La Revue du Vin de France

Libre parole,

- par Jean-Robert Pitte

Les grandes douleurs sont muettes ; les grandes jubilation­s peuvent l’être aussi. En présence d’un très beau vin, il est permis de se taire, ou presque. Philippe Lamour a oeuvré des années durant pour l’améliorati­on de la qualité des vins du Languedoc et d’ailleurs. Il en buvait, comme il disait, “sans barguigner”, et s’exclamait souvent, pour faire taire les fâcheux : « C’est du vin, il est bon ; le reste, c’est du discours ! » Il fuyait les Trissotins qui s’ingénient à gâcher le plaisir de boire du bon vin par un déluge de mots d’apparence savante et de finasserie­s absconses. Serge Dubs, meilleur sommelier du monde 1989, parle à leur propos de “pornograph­ie verbale” ! Comme tous les grands sommeliers, à L’Auberge de l’Ill, il recommande et présente les vins, armé d’un franc sourire et d’humilité.

On servit à Bordeaux au regretté Raymond Dumay un merveilleu­x Château Margaux. Il conta la scène dans son Guide du vin : « Mes hôtes me regardaien­t. Une minute, puis deux, puis trois passèrent. Je n’avais toujours rien trouvé à dire. Enfin, une ombre passa sur les visages. Les Bordelais étaient contents : ils avaient trouvé quelqu’un à qui ne pas parler. Au bout d’un long moment, je murmurai : “Oui”. On m’approuva d’un mouvement de tête, en silence. » On ne saurait en France, pays de la conversati­on, ériger en idéal l’art de la litote si typique du quai des Chartrons où l’on a hérité de l’understate­ment anglais. L’important est de trouver les mots sobres et justes pour partager une émotion et créer de l’empathie autour du vin.

Lady Shelley décrit un dîner d’intimes auquel Talleyrand l’avait conviée et au cours duquel, à son étonnement, la conversati­on ne porta que sur le repas servi : « Chaque plat était commenté et l’âge de chaque bouteille brillammen­t discuté .» Dans Le Souper, JeanClaude Brisville imagine la belle leçon administré­e par Talleyrand à Fouché qui a avalé son cognac d’un trait. Il lui explique qu’après avoir réchauffé et humé son verre, on le repose et… on en parle. Humilié, mais fasciné, Fouché cède à son hôte et rallie les Bourbons !

Décrire un vin ou une eau-de-vie ne relève d’aucune science, à moins d’en pratiquer l’analyse physico-chimique et d’en énumérer les innombrabl­es molécules, ce qui manque singulière­ment de charme. Pour le reste, seules les métaphores et la poésie peuvent en rendre compte. Lorsque le grand écrivain du vin Pierre Poupon parlait de son cher meursault, il évoquait « un vin sec et moelleux […] et ce moelleux, loin d’être la perception d’une saveur sucrée, flatte le palais d’une sensation onctueuse et veloutée. […] Mais un meursault, pour être grand, ne doit pas seulement réjouir la langue, il doit […] enchanter l’odorat. Lorsqu’il est jeune, son bouquet évoque une branche d’arbre fruitier en fleur, notamment la fleur du pêcher ; lorsqu’il est vieux, il s’assimile à l’arôme des noix, des noisettes ou des amandes. » Fermez les yeux, vous y êtes !

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