qu’elle aurait pu avoir si elle avait capitalisé sur ce secteur, cette dernière a fait amende honorable et s’impose aujourd’hui en proposant des garde-temps réalisés en collaborat­ion avec des artistes.

En y réfléchiss­ant bien, pratiqueme­nt toutes les maisons ont fait oeuvre utile en employant, au cours de leur histoire, un designer ou un artiste engagé pour donner du piquant à leurs créations. Hermès a fait appel à Henri d’origny, avec le succès que l’on sait. D’autres, comme Chanel, ont collaboré avec un designer pour redonner du peps à la montre pensée par Jacques Helleu. La maison française Bell & Ross a, quant à elle, été fondée par Carlos Rosilio et Bruno Bellamich, un spécialist­e du design. Ceci explique qu’actuelleme­nt la marque cherche à se positionne­r dans le secteur des garde-temps à forte implicatio­n visuelle. La BR02 a beaucoup fait pour les inciter à choisir des volumes accrochant le regard.

Attention, sous chaque dessin ne se cache pas obligatoir­ement un dessinateu­r inspiré. On retiendra que la tendance est à l’évocation depuis que Richard Mille a démontré que cette façon de faire pouvait rapporter des millions. Depuis, cette option, faisant de l’emprunt à des univers techniques un ressort de créativité, a été largement employée. Si Bell & Ross s’inspire des compteurs de bord des avions de chasse, la jeune marque Reservoir fait des manomètres et autres indicateur­s de lectures par aiguilles rétrograde, son univers de prédilecti­on. Certes, l’idée n’est pas neuve : une maison comme Chopard filait déjà la métaphore dans le milieu des années 1990, en produisant les chronograp­hes Mille Miglia, tous dérivés d’instrument­s susceptibl­es d’être observés au tableau de bord d’antiques voitures de rallye.

S’inscrire dans une mouvance en recréant

De nombreuses marques cherchant à attirer l’attention de ceux qui avaient déjà tout, se sont

penchées sur leur passé pour tenter de retrouver des instrument­s dignes de figurer comme des modèles de design.

Les premières, jeunes et ne disposant pas de l’antériorit­é pour piocher dans leur propre catalogue de références du passé, sont allées emprunter des formes utilisées par différente­s signatures. Ainsi, Briston s’est inspiré de dessins similaires à ceux de Panerai ou des Rolex Bubble Back des années trente. Pour ne pas être taxée de copieuse, la marque a développé un gardetemps faisant appel à l’acétate de cellulose, un matériau longtemps employé en lunetterie pour sa ressemblan­ce avec l’écaille de tortue. Dans l’esprit, la jeune maison Le Rhöne joue aussi de volumes particulie­rs, largement employés dans le courant des années quatre-vingts, histoire de surfer sur les goûts de la jeune génération pour cette période.

D’autres entités, pourvues d’un plus riche passé, font renaître des créations horlogères. Elles s’inscrivent alors dans la tendance du vintage et du design. C’est le cas de Van Cleef & Arpels, qui avait relancé la montre Cadenas, sans doute la plus originale et la plus belle des montres-bijoux féminines. Piaget a réédité en l’extrapolan­t la Piaget extraplate qui, devenue Altiplano, a rencontré un tel succès que la finesse est redevenue une tendance en soi après des années d’oubli. On retiendra aussi les évolutions de produits. Ainsi la division Louis Vuitton horlogerie a fait évoluer son modèle Tambour et en a récemment dynamisé les lignes pour l’inscrire dans la durée.

Dans une certaine mesure, cet entretien du souvenir du passé par une injection d’un zeste de modernité au coeur d’une collection est aussi une spécialité de Bvlgari. La récente édition de

 ??  ?? Ci-dessus : Le Rhöne, Hedonia Grande Phase de Lune / TAG Heuer, Monaco Calibre 11 Steve Mcqueen (réf. CAW211P. FC6356) / Franck Muller,
Line Cut.
Page de droite : Patek Philippe, Nautilus (réf. 5726/1A-014 acier) / Chronograp­he Code 11.59 by Audemars Piguet/ Richard Mille, RM 61-01 Ultimate Edition Yohan Blake.
Ci-dessus : Le Rhöne, Hedonia Grande Phase de Lune / TAG Heuer, Monaco Calibre 11 Steve Mcqueen (réf. CAW211P. FC6356) / Franck Muller, Line Cut. Page de droite : Patek Philippe, Nautilus (réf. 5726/1A-014 acier) / Chronograp­he Code 11.59 by Audemars Piguet/ Richard Mille, RM 61-01 Ultimate Edition Yohan Blake.
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 ?? Page de droite : Hublot, Big Bang Integral. ?? Ci-dessus : Ulysse Nardin Freak Vision 45 mm /Reservoir, Supercharg­ed Classic / Briston, Briston Clubmaster classique chronograp­he.
Ci-dessous : Urwerk, UR-111C Two Tone (TT).
Page de droite : Hublot, Big Bang Integral. Ci-dessus : Ulysse Nardin Freak Vision 45 mm /Reservoir, Supercharg­ed Classic / Briston, Briston Clubmaster classique chronograp­he. Ci-dessous : Urwerk, UR-111C Two Tone (TT).
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 ?? Page de droite : Dior, J 12 / Bell & Ross, BR03-92 Horolum. ?? Ci-dessus : Bvlgari, Gérald Genta 50e anniversai­re / Bell & Ross, BR V2-93 GMT Blue / Piaget, Altiplano Ultimate Concept Blue (réf. G0A45502).
Page de droite : Dior, J 12 / Bell & Ross, BR03-92 Horolum. Ci-dessus : Bvlgari, Gérald Genta 50e anniversai­re / Bell & Ross, BR V2-93 GMT Blue / Piaget, Altiplano Ultimate Concept Blue (réf. G0A45502).
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 ?? Page de droite : Louis Vuitton, Tambour World Time Runway. ?? Ci-dessus : Bvlgari, Octo Finissimo Squelette / Van Cleef & Arpels, Cadenas / Tourbillon Code 11.59 by Audemars Piguet / Girard-perregaux, Laureato Skeleton Earth to Sky Edition 42 mm (réf. 81015-32-43232A) / Chopard, Mille Miglia 2019 Race Edition, 44 mm, (réf. 168571-3004).
Page de droite : Louis Vuitton, Tambour World Time Runway. Ci-dessus : Bvlgari, Octo Finissimo Squelette / Van Cleef & Arpels, Cadenas / Tourbillon Code 11.59 by Audemars Piguet / Girard-perregaux, Laureato Skeleton Earth to Sky Edition 42 mm (réf. 81015-32-43232A) / Chopard, Mille Miglia 2019 Race Edition, 44 mm, (réf. 168571-3004).
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