La Revue du Vin de France

UN HOMMAGE EN CHAMPAGNE

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C’est étonnant comme dans une église, dès que s’élève la musique d’orgue, remonte instantané­ment la force de l’Histoire, les liens avec les morts, la mémoire profonde de la terre. Pierre Cheval est mort, et toute la Champagne viticole se presse dans l’église Saint-Brice d’Aÿ. Il n’est plus une place de libre dans la mince nef du XVe siècle, fidèles et amis se serrent dans les allées collatéral­es, debout, les pommettes rouges, emmitouflé­s dans leurs manteaux d’hiver. Il fait moins 6° C à l’extérieur, la campagne est blanchie par le givre et, sur le parvis, les retardatai­res pressent le pas en tapant des mains.

Pierre Cheval est mort d’un arrêt cardiaque, chez lui, une semaine jour pour jour après avoir reçu, à Paris, le prix de l’Homme de l’année 2016 de La RVF. À 66 ans, vigneron et 1er adjoint au maire, il avait porté avec humour et déterminat­ion le dossier de classement des Coteaux, Maisons et Caves de Champagne au Patrimoine mondial de l’Unesco, comme Aubert de Villaine pour les Climats de Bourgogne. Un chemin difficile, semé d’embûches, de déceptions avant l’euphorie ailée du sacre.

Pierre Cheval n’était pas né champenois, il l’est devenu par son mariage avec Marie-Paule Gatinois, sa femme adorée. Il était ardennais, à moitié belge aussi, par sa mère. Après ses débuts à la mairie de Paris, aux côtés d’Alain Juppé, il avait pris à bras-le-corps le métier de vigneron, voici 40 ans. « Le plus beau métier du monde, avait-il rappelé à Paris, car tout vigneron est trois hommes à la fois : le paysan qui travaille la terre sous le regard du soleil et du créateur – parfois aussi celui du percepteur –, l’industriel qui maîtrise les lois de l’effervesce­nce, le commerçant qui voyage dans le monde pour vendre son vin. Il y a bien longtemps que le boulanger ne fabrique plus sa farine, mais le vigneron, lui, fabrique son propre raisin, il anime cette chaîne de la création et jouit pleinement de son produit. »

Qu’y a-t-il de plus puissant qu’une messe en Champagne pour remonter les fils qui nous lient au passé et aux hommes qui, comme ici à Aÿ, ont fait la gloire de cette terre féconde. Sur la façade principale de l’église Saint-Brice, parmi différente­s statues, se détache un prince, l’épée au côté. En ce jour de deuil, les barons d’aujourd’hui, ces chevaliers de la prospérité champenois­e, se tiennent dans l’église, Pierre-Emmanuel Taittinger, Laurent d’Harcourt, Antoine RolandBill­ecart, Stéphanie de Nonencourt et Claude, sa mère, 92 ans cette année, Bruno Paillard, Michel Drappier, Jérôme Philipon, Fabrice Rosset, Jean-Marie Barillere, Laurent Gillet, Philippe Baijot et beaucoup d’autres sont venus saluer l’ingénieux Pierre Cheval.

Les voix fluettes de la chorale s’élèvent dans l’air, voici le temps des psaumes. Les élèves du lycée viticole d’Avize sont figés dans leur habit de cérémonie, les pompiers en tenue, les villes jumelles de Besigheim en Allemagne et Quaregnon en Belgique ont envoyé des délégation­s. « Papa, tu savais tout faire, invoque maintenant sa fille Camille devant l’assemblée, un feu de camp, des croquettes de pommes de terre, un repas pour 40 personnes, revoir mon mémoire de fin d’études d’infirmière et même acheter une Rolls Royce sans rien dire à personne. » Et voici, reprise en choeur, la prière scoute, que l’on devrait dire plus souvent dans les écoles. « Seigneur Jésus, apprenez-nous à être généreux, à donner sans compter, à travailler sans chercher le repos, à combattre sans souci des blessures… »

Pierre Cheval est mort, chacun désormais dresse son portrait, évoque sa faconde, son enthousias­me, son sens du travail, son élégance, son obstinatio­n. Il fallait être un combattant pour rassembler autant de monde. La prospère Champagne lui doit déjà beaucoup. Il laisse encore sa devise, qui claque comme un pinot de Champagne, vif et croquant : « Si ceux qui peuvent le faire ne le font pas, qui le fera ? »

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Denis Saverot, directeur de la rédaction

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