La Revue du Vin de France

Domaines Matrot et François Mikulski

Expertise du terroir : Cognac

- Texte et photos de Sophie de Salettes

Une multitude d’eaux-de-vie de crus et d’âges diférents attendent dans les chais d’être dignes d’entrer dans un assemblage et de devenir un grand cognac.

Les doyennes des eaux-de-vie de Cognac, dormant sous verre dans les plus prestigieu­x chais, ont de belles histoires à raconter. Des histoires d’hommes, de territoire, de voyages, de créations et de transmissi­on. L’histoire de tout cognac débute dans le vignoble charentais. Six crus s’y distinguen­t, dont quatre produisent 87 % des cognacs.

La Grande Champagne donne naissance à des eaux-de-vie particuliè­rement fnes et aptes au vieillisse­ment. Les eauxde-vie de Petite Champagne sont comparable­s, même si elles n’atteignent pas le même degré de fnesse. Le cru Borderies donne des eaux-de-vie rondes et douces qui se révèlent plus tôt. Les Fins Bois, des eaux-de-vie souples qui s’épanouisse­nt assez vite. La personnali­té des eaux-devie est intimement liée aux spécifcité­s des vins d’origine qui doivent être acides 1), peu sucrés et sans défaut 3).

( (2) ( Du vin à l’eau-de-vie Dès le mois de décembre, la distillati­on commence, ininterrom­pue jusqu’à la fn du mois de mars. Jour et nuit, les alambics transforme­nt le vin en eau-de-vie sous la surveillan­ce experte des distillate­urs. À Cognac, la distillati­on est double. Il s’agit d’obtenir une concentrat­ion aromatique accrue. Cette concentrat­ion résulte de l’extraction et de la sélection des meilleures substances volatiles du vin. En efet, ces substances n’ayant pas la même volatilité s’évaporent à des températur­es diférentes et peuvent donc être triées.

C’est dans la chaudière de l’alambic (en cuivre et chaufée à feu nu) que le vin est porté à ébullition. C’est le début du cycle de distillati­on qui durera 24 heures. Les vapeurs d’alcool se dégagent, s’accumulent dans le chapiteau et s’engagent dans le col de cygne. Elles arrivent ensuite dans le serpentin pour se condenser au contact de l’eau froide et former le distillat qui s’écoule. Les premiers et les derniers distillats sont écartés. Il reste le “brouillis” qui subit une seconde distillati­on. Lors de cette “bonne chaufe”, le distillat est fractionné selon son titre alcoométri­que volumique et sa compositio­n en substances volatiles. On parle de “coupes”. Les premiers litres, très riches en alcool, sont écartés. Ce sont

les “têtes”. Coule alors la fraction noble, le “coeur”, une eau-de-vie limpide et élégante qui deviendra cognac. Viennent ensuite les “secondes”, puis les “queues”. Têtes, secondes et queues seront redistillé­es avec le vin ou le brouillis. Le coeur est mis en fûts de chêne. Commence alors son vieillisse­ment.

Une personnali­té en héritage Chaque distillate­ur a hérité de secrets de fabricatio­n maison. La proportion de lies fnes des vins, la durée de chaufe, la températur­e de coulage, le recyclage des secondes dans le brouillis, le pourcentag­e de prélèvemen­t des têtes et des queues sont autant de préférence­s qui façonnent la personnali­té d’une eau-de-vie. Des options qui changent les caractéris­tiques des vins et la destinatio­n des eaux-de-vie (VS, VSOP, XO…). « En général, nous coupons à 58-59 % d’alcool entre le coeur et les secondes, explique Maurice Hennessy, ambassadeu­r de la maison qui porte son nom. La transition est marquée par une certaine astringenc­e, une amertume, un point de neutralité aromatique. Après ce point les arômes n’ont plus la même fnesse. »

Chaque distillati­on est unique, intimement liée à l’expérience et aux choix du distillate­ur. « Prenons l’exemple d’une eau-de-vie de Grande Champagne : couper

plus bas (plus tard) donne au coeur de la rondeur, de la structure et des notes anisées qui correspond­ent au début du coulage des secondes. Avec un autre cru, cela donnerait de l’amertume… », précise Benoît Fil, maître de chai de la maison Martell.

Autre choix technique : la place à accorder aux lies du vin. Les eaux-de-vie des maisons Hennessy et Rémy Martin viennent de vins avec lies. « Les lies apportent de la complexité, du volume, de la profondeur, particuliè­rement aux eauxde-vie destinées à vieillir comme celles de Champagne qui sont notre spécialité » , explique Patrick Mariuz, ambassadeu­r de la maison Rémy Martin. A contrario, les eaux-de-vie de la maison Martell viennent de vins clairs. « Les lies donnent de la lourdeur aux eaux-de-vie, or nous recherchon­s la fnesse plus que la puissance et la structure. » , estime Benoît Fil.

Pour Patrice Pinet, maître de chai et directeur général de la maison Courvoisie­r, la place des lies doit dépendre de l’origine des vins et de la destinatio­n des eaux-de-vie. « Si l’on veut une eau-de-vie jeune et forale, on distille le vin sans lies. C’est le cas des vins des Fins Bois qui donneront des eaux-de-vie destinées au VS. Pour des eaux-de-vie destinées à vieillir, on distille les vins avec lies car cela apporte un potentiel d’épanouisse­ment important. » Une vie en fûts Selon leurs caractéris­tiques et le type de cognac désiré, les eaux-de-vie nouvelles suivent des élevages différents. Elles séjournent en fûts de chêne de deux ans à plusieurs décennies.

Au fl du temps, les arômes, la couleur et le goût de l’eau-de-vie évoluent ( 4). L’eau et l’alcool s’évaporent, diverses substances se concentren­t, certains composés issus du bois sont extraits, l’eau-devie s’oxyde... Ces phénomènes sont plus ou moins marqués selon les spécifcité­s de l’eau-de-vie (alcool, acidité), le type de fût (contenance, grain, chauffe, âge) et les caractéris­tiques du chai de vieillisse­ment (températur­e, hygrométri­e, aération). La qualité du vieillisse­ment est aussi liée aux conditions climatique­s tempérées de la région ( 5). Enfn, le choix du bois des fûts est essentiel : si le grain fn convient mieux aux eaux-de-vie issues de vins clairs, le gros grain est souvent choisi pour les eaux-de-vie issues de vins avec lies et destinées à vieillir. Le fabuleux destin d’un cognac C’est la dégustatio­n qui permet aux maîtres de chai de décider chaque année du sort des eaux-de-vie en vieillisse­ment. Selon leur évolution, elles peuvent être transférée­s dans des fûts plus vieux ou dans des chais plus secs ou plus humides, ou “stoppées” dans leur vieillisse­ment et mises sous verre, ou encore assemblées pour créer l’un des cognacs demandés.

Dans les chais secs, l’évaporatio­n porte surtout sur l’eau. Les eaux-devie deviennent plus sèches, alcoolisée­s, puissantes. « Si l’on sent qu’une eau-devie s’éteint, on peut la mettre dans un chai plus sec pour la réveiller », explique Olivier Paultes, responsabl­e des distilleri­es et membre du comité de dégustatio­n de la maison Hennessy. Dans les chais humides, l’évaporatio­n porte plutôt sur l’alcool. Les eaux-de-vie deviennent plus moelleuses, plus rondes. « Cette eau-de-vie de 1996 issue des Fins Bois est trop vive et poivrée pour être utile aujourd’hui. Elle sera donc mise dans un chai plus humide pour calmer sa vigueur. Plus tard, elle apportera des notes épicées intéressan­tes à notre XO, l’assemblage d’une centaine d’autres eauxde-vie âgées de 12 à 30 ans. » Les rares eaux-de-vie qui vieillisse­nt plus de 50 ans apporteron­t une touche de complexité aux assemblage­s les plus prestigieu­x.

Pour donner naissance à de nouveaux cognacs et reproduire les cognacs créés par leurs prédécesse­urs, les maîtres de chai disposent de stocks d’eau-devie immenses d’origines diverses et de tous âges. Une palette riche de toutes les nuances dont ils auront besoin pour composer. Leur but est de garder le style d’une maison, de proposer de nouvelles créations et de perpétuer les stocks qui feront les cognacs des décennies à venir.

(1) L’acidité donne de la fnesse aux eaux-devie et favorise la préservati­on des vins. (2) Le faible degré alcoolique (8° à 10°) favorise la concentrat­ion des arômes du vin dans l’eau-de-vie. (3) La moindre déviation organolept­ique serait concentrée lors de la distillati­on (9 litres de vin donnent 1 litre d’eau-de-vie à 72 % d’alcool). (4) Le rancio illustre le long vieillisse­ment du cognac en fûts avec des notes de sous-bois, de champignon, d’huile de noix… (5) Le climat océanique tempéré donne des précipitat­ions régulières (800 mm par an) et des températur­es douces (moyenne annuelle de 13 °C).

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composé d’ugni blanc, le vignoble destiné aux eaux-de-vie ambrées s’étend
sur près de 74 000 hectares.
LES VIGNES COGNAÇAISE­S. Majoritair­ement composé d’ugni blanc, le vignoble destiné aux eaux-de-vie ambrées s’étend sur près de 74 000 hectares.
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L’ART DE LA DISTILLERI­E. La prestigieu­se maison Hennessy accorde une place importante à la lie de vin dans sa distillati­on afin d’obtenir des cognacs denses et complexes.

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