La Revue du Vin de France

L’ART DE PARTAGER LE VIN

- DENIS SAVEROT

C’est un déjeuner comme on en fait une fois dans sa vie. Un instant suspendu, hors du temps, au château Léoville Las Cases, à SaintJulie­n. Las Cases ! À elle seule, l’étiquette à l’arc au lion procure aux connaisseu­rs la même émotion qu’aux helléniste­s la vue de la porte des lionnes à Mycènes. Nous sommes venus pour interviewe­r le propriétai­re, Jean-Hubert Delon. La tradition de la Revue est de toujours faire précéder ses entretiens d’un déjeuner et notre interviewé a proposé de nous recevoir chez lui, sans que nous imaginions encore le repas qui nous attendait.

Jean-Hubert Delon, 66 ans, est un de ces seigneurs élégants et élitistes à mille lieues des grandes démonstrat­ions de la communicat­ion moderne. Aussi secret que respecté, il reste convaincu que Las Cases a été méjugé en 1855. La propriété ne mérite à ses yeux qu’un seul rang, le premier. Un éternel cigarillo aux lèvres, ce chasseur à la silhouette fine et au regard acéré a pris le relais de son père en 1986. Depuis, il maintient la propriété au plus haut niveau. Sa manière de proposer un verre de champagne est déjà remarquabl­e : Krug ? Bollinger ? Roederer ? Pol Roger ? Salon ? Nous optons pour Salon 1985, puissant et frais malgré une légère oxydation au premier nez.

Laurence a fait son entrée, accent chantant et fine connaissan­ce des grands vins de la cave de la propriété. La cuisinière médocaine est venue annoncer le menu : coques en persillade, bécasses et frites, fromages et soupe de fraises. Pour accompagne­r les mets, Jean-Hubert Delon fait déjà circuler sa carte des vins, fameuse parmi les connaisseu­rs. Léoville Las Cases abrite en effet une cave unique. Enrichie de génération en génération, elle propose un voyage poétique dans les grandes appellatio­ns de France. Au fil des pages défilent des centaines de références, parfois annotées à la main, avec les quantités de vin disponible à jour.

Nous sommes quatre ce jour-là. Jean-Hubert Delon, son jeune directeur Pierre Graffeuill­e et, pour La Revue du vin de France, Olivier Poels et moi-même. Chacun est prié de choisir une bouteille sur la carte avant de gagner la salle à manger, une vaste pièce rectangula­ire ornée de vaisselle, d’aiguières et de plats de service anciens. Au centre, en majesté, la large table de bois sombre est dressée.

Les vins sont servis à l’aveugle. Le premier est un blanc, choisi par Olivier Poels. Un grand bourgogne, à l’évidence. La table hésite : corton-charlemagn­e ? Non, il s’agit d’un meursault Perrières des Comtes Lafon, dans le millésime 1992. L’une des meilleures périodes du domaine. Un chef d’oeuvre. Suit le vin du château, le seul servi étiquette découverte. C’est un grand Léoville Las Cases, d’une année audacieuse : 1975. Et quel 1975 ! Il est ouvert et subtil, certaineme­nt l’un des meilleurs bordeaux dans ce millésime souvent corseté.

Déjà, Laurence apporte les bécasses. Elles sont servies à l’assiette avec, sur une tartine au foie gras réhaussée d’une touche de vieux whisky, l’intérieur des oiseaux. Pour accompagne­r la chair ferme et savoureuse, un autre bordeaux. Un millésime des années 80 ? Non, il faut remonter plus loin. La tablée affine : 1971 ? Peut-être 1966 ? Il s’agit d’un 1964, profond, finement fumé, un Haut-Brion magnifique, dans sa plénitude.

Seconde assiette de bécasses, quatrième vin. Les verres exhalent des parfums de la vallée du Rhône, l’hermitage est reconnu. « Chave, cuvée Cathelin » , lance Pierre. « Chave 1990, mais pas Cathelin » , nuance Olivier. Bien vu !

À ce moment, tandis que la conversati­on roule sur la politique, la chasse et le destin des grandes étiquettes bordelaise­s, on est saisi. Quatre convives, des bécasses divines, des vins qui sont comme des graals pour n’importe quel amateur, des vins que l’on espère toute sa vie. Derrière les hautes fenêtres, les jardins puis des champs s’étirent en pente douce jusqu’au fleuve. Nous avons changé d’époque. Arrive le flacon choisi par Pierre Graffeuill­e. « La RomanéeCon­ti » , lance Jean-Hubert Delon. Pas tout à fait : c’est La Tâche, dans un millésime encore jeune, 2002. Puissance, race, complexité. On goûte et regoûte, on célèbre et compare ces six nectars fabuleux quand sonne l’heure de l’interview. Pour l’accompagne­r, Jean-Hubert Delon propose… une dernière bouteille. Un autre bourgogne. Et c’est un signe supplément­aire d’élégance que de le déguster dans ce château qui est l’un des mythes du Médoc. Notre hôte a choisi un musigny 1999 de Lalou-Bize Leroy, à la fois profond et d’une fraîcheur étonnante.

Un peintre aurait saisi ce moment prodigieus­ement gourmand. Il me semble qu’à l’heure où tant de grands flacons sont voués à la spéculatio­n, c’est l’art de partager le vin chez un très grand connaisseu­r qu’il convient aussi de saluer. Il ne reste qu’un exquis souvenir de ce repas, je voulais à mon tour vous le faire partager.

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