La Revue du Vin de France

Grand entretien au château d’Esclans Sacha Lichine :

« Produisons plus de rosé en Provence, sinon d’autres le feront »

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La Revue du vin de France : Le rosé de Provence connaît aujourd’hui un succès mondial. Comment avez-vous eu l’intuition de ce succès ? Sacha Lichine : Dans ma jeunesse, avec mon père Alexis, nous buvions du rosé l’été sur la Côte d’Azur et en Espagne. Quand j’ai vendu, en 1999, le château Prieuré-Lichine à Margaux, je me suis mis en quête d’un vignoble méridional dans lequel je pourrais m’exprimer. Lors de mes voyages, j’avais remarqué que les femmes appréciaie­nt le champagne rosé. L’idée m’est alors venue de produire un rosé associé à l’image d’un grand vin ! Après avoir visité plus de trente propriétés, j’ai choisi le château d’Esclans, situé entre Cannes et Saint-Tropez, en 2006. La RVF : Mais pourquoi la Provence ? S. L. : En France, vous ne pouvez produire de grands rosés que dans deux appellatio­ns. Tavel, mais le style des vins y est, à mon sens, trop marqué par le goût acidulé de bonbon anglais apporté par la syrah. Et la Provence, avec un style plus fn, grâce à des grenaches plus frais et des cinsaults plus fruités. La RVF : Qu’est-ce qui plaît tant dans le rosé ? S. L. : J’avais remarqué en Angleterre que les femmes appréciaie­nt beaucoup la jolie couleur du rosé dans un verre. C’est un vin léger, facile à boire et ceux qui passent leurs vacances sur la Côte d’Azur gardent un bon souvenir du rosé. Les Côtes de Provence sont au rosé ce que le champagne est aux sparkling wines. La RVF : Mais en 2006, quand vous lancez vos premières cuvées, le rosé est déjà tendance, non ? S. L. : C’est vrai, le rosé commençait à être à la mode, mais les volumes produits étaient encore très faibles et surtout la consommati­on restait essentiell­ement française ! Pour se rendre compte de la progressio­n du rosé, il suft de reprendre les prix du marché du vrac. Quand je suis arrivé en Provence en 2006, le litre de rosé se négociait autour de 1,05 euro. Aujourd’hui, la valeur du litre est d’environ 2,80 euros ! Le prix du litre de rosé de Provence en vrac a été multiplié par 2,5 en moins de dix ans. Et je vous rappelle qu’au début des années 2000, le litre se négociait à 0,80 euro. La RVF : Selon vous, quel est le secret pour produire un grand rosé de Provence ? S. L. : La qualité d’un rosé tient en fait à une accumulati­on de détails. Il est indispensa­ble d’avoir un bon vignoble pour obtenir un beau fruit. Mais ce qui demeure primordial, c’est la couleur. Mon oenologue-conseil Patrick Léon, qui fut directeur du château Mouton Rothschild, vous le dira : plus le rosé est pâle, meilleur il est ! Enfn, je ne vous cache pas que sans les technologi­es actuelles et l’oenologie moderne, il serait vain de vouloir

produire un grand rosé. Les moyens techniques dont nous disposons aujourd’hui permettent en efet de protéger les vins de l’oxydation, de préserver les arômes et la fraîcheur du fruit par le froid en contrôlant les températur­es de fermentati­on. La RVF : Vous avez également choisi d’élever en barriques votre cuvée de prestige, Garrus ? S. L. : Plus qu’un élevage, nous efectuons avec Garrus des vinifcatio­ns sous bois. Nous utilisons des barriques de 600 litres. Le passage en bois ne doit pas marquer le vin mais apporter une complexité supplément­aire. Avec Patrick Léon, nous nous sommes inspiré des méthodes bourguigno­nnes que nous avons adaptées à la vinifcatio­n de Garrus. Bâtonnage et élevage sur lies fnes en demi-muids de 600 litres durant dix mois. Nous avons pris le risque d’élaborer un rosé qui ne pouvait pas plaire à tout le monde. La RVF : La cuvée Garrus a frappé les esprits dès sa sortie : c’était le rosé le plus cher du monde. Était-ce un coup marketing ? S. L. : Non. Derrière ce prix, il y a une réalité économique qui correspond à un coût de production élevé. En efet, les raisins avec lesquels nous élaborons la cuvée Garrus proviennen­t de vignes âgées de 90 ans dont le rendement est excessivem­ent faible. Le travail de tri efectué lors de la vendange diminue encore le volume de la récolte. La vendange est manuelle, chose rarissime en Provence où la quasi-totalité des vendanges est réalisée à la machine. Le parc des barriques est renouvelé à 70 % chaque année. Sachant qu’un fût de 600 litres vaut 2 000 euros, cela représente un coût de 3 euros par litre. Enfn, il faut aussi prendre en considérat­ion tout le travail de vinifcatio­n, du bâtonnage à l’élevage, et la bouteille créée pour cette cuvée… Aujourd’hui, Garrus coûte aussi cher à produire qu’un cru classé de Bordeaux. La RVF : Mais vous produisez beaucoup moins de Garrus qu’un cru classé de Bordeaux ne produit de grand vin ! S. L. : C’est juste, mais en presque dix ans, ce volume a considérab­lement augmenté. En 2006, la production de la cuvée Garrus était seulement de 1 667 bouteilles. À l’époque, je voulais créer le buzz autour d’un rosé diférent. La première fois que je suis allé vendre des bouteilles de Garrus à 80 euros (49 euros, prix profession­nel hors taxes, ndlr), les restaurate­urs, les sommeliers et les cavistes commençaie­nt par me rire au nez. Mais la plupart d’entre eux n’avaient jamais dégusté un rosé aussi atypique. Aujourd’hui, nous produisons 18 000 bouteilles de Garrus et nous sommes en rupture de stock. La RVF : Combien de bouteilles, toutes cuvées confondues, produisez-vous au château d’Esclans ? S. L. : En 2006, nous avons produit 140 000 bouteilles. En 2015, nous allons atteindre, avec mon vin rosé de négoce Whispering Angel, 2,5 millions de bouteilles : 300 000 bouteilles pour le château d’Esclans dont 125 000 bouteilles pour la cuvée Château, 20 000 pour Les Clans, 18 000 pour Garrus et 10 000 facons de la cuvée Déesse en rouge. La cuvée de négoce Whispering Angel est élaborée à partir d’achats de raisins et de moûts de vin auprès des caves coopérativ­es de La Motte et du Val. En 2013, nous avons produit 1,5 million de bouteilles de la cuvée Whispering Angel, en 2014 presque deux millions de bouteilles. Aujourd’hui, nous vinifons quatre cuvées de rosé et une de rouge de styles très distincts, vendues à cinq prix bien diférents. La RVF : Passer de 140 000 à deux millions de bouteilles en moins de dix ans, c’est impression­nant ! S. L. : Ce qui m’excite dans ce projet, c’est d’avoir créé un grand rosé et une marque. Comme Mouton-Cadet et Mouton Rothschild, Saga et Lafte Rothschild ou encore Clarendell­e et Haut-Brion, la marque Whispering Angel et le château d’Esclans marchent main dans la main. Pour conquérir des marchés, une marque doit être signée et distribuée en masse. C’est la marque qui va inciter les clients à s’intéresser aux vins de la propriété. Un exemple : la cuvée Dom Pérignon de Moët et Chandon se vendra toujours moins bien s’il n’y a pas auprès d’elle le brut Impérial. Dans l’histoire des grandes marques, une cuvée aide à vendre l’autre. La RVF : Justement, vos commerciau­x se plaignent de ne pas avoir assez de vins à vendre ! S. L. : J’ai beaucoup voyagé à travers le monde et j’ai beaucoup observé. Des marques comme Cloudy Bay ou Kim Crawford en Nouvelle-Zélande ou encore Antinori en Italie sont extraordin­aires. Elles sont capables de proposer des gammes de vins allant des cuvées de base aux cuvées de prestige. À Esclans, nous voulons créer une marque mondiale. Et pour que nos vins soient sur les cartes des établissem­ents des Caraïbes, de Phuket, de Bali, de Californie nous avons efectiveme­nt besoin de volume… Nous y travaillon­s. La RVF : Qui sont vos concurrent­s ? S. L. : Un marché, c’est comme la rue des antiquaire­s dans une ville d’art. Plus il y en a, plus ça attire de monde ! Ce que Brad Pitt

Nous voulons créer une marque mondiale

a fait avec la famille Perrin est formidable pour le marché du rosé. Minuty est une marque qui marche très bien à l’export avec plus de deux millions de bouteilles. Ott est une marque plus traditionn­elle, un peu vieillissa­nte, qui séduit moins les jeunes consommate­urs. Mais comme tout le monde est en rupture de stock, peut-on parler de concurrenc­e ? La RVF : En vendant 90 % de vos rosés à l’export, vous suivez l’été sur la planète ! Vous n’êtes donc plus contraint par le caractère saisonnier du marché ? S. L. : Nous vendons nos vins dans 76 pays, dont 50 % aux États-Unis. Le marché le plus surprenant est Dubaï avec 300 000 euros de vente ou encore 150 000 euros en Bulgarie, Serbie, Croatie, Ukraine, sans parler de l’Afrique du Sud ou de l’Australie. Savez-vous, qu’aujourd’hui en Australie, 50 % des vins consommés sont importés ? La RVF : Du coup, comment abordez-vous l’évolution des marchés ? S. L. : Cela représente un investisse­ment très important. Nous avons d’abord investi sur des hommes car je ne connais qu’une seule façon de vendre du vin : descendre dans la rue et frapper aux portes. Je me suis moi-même installé à Chicago aux États-Unis, puis à Hong Kong, puis à Singapour, car on ne travaille jamais mieux un marché que lorsqu’on est sur place. Nos vins sont référencés dans les plus grands établissem­ents du monde comme le Peninsula ou le Mandarin Oriental, le Soho House à New York, le Delano, le Ritz Carlton, ou le Double You à Miami, au China Club à Hong Kong pour ne citer qu’eux ! Nous sommes partis à la conquête d’une clientèle prestigieu­se que vous ne trouvez pas à l’Ibis du coin… Pour cela, nous avons formé les agents de nos distribute­urs à la vente du rosé français, comme mon père Alexis l’a fait à son époque pour les vins de Bordeaux et de Bourgogne. Je n’ai rien inventé. La méthode est simple : on serre des mains, on se fait des amis et on vend du vin. La RVF : Et le marché chinois ? Vous n’en parlez guère. S. L. : Là, c’est plus compliqué. Les Chinois achètent beaucoup plus de vins qu’ils n’en consomment. Ils les gardent pour faire des cadeaux ou du trading. Si des Chinois vous disent qu’ils ne boivent que des vins français, c’est du bullshit. Ils boivent surtout des vins chinois dont la production est supérieure à celle de l’Australie. La RVF : Que pensez-vous de la législatio­n française sur les droits de plantation ? S. L. : La législatio­n française est trop compliquée. Nous achetons l’équivalent de la production de 400 hectares de raisins pour produire la cuvée Whispering Angel. Et quand on réclame des droits de plantation pour 15 hectares de vignes, on nous les refuse ! Je comprends que cela évite la surproduct­ion et contribue à maintenir les cours du vrac à des prix élevés. Mais l’appellatio­n Côtes de Provence couvre un territoire de 60 000 hectares pour 22 000 hectares plantés, et l’organisme qui gère les droits de plantation en accorde seulement 100 par an pour toute l’appellatio­n. À ce rythme, il va me falloir trente ans pour planter ces 15 hectares ! La RVF : Le manque de volume pose-t-il un problème ? S. L. : Bien entendu ! Ne pas produire plus, c’est se tirer une balle dans le pied. En Provence, nous produisons les meilleurs rosés du monde. Pour preuve, les rosés d’Espagne ou d’Italie ont du mal à se vendre. C’est le lifestyle de la Provence qui fait rêver. Mais attention, les Californie­ns, Chiliens et Australien­s vont apprendre à produire de bons rosés et les clients de Miami, de Bali, des Caraïbes ou de Hong Kong qui ne pourront plus s’approvisio­nner en Côtes de Provence par manque de vins se tourneront vers les rosés du Nouveau Monde. Nous risquons de perdre notre avance. La RVF : Vous avez déjà un associé au château d’Esclans. Comptez-vous ouvrir encore le capital ? S. L. : Depuis 2006, nous avons investi 40 millions d’euros à Esclans. Hervé Vinciguerr­a, mon partenaire actuel, veut quitter l’aventure. La famille Heineken est prête à nous rejoindre. Notre objectif est d’acheter d’autres propriétés dans la vallée d’Esclans, comme l’ancienne bergerie du château, le Jas d’Esclans.

Les Heineken sont prêts à nous rejoindre

 ??  ?? GRANDS FLACONS. Avec la cuvée Garrus, Sacha Lichine proposeun rosé de prestige atypique en magnum et jéroboam.
GRANDS FLACONS. Avec la cuvée Garrus, Sacha Lichine proposeun rosé de prestige atypique en magnum et jéroboam.
 ??  ?? INFLUENCE BORDELAISE. À Esclans, Sacha Lichine a recréé le décor de soncher Prieuré-Lichine : fauteuils de style anglais, lustre à pampilles, tentureset abat-jour plissés.
INFLUENCE BORDELAISE. À Esclans, Sacha Lichine a recréé le décor de soncher Prieuré-Lichine : fauteuils de style anglais, lustre à pampilles, tentureset abat-jour plissés.

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