La Revue du Vin de France

BORDEAUX, L’HEURE DES DÉFIS

- DENIS SAVEROT

Depuis longtemps, ma belle-mère vient dîner le dimanche soir. Née le jour du krach de 1929, elle conserve l’énergie d’une batterie lithium-ion de la dernière génération et apprécie particuliè­rement le vin. Avec quelques idées fxes. « Denis, que servez-vous ce soir ? Du bordeaux, n’est-ce pas ? » En un quart de siècle de face-à-face, j’ai tenté cent fois de varier mes coups. Sans succès. Ma belle-mère n’aime que le bordeaux, marotte qu’elle a transmise à ma femme Raphaëlle, qui elle aussi prononce régulièrem­ent les deux syllabes magiques, les seules qui, à ses yeux, possèdent cette vertu cardinale : toujours élégants, jamais assommants.

Comment, dès lors, ne pas être sidéré en découvrant certains restaurant­s, bistrots et autres lieux branchés, à Paris en particulie­r. La RVF a déjà évoqué la carte des vins du Saturne, cette table chic à la pointe de l’esprit bio, à deux pas de la place de la Bourse : une clientèle néo-balzacienn­e de fnanciers et de journalist­es, une carte des vins de 40 pages, 600 références avec, en tout et pour tout… trois bordeaux.

Même émoi l’autre jour au 6 Paul Bert, lieu très animé derrière Bastille, où se retrouve midi et soir une jeunesse curieuse et buveuse : non seulement on ne trouve pas le moindre verre de bordeaux en salle, mais la maison le revendique, ainsi que le rapporte Alexis Goujard dans son enquête sur les bars à vins.

Au moment où s’ouvre la campagne des primeurs 2014, il faut se rendre à l’évidence : Bordeaux, dont la position était si forte, voit son image se dégrader chez les nouveaux consommate­urs. Plus sûrement qu’une cuvée surboisée titrant 15,5 degrés, la délirante montée des prix des très grands crus a assommé la clientèle européenne. Et de fait, les achats en primeur ne sont plus la garantie de réaliser une bonne afaire. Les nombreux rachats de châteaux par des investisse­urs peu au fait des choses de la vigne, souvent peu présents, et confant leurs propriétés à une phalange de conseiller­s, certes talentueux, nourrissen­t le soupçon d’une banalisati­on du style des vins. On pourrait aussi évoquer le retard pris en Gironde sur le travail en bio de la vigne, climat atlantique oblige. Ou encore ces querelles sur fond de patrimoine qui, à Saint-Émilion par exemple, dégénèrent en règlements de compte publics, à revers de la légendaire courtoisie bordelaise.

Les vignerons des crus du Beaujolais racontent volontiers que leurs moulin-à-vent et morgons, au début du XXe siècle, se vendaient plus cher que des côte-de-nuits. Ce qui est rigoureuse­ment vrai. Pourrait-on demain voir décliner l’intérêt pour les bordeaux ? (en évoquant cette hypothèse, j’espère que ma belle-mère ne lira jamais ces lignes). S’ils veulent garder leur cote d’amour en France et même en Europe, propriétai­res et négociants bordelais seraient inspirés d’entendre cette frustratio­n, en particulie­r au moment de défnir les prix de leurs 2014, et ce même si ce millésime est nettement plus intéressan­t que 2013.

Il est toutefois permis d’espérer. Bordeaux possède en efet une palette de terroirs exceptionn­els, capables de donner des vins aussi soyeux qu’équilibrés, des vins qui correspond­ent au goût du public. Surtout, à côté de ses crus classés, la région possède une infnie variété de vins de caractère à des prix raisonnabl­es, nous y reviendron­s dans notre numéro de juin.

Et enfn ceci : on relève pour la première fois, à Paris et dans des grandes villes d’Europe, des projets de créations de bars à vins dédiés aux bordeaux. Le genre d’initiative par lequel passera forcément le regain d’intérêt attendu pour ces deux syllabes magiques inscrites depuis deux siècles et demi au patrimoine mondial… de l’amateur de vin.

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