Quand l’homme de 2020 regarde celui de 1920
Si la machine à voyager dans le temps d’herbert George Wells existait, l’homme de 2020 préférerait-il rendre visite à son ancêtre ou à ses descendants ? Dans quel sens se ferait le voyage ? L’homme de 2020 fuirait-il la modernité et l’avenir incertain de la planète pour retourner profiter des ressources de son passé, ou bien ferait-il siennes les inventions du futur ? Voyage dans le temps horloger.
Il y a cent ans, l’espérance de vie était de 58 ans pour un homme et de 60,5 ans pour une femme. Un siècle semblait alors à une éternité. Forcément ! On mourrait jeune et connaître ses petits-enfants relevait d’une sorte de défi temporel. En 1920, on s’interrogeait assez peu sur la manière de vivre cent ans plus tôt. Il en fut ainsi pratiquement tout au long du xixe siècle et il fallut attendre les célébrations du centenaire de la Révolution française et les Expositions universelles parisiennes pour que l’on s’y intéresse sérieusement. Les livres racontant la Révolution furent assez nombreux pour éclairer une page d’histoire somme toute récente, mais qui semblait malgré très éloignée de l’homme de 1889. L’allongement de l’espérance de vie depuis 1920 a permis aux hommes de vivre vingt ans de plus en un siècle et aux femmes de profiter en moyenne de 23 ans de vie supplémentaires. L’homme du début du xxie siècle vit en moyenne jusqu’à 79 ans et la femme jusqu’à 83 ans. Un siècle devient ainsi une unité palpable pour un Occidental. Cette caractéristique est d’autant plus vérifiable que l’espérance est calculée sur une moyenne et dans les pays occidentaux, il est devenu courant d’atteindre le siècle. Et les enfants nés depuis vingt ans ont toutes les chances de dépasser les cent ans et dans un demi
siècle, les atteindre ne constituera plus une anomalie. Le regard porté sur le temps en sera évidemment très différent. Si nous portons un regard intéressé et attendri sur les montres de nos ancêtres, comment nos descendants regarderont-ils les nôtres ?
La montre objet de poche ou de poignet ?
Les catalogues des années 1920 font la part belle aux montres de poche et laissent un espace sans cesse grandissant aux montres bracelets, espace élargi encore lors de la Première Guerre mondiale quand la montre bracelet, réputée jusque-là par trop féminine, se masculinisait puisque portée par les soldats et officiers et même inscrite au paquetage des militaires. Il est vrai que ces derniers avaient plus de facilité à porter l’heure à leur poignet qu’à aller la chercher au fond de leur poche de redingote.
Les premières montres bracelets de série suisses auraient été fabriquées par Girard-perrégaux, soit 2 000 exemplaires. Dotées d’une grille de protection devant le verre, elles avaient été commandées en
1880 pour la marine impériale allemande. Paul Ditisheim et Longines à Saint-imier s’engagent dans la fabrication de ce type de montres en 1890 et, neuf ans plus tard, Omega propose à son tour des montres bracelets. Lors de la guerre des Boers entre 1899 et 1902, ce type d’instrument devient un équipement militaire largement répandu. Le marché civil anglais en hérite directement, le premier. En 1904, les militaires les plébiscitent comme un objet du paquetage militaire. La demande britannique est à l’avant-garde des attentes des marchés européens. Les premières années du xxe siècle voient ainsi prospérer, au sein des catalogues des grandes maisons, ces modèles. La demande est encore très limitée jusqu’à la fin de la grande guerre, car ces pièces sont considérées comme féminines et pas du tout masculines. Cette perception provient du fait que la plupart des fabricants ont créé ces montres à partir de montres de col – donc de dames –, sur lesquelles ils ont soudé deux anses pour fixer le bracelet, nécessairement étroit, compte tenu de la forme ronde des carrures. Il a fallu faire tourner les cadrans pour laisser la couronne à 3 h, mais la parenté avec les montres de dames est indéniable.
De la montre de dame transformée à la montre bracelet conçue pour les hommes
Il apparaît très vite que la seule manière de stabiliser les montres au poignet est d’avoir des bracelets plus larges. Il faut donc fixer les anses sur des boîtes carrées. Celles rondes des modèles de dames ont tendance à tourner sur le poignet et à s’accrocher sur la moindre aspérité. Surtout, les montres
bracelets s’encrassent plus vite que les modèles de poche, le mode de porter les exposant beaucoup plus à la poussière, à l’humidité et à la transpiration. Résultat : des passages fréquents chez les horlogers qui découvrent des mécanismes encrassés voire oxydés. Autre désagrément, la mauvaise précision des montres bracelets, dont les mécanismes sont mal adaptés aux fréquentes variations de positions et aux vibrations – la poche les en préservait antérieurement. Les horlogers enregistrent plainte sur plainte, un grand nombre de pièces en panne leur sont retournées pour cause de déréglage et d’encrassement. Ce qui leur fait dire unanimement :
« La transformation des montres de col ne peut être une solution pérenne pour fabriquer des montres bracelets pour hommes. »
La montre bracelet va alors s’installer dans un processus de création industrielle, avec ses spécificités propres. Les fabricants planchent sur la création de modèles spécialement conçus pour les hommes ; et ils se servent de leur expérience des modèles pour dames mais aussi de leur connaissance des boîtiers des montres de poche. On ignore encore la seconde centrale. La nécessité de placer celle-ci à 6 h, tout en ménageant la position de la couronne à 3 h, contraint à adopter des mouvements de type savonnette en les réduisant au format d’une montre bracelet. Les Américains, davantage libérés des conventions en matière d’horlogerie, n’hésitent pas à conserver les mouvements tels qu’ils sont et à tourner toute la montre en soudant des anses sur les côtés, à 3 h et 6 h, de sorte qu’il faut tourner le poignet pour lire l’heure. Elgin propose ainsi des pièces au positionnement inconfortable qu’aucune maison helvétique n’aurait admis. La seconde étape est la création de boîtes spécifiques aux montres de poignet. Les toutes premières, de forme coussin, apparaissent une dizaine d’années avant la Première Guerre mondiale et se développent durant celle-ci. Atout ? Elles ne tournent pas autour du poignet et facilitent l’accès à l’heure.
De l’émancipation horlogère des dames à la réclame
Lorsque la guerre éclate, la montre bracelet est rentrée dans les moeurs et disponible chez les fabricants. L’art nouveau la fait passer au poignet des dames et durant la période de 1920 à 1929 – les Années folles –, certaines vont même migrer sur les poignets féminins, ce qui débouchera sur des modèles unisexes. La montre est l’objet témoin d’une révolution culturelle et sexuelle. On ne dit pas encore publicité, on parle de réclame. Omega fait un clin d’oeil à la modernité et indique dans une réclame :
« Par TSF, la Tour Eiffel donne l’heure exacte deux fois par jour, la montre Omega vous la donne constamment. » Les maisons se livrent une bataille sans merci sur le terrain de la précision et de la pérennité des marques. Elles n’hésitent pas à se battre à coups de statistiques. Près de dix ans durant, les devantures des plus grands distributeurs affichent les volumes de montres fabriquées dans l’année, tel un score glorieux dans un jeu d’enchères commerciales.
Les montres de poche dites « de gousset » sont conçues en de multiples matériaux. Les plus répandues en Europe sont en acier bruni, en métal blanc et en argent. Les plus riches se les offrent en or, avec des boîtes plus ou moins épaisses et lourdes. On peut encore, en 1920, composer sa montre à sa guise, choisir une boîte en or avec un mouvement entrée de gamme de 7 rubis ou une version en métal blanc avec un calibre de qualité chronomètre – on dit alors « avec bulletin de marche » – et 23 rubis. En Amérique du Nord, les marques les proposent davantage en plaqué or, la dorure et l’aspect brillant étant très prisés. La publicité insiste sur l’esthétique et l’empierrement des mouvements.
Cela renvoie chaque client à sa propre définition
de ce qu’est une belle montre. En 1920, elle est un objet utilitaire, un instrument de précision et non un bijou ; ce n’est pas un objet de luxe mais un instrument indispensable aux travailleurs qui doivent se « synchroniser » avec leur emploi, leurs collègues et leur employeur. En 1920, on ne regarde plus l’heure sur le beffroi de la mairie ou le clocher de l’église. On la détient individuellement et on la règle sur le chronomètre de vitrine de l’horloger. Les plus grandes maisons fournissent gratuitement les horlogers bijoutiers en chronomètres de vitrine, dont le design reprend parfois celui des chronomètres de marine. Omega, Zenith ou Longines sont souvent à l’affiche dans ces vitrines, avec des pièces indiquant sous le couvercle, la mention « Chronomètre », « L’heure exacte» ou une référence à la précision « supérieure » de la marque.
À la recherche de l’heure de référence
La précision a changé de camp. L’heure précise et fiable est celle du spécialiste : l’horloger bijoutier. On achète sa montre pour une vie, on l’offre au communiant ou au jeune marié pour qu’il la conserve en permanence. L’espérance de vie limitée fait appréhender la consommation et la vie autrement. On conçoit la vie en couple avec le même conjoint jusqu’à la fin de ses jours, on entre dans une entreprise pour y faire carrière toute sa vie et on n’imagine pas déménager surtout si l’on est propriétaire de son logement. La montre est un objet important à choisir avec soin pour accompagner son porteur jusqu’à la fin. Quant aux fabricants, leur démarche commerciale n’est pas encore de vendre plusieurs pièces à un même client, même si certaines maisons, comme Zenith, développent la notion de séries, de collections depuis plus de trente ans.
Les marques prestigieuses aujourd’hui sont, pour beaucoup, celles qui occupaient déjà le terrain hier. La concurrence est âpre, dynamique. On se bat à coups de résultats glorieux aux concours internationaux de chronométrie, en particulier ceux des observatoires de Genève ou Neuchâtel. Les réclames citent les observatoires de Paris, Besançon ou Kew-teddington près de Londres. Les champions s’appellent Longines, Omega, Zenith, Ulysse
Nardin, Cyma, Vacheron & Constantin, Lecoultre, Paul Ditisheim, et d’autres plus rarement. Rolex s’illustre déjà dans la montre bracelet. L’excellence de la précision des montres est le premier message à faire passer au public. La publicité affiche les
performances comparatives des marques (cela durera jusque dans les années 1960). Les innovations sont techniques plus qu’esthétiques, tant on pense avoir déjà tout inventé en terme de design. Les variables d’une maison à l’autre sont donc à la marge. Les montres d’hommes sont les plus répandues. En effet, les femmes en portent peu et leurs montres de col, souvent réalisées avec des métaux précieux comme l’or jaune, sont, en outre, plus onéreuses.
Les pièces de cette époque sont incroyablement résistantes et précises, sans doute parce que leur fabrication industrielle est au point. Les spiraux en acier sont, cent ans après, toujours aussi efficaces et peuvent encore garantir des précisions chronométriques. Les cadrans en émail sont durablement insensibles à la lumière. Ce sont les chocs physiques ou thermiques qui peuvent les lézarder (l’expression du cheveu est assez réaliste). Les horlogers qui s’avisent de les nettoyer à l’essence effacent du même coup la tampographie, notamment les marquages en rouge des 24 heures. De même, en serrant trop les pieds de cadrans, ils provoquent une fois sur deux un éclat définitif sur les cadrans en émail. Cela est vrai en 1920 et aussi plus tard, lors de l’entretien des montres. Les mouvements souffrent également du bricolage, notamment sur les axes qui cassent au moindre choc et qu’il faut remplacer, ainsi que les pierres fendues.
En 1920, on entretient facilement sa montre chez l’horloger qui sait la démonter et changer un ressort, qui a accès aux pièces de rechange ou travaille avec des équivalences quand il n’a pas la pièce originale. Les maisons livrent alors ces pièces sans restriction. Une montre de poche peut ainsi durer une vie entière, mais la montre bracelet la renvoie finalement dans les tiroirs. Elle n’a quasiment plus aucune valeur jusqu’aux années 1980 et n’intéresse plus personne ou presque. Elle n’est pas encore une pièce de collection et a perdu son statut d’instrument incontournable.
Des instruments aux bijoux
La montre bracelet, relancée dans les années 1980 comme objet de luxe, a redonné, quant à elle, de la vigueur aux marques et les montres de poche qui
portent leur nom bénéficient, du coup, de ce regain d’intérêt. Une Omega de poche des années 1920, qui valait 50 francs en 1985, vaut aujourd’hui dix à quinze fois plus. L’évolution des prix des montres neuves a relancé la cotation des vieilles pièces. Malgré tout, la montre de poche reste un marché de niche, qui n’est pas appelé à prospérer. Les montres en or sont encore aujourd’hui vendues au poids de l’or disponible. Soit des pièces peu « spéculatives ». Leur production en très grands volumes – jusqu’à 300 000 par an et par entreprise au début des années 1920 – efface la notion de rareté.
La montre de 1920 est d’une construction quasi-indestructible : elle est fiable et précise, d’une esthétique commune à toutes les marques, son SAV est accessible car à proximité. Elle est d’un prix attractif et ouverte à toutes les couches sociales.
Elle est modulable et achetée pour longtemps sans perspective d’en changer souvent. La même montre sert à tout, en toutes circonstances. Le chronographe de poche est, lui, dédié souvent à l’utilisation d’une automobile pour en mesurer la vitesse. S’il y a, à cette époque, quelques fabricants de mouvements de chronos, beaucoup travaillent sur des ébauches communes, comme celles de Valjoux, pour équiper leurs chronos.
La guerre a changé la perception que l’on a d’une montre bracelet, celle-ci apparaît comme potentiellement virile. Cette idée révolutionne l’horlogerie, créant un nouveau besoin d’équipement. D’où une demande énorme qui va profiter à une industrie et lui donner une expansion fulgurante. On ne le sait pas encore mais la montre bracelet à remontage manuel connaîtra, elle aussi, une révolution, avec l’arrivée du remontage automatique qui touchera les chronomètres à partir de 1969. En 1920, l’horlogerie est loin d’avoir embrassé tout ce que l’industrie est susceptible d’imaginer pour créer des besoins auprès du public – soit une situation très différente de celle de 2020. Porter une montre est alors un moyen d’être intégré dans la société, une sorte de conformité naturelle. On nomme facilement la marque que l’on porte : une « Zenith », une « Omega », une « Longines »… Les marques sont presque des noms communs ou, en tous les cas, elles le deviennent. Elles sont associées à une image de qualité et de fiabilité, et non à une forme d’expression du luxe.
Un siècle n’a pas suffi à transformer les hommes
L’homme d’aujourd’hui pourrait expliquer sans problème à son aïeul que la montre du futur tirera son énergie des mouvements du poignet et qu’elle deviendra étanche à la poussière et à l’eau. Il sera, en revanche, bien en peine de lui exposer ce qu’est une montre à quartz ou une montre connectée, ou encore un smartphone dont l’heure a une marge d’erreur de l’ordre du centième de seconde sur une année. Pourtant, lui dont la montre est devenue un bijou, une fantaisie, n’est pas guère plus visionnaire que l’homme de 1920. Une seule certitude : l’homme de 2020 sait que ses enfants nés aujourd’hui ont toutes les chances de rencontrer l’homme de 2120. Et que s’il ment à ses enfants, ceux-ci s’en souviendront encore dans un siècle et pourront le répéter à leurs propres enfants. C’est déjà ça…