KRACH DU SITE 1855.com L’INCROYABLE RÉCIT
C’est fini : après neuf ans de dissimulations et des dizaines de milliers de grands crus payés mais non livrés, les sites 1855 et ChateauOnline sont en liquidation judiciaire. Retour sur le scandale qui secoue le monde du vin.
Paris, 9 janvier 2015 : le rideau tombe sèchement sur 1855. La justice met enfn un terme aux activités commerciales des sites de vente de vins en ligne 1855 et ChateauOnline. Le groupe Héraclès, entité regroupant 1855, ChateauOnline, Chais de la Transat et Caveprivée, est placé en liquidation judiciaire par le Tribunal de commerce de Paris. Le plan de continuation de l’activité accordé un mois plus tôt par la juridiction a fait long feu : le fonds d’investissement luxembourgeois PLF1, qui devait réinjecter 1,5 million d’euros dans l’afaire, s’est déflé. Le clap de fn pour 1855. À l’issue de cette audience, Émeric Sauty de Chalon conserve un discret sourire fgé sur son visage lunaire. L’homme a l’air étranger au tumulte environnant, comme s’il était un simple spectateur du débat judiciaire. Pourtant, après ce verdict, des poursuites pénales pourraient être intentées contre lui, ainsi qu’à l’encontre de son associé Fabien Hyon. Le spectre de la prison ? Cette menace ne semble pas l’afecter. A-t-il pris conscience des conséquences de ses actes ? Au vu de son attitude, rien n’est moins sûr.
Cette liquidation clôt huit années d’une chute
inexorable, malgré 52 millions d’euros de fonds levés en Bourse, auprès des banques et de grandes fortunes, comme le couple Meyers-Bettencourt, actionnaires de L’Oréal. Une déconfture qui se solde par plus de 40 millions d’euros de dettes déclarées et près de 11 000 créanciers, dont la plupart concerne des clients particuliers non livrés de leurs vins. Comment ontils fait pour tenir huit ans ? Une instruction judiciaire devrait bientôt lever le voile sur ce qu’il faut bien appeler un système conduisant à la tromperie de milliers de clients. Mais, d’ores et déjà, une bonne partie des pièces du puzzle est en place. Et les témoins commencent à parler.
Confidences de l’associé
Le premier d’entre eux n’est autre que Tierry Maincent, l’ancien associé d’Émeric Sauty de Chalon et cofondateur de 1855. Pour la première fois, il a accepté l’été dernier de parler à La RVF. Après avoir tout plaqué en 2010, suite à de sérieux problèmes de santé, Tierry Maincent travaille depuis cinq ans dans une agence de voyages spécialisée sur le Japon. L’homme, qui dit ne plus avoir de contact avec ses anciens associés, est amer. « C’est un véritable gâchis. Tant d’énergie et d’années investies dans cette aventure et au fnal tout perdre » , lâche Tierry Maincent, qui toutefois ne dit pas tout. S’il assure « ne plus être au courant de rien » , son nom apparaît toujours dans les statuts de la holding Aphrodite, qui chapeaute Héraclès. Fin 2014, il détenait même 395 700 actions de la société, ce qui en faisait le deuxième actionnaire ! Drôle de manière de couper les ponts.
Il connaît Sauty de Chalon depuis l’âge de 10 ans. Ils ont créé ensemble 1855 en 1995 en pensant révolutionner la vente des grands vins. Leur idée ? Le zéro stock. Autrement dit, vendre des vins sur catalogue, encaisser l’argent puis, dans un second temps, rechercher les bouteilles sur le “marché gris”, les racheter moins chers auprès de professionnels ou de particuliers pour les livrer à leurs clients. Vendre des vins que l’on n’a pas, sans frais de stockage ni assurance, sans risques de vol ni de casse, l’idée paraît géniale.
Maincent a connu l’excitation des débuts, les hauts, comme l’introduction en Bourse, puis les bas, les difcultés, la fuite en avant. « Je suis parti au moment où ils voulaient racheter une autre société, Caveprivée » , confe-t-il, soit en septembre 2010.
Une fois Tierry Maincent mis sur la touche, Sauty de Chalon, aidé de son autre copain d’études, Fabien Hyon, a eu toute latitude pour tenter de réaliser son rêve de grandeur, faire de 1855 « le Hermès du vin » , comme il le soulignait avec ferté. En mars 2011, Sauty accélère et s’ofre un autre site, ChateauOnline. Avec le recul, Maincent juge aujourd’hui que la société connaissait alors de sérieux problèmes de gestion. Mais il reste persuadé, malgré les 50 millions d’euros engloutis dans l’entreprise, que les deux dirigeants n’ont pas cherché à se remplir les poches. « Je pense qu’ils ont tenté par tous les moyens de sauver l’entreprise » , poursuit Maincent.
« Ils en ont tous profité »
Il va même plus loin. Selon lui, comme 1855 n’était pas allocataire direct des châteaux, les négociants bordelais qui le savaient leur revendaient les vins plus chers quand sonnait l’heure de la livraison. « Ce sont eux qui ont bénéfcié de notre idée ! » , lâche-t-il avec acrimonie.
Dès le départ, Sauty de Chalon sait qu’il possède deux atouts déterminants pour mener à bien son projet : un talent de communicant et un réseau hors pair. « En vingt ans de carrière, je n’ai jamais travaillé avec un patron aussi doué pour la communication » , se souvient Hélène Laroche, qui a été pendant près de dix ans l’attachée de presse de 1855. « L’agence pour laquelle je travaillais, dont 1855 était le client, a mis fn à leur contrat à partir du moment où les vins n’étaient même plus livrés aux VIP et aux journalistes clients. Cela nous mettait en porte-à-faux avec les médias, un comble » , poursuit-elle.
Si 1855 a réussi à tenir pendant tant d’années, c’est grâce à cette relation trouble qu’entretenait Émeric Sauty de Chalon avec une partie des médias. Notamment la presse généraliste et économique qui saluait volontiers le développement de cette start-up française du vin et qui a longtemps toléré les errements de l’entreprise.
Le basculement a lieu lors de la mise en vente des primeurs 2005 à Bordeaux. Le site de vente en ligne possède très peu d’allocations auprès des châteaux recherchés par sa clientèle. Sûr de sa bonne étoile, Émeric Sauty de Chalon fait alors un pari insensé : il se persuade que les vins primeurs de ce millésime, pourtant jugés grandissimes, seront disponibles à un prix inférieur 18 mois plus tard dans les foires aux vins des hypermarchés, comme les années précédentes. Contrairement à ce que s’imaginent les clients de 1855, les vins qu’ils achètent en primeur sur le site ne proviennent pas directement des châteaux, mais des hypermarchés !
Le prix des 2005 s’envole
Le site 1855 va vendre pour plus de 10 millions d’euros de grands crus en primeur cette année-là. Le boom de la demande entraîne la hausse des prix des millésimes 2003 et même 2004, pourtant jugé moyen. Le site se voit alors dans l’obligation de livrer des vins qu’il doit payer plus chers que le prix auquel il les avait vendus. Concernant les 2005, les prix doublent du fait de la spéculation. Le modèle économique imaginé par Sauty de Chalon vole en éclats.
À l’automne 2006, les livraisons sont impossibles à honorer. Des clients crient au scandale. Une ancienne employée raconte : Ç On passait notre temps ˆ mentir aux clients parce qu’on n’avait pas les vins qu’ils avaient payés È. Seuls les VIP du monde des afaires et les journalistes étaient livrés pour ne pas ébruiter la situation.
Cette stratégie de communication va propager un voile de fumée sur la réalité économique du site de vente en ligne. Pour trouver du capital et développer l’entreprise, Sauty de Chalon tente un nouveau coup de poker. En décembre 2006, 1855 se jette dans le grand bain de la cotation boursière, sur le marché Alternext et lève 15 millions d’euros, au prix de 4,12 euros l’action. À l’époque, toute la presse économique salue l’événement. Six mois plus tard, au printemps 2007, Émeric Sauty de Chalon est nommé “entrepreneur modèle” par le Sénat et l’Essec. Pourtant, la même année, 1855 accuse une perte de plus de 8 millions d’euros, malgré la levée de fonds. C’est la dégringolade. En décembre 2014, l’action ne cotait plus que 0,04 euro.
La force du réseau
En coulisse, le réseau tissé par Émeric Sauty de Chalon fonctionne à plein. Son nom aristocratique passe bien dans les milieux d’afaires. D’autant mieux que sa lointaine cousine, Marie-Laure Sauty de Chalon, est une personnalité du monde économique. Ancienne patronne du groupe publicitaire Aegis Media et, depuis 2010, P.-D.G. du site Aufeminin.com, elle est considérée comme l’une des trente personnalités les plus influentes dans les médias. Même s’ils ne se côtoient pas, leur nom crée un halo favorable.
Émeric Sauty de Chalon peut aussi compter sur le soutien indéfectible de son père Olivier, formateur à HEC et spécialiste des reprises d’entreprises en difculté, à la façon de Bernard Tapie. Depuis la création de 1855, le père suit de près les afaires de son fls. Il devient membre du directoire de 1855 puis directeur exécutif de 2008 à 2010. Il se vante sur Internet d’avoir réalisé la Ç refonte compl•te de la cha”ne logistique È de 1855 et opéré une Ç réduction drastique des cožts È avec un Ç retour ˆ l’équilibre d•s 2010 È !
Une prétention qui énervera plus d’un client spolié. Le bonhomme, aujourd’hui patron de Zodiac Nautic, a vu son aura dégonflée l’an dernier par la Cour des Comptes qui lui reproche d’avoir touché une commission de 472000 euros lors de l’augmentation de capital de la société d’armement Manurhin. Une opération menée
avec son beau-frère, Denis SamuelLajeunesse, le président du conseil de surveillance du fonds d’investissement Kepler Cheuvreux. « Émeric a le même entregent que son père, prêt à tout pour réussir » , observe un membre de la famille Sauty de Chalon qui souhaite rester anonyme.
En homme d’expérience et de réseaux infuents, Olivier Sauty de Chalon protège son fls. Le père est d’ailleurs membre de quinze associations professionnelles de management et de gestion d’entreprises, dont HEC Alumni. Grâce à ce réseau familial et avec l’aide de la banque privée 1818, Émeric Sauty de Chalon, toujours à court d’allocations, tente de racheter en 2009 une importante maison de négoce de Bordeaux, Cordier Mestrezat Grands Crus. Cette fois, l’opération capote.
La bonne réputation
Son compère Fabien Hyon, lui aussi, s’appuie sur son père qui a le même profil qu’Olivier Sauty de Chalon. À 68 ans, Jean-Paul Hyon s’embarque dans l’aventure et s’octroie le titre de directeur administratif et fnancier de 1855. C’est lui qui contrôle les stocks de vins détenus par le site de vente en ligne, dans une entreprise de logistique bordelaise, avant leur saisie par la justice en juillet 2013.
Les deux pères comme les deux fils étendent leur réseau pour chercher des actionnaires et des banques susceptibles de fnancer l’afaire. Au total, entre 2006 et 2014, plus de 50 millions d’euros sont injectés. Et c’est via ces réseaux qu’Émeric Sauty de Chalon rencontre en 2004 Jean-Pierre Meyers, le gendre de Liliane Bettencourt.
Chaque année, avec son épouse Françoise, il consacre une partie de leur fortune au fnancement de jeunes entreprises dynamiques. Le couple est séduit par le pétillant jeune homme qui leur explique que 1855 a survécu à la bulle internet et que le succès des grands vins est une tendance de fond. Dès lors, le couple investit à titre personnel dans 1855. Françoise Meyers-Bettencourt va remettre au pot, personnellement, un million d’euros dans la holding de 1855 en août 2008. Pendant huit ans, le couple Meyers-Bettencourt est le garant de la survie de 1855. Leur simple présence au sein de l’actionnariat de l’entreprise permet à ses dirigeants de s’endetter et d’opérer un grand nombre de levées de fonds pour éponger les dettes, ofciellement pour « assurer le développement de l’entreprise » .
La rupture entre le couple MeyersBettencourt et Sauty de Chalon sera prononcée en décembre 2012. Le gendre de Liliane Bettencourt ne supporte plus de voir le scandale 1855 entacher sa réputation. D’autant que les plaintes se multiplient depuis le printemps 2012. La société est condamnée par la justice à des astreintes de plusieurs centaines d’euros par jour pour non-livraison de vins. Jean-Pierre Meyers quitte alors le capital d’Aphrodite, juste après une dernière levée de capitaux auprès des banques pour racheter Les Chais de la Transat (voir encadré ci-dessous).
Les comptes de la mère loi
La fuite en avant est-elle terminée ? Si le site ChateauOnline n’est plus opérationnel, celui de 1855 commercialise toujours des vins à l’heure où nous écrivons ses lignes, mais il devrait cesser sous peu. Restent les poursuites judiciaires. Déjà, des actionnaires ayant mis de l’argent dans l’entreprise dans la foulée du plan de continuation de novembre dernier (invalidé depuis) pourraient mener une action contre les dirigeants de 1855. Par ailleurs, une plainte au pénal est en cours d’instruction. L’enquête devra répondre à la question centrale : la gestion calamiteuse d’Émeric Sauty de Chalon et de Fabien Hyon s’estelle doublée d’une escroquerie à l’encontre des milliers de clients non livrés ? L’histoire va donc continuer à s’écrire, sous le sceau de la justice.