Les jeunes vignerons face à leur avenir
Quels sont aujourd’hui les enjeux du métier de vigneron ? Comment les jeunes appréhendent-ils cette profession, ses mutations ? Venus d’Alsace, de Bourgogne, de Champagne, de Loire et du Sud-Ouest, cinq jeunes pousses de la vigne témoignent.
Ils sont cinq, cinq jeunes vignerons talentueux âgés de moins de 35 ans, de profil différent et représentant diverses appellations françaises. Transmission, héritage, style des vins, viticulture, commercialisation, spéculation, comment voient-ils et vivent-ils le monde du vin d’aujourd’hui ? Quelles sont leurs convictions, leurs doutes, leurs déceptions et leurs espoirs ? Nous avons croisé leurs regards sur un monde en plein mouvement.
La RVF. Qu’est-ce qui vous a poussés à devenir vigneron ?
Jérôme Neumeyer : J’ai un parcours atypique. Je ne suis pas devenu tout de suite vigneron, j’ai exercé le métier d’ingénieur durant sept ans. J’avais besoin de voir autre chose, de vivre une autre expérience. En tant que fils de vigneron, j’étais conditionné pour faire ce métier. Depuis l’âge de 3 ans, toutes les semaines, les amis, les
clients et les voisins de mes parents demandaient si je voulais être vigneron. J’ai donc ressenti le besoin de quitter mon environnement pour me confronter à un autre monde. Je me suis ensuite senti prêt à revenir au domaine et à devenir vigneron.
Jean-Marc Sélèque : J’ai démarré à l’âge de 20 ans, j’étais fils unique et même si on ne m’a jamais vraiment poussé à faire ce métier, ça s’est imposé comme une évidence. J’ai vu le chemin tracé et je l’ai suivi. Je travaille aujourd’hui avec mon père.
Clément Pinard : J’ai longtemps hésité entre le métier de cuisinier et de vigneron, j’ai tranché à 16 ans et j’ai choisi de poursuivre avec mon frère l’oeuvre de la famille. Nous sommes un domaine familial depuis vingt générations, cela représente quelque chose.
Chloé Chevalier : Je n’ai jamais douté que je ferai ce métier. La vigne me passionne et j’ai donc naturellement suivi cette voie, en passant un BTS viticulture-oenologie avant de reprendre le domaine avec mes soeurs. Nous nous sommes réparti les tâches et cela fonctionne très bien.
Germain Croisille : Mon cas est un peu différent, le domaine n’existe que depuis une génération, il a été créé par mes parents qui sont partis de rien. Ils ont beaucoup travaillé et galéré et je n’étais pas certain de vouloir poursuivre. Je suis donc parti dans une autre voie avant de rapidement me rendre compte qu’en réalité j’étais fait pour ça.
La RVF. Comment s’est opéré le passage de témoin avec la génération précédente ?
Germain Croisille : Tout en douceur, mes parents étant autodidactes, ils n’avaient pas d’a priori. Au départ, je me suis effacé, puis j’ai pris confiance. C’est moi qui ai désormais les clefs du domaine. J’ai réussi, non sans quelques heurts, à imposer ma vision du vin. Mon père produisait des cahors “à l’ancienne”, très extraits et boisés, je suis parti dans une autre voie. Au début, il ne comprenait pas mes vins, ils lui semblaient manquer de matière. Il faut dire qu’il n’avait pas une grande culture du vin.
Clément Pinard : Mon frère et moi avons eu la chance de vivre une transmission en douceur. Très ouverts, nos parents nous ont rapidement fait confiance. Ils sont toujours sur le domaine, mais désormais en tant que salariés.
Chloé Chevalier : Lorsque mon père a succédé à son père, les choses ont été assez tendues. Il y avait des engueulades mémorables et on pouvait les entendre crier dans tout Ladoix. Il a donc voulu éviter cela avec moi et il s’est totalement retiré. Il ne goûte même plus les vins avant la mise en bouteilles ! En revanche, il garde un oeil sur la vigne et lorsque nous ne sommes pas d’accord, c’est généralement à cause des rendements. Disons que je privilégie la qualité et qu’il aimerait parfois qu’on en produise un peu plus… Mais c’est moi qui ai le dernier mot !
Jean-Marc Sélèque : De mon côté, le problème est venu du frère de mon père. Ils travaillaient ensemble et lorsque je suis arrivé les choses se sont mal passées au point que nous avons dû diviser le domaine. Aujourd’hui, nous sommes tout à fait raccord avec mon père sur la vision des vins que nous voulons produire. C’est plus compliqué en ce qui concerne le volet commercial. Là, nous n’avons pas la même approche.
Jérôme Neumeyer : La question de la transmission induit effectivement celle du suivi de la clientèle. Nous avons une importante clientèle privée et habituée. Mon père souhaitait qu’elle ne soit pas déboussolée par le
nouveau style de vins plus secs que je voulais mettre en place. Sur ce sujet, nous ne sommes pas toujours d’accord, même si, globalement, il me laisse faire.
La RVF. Le style des vins que vous produisez aujourd’hui est-il différent de ce que faisaient vos parents ?
Chloé Chevalier : Oui, surtout en matière de rouges. Mon père aimait produire des vins puissants et boisés, y compris dans une appellation comme Ladoix qui doit normalement exprimer plus de finesse. J’ai une approche assez différente et, de fait, les vins ne sont plus les mêmes.
Clément Pinard : C’est vrai que l’époque où l’on cherchait à produire des vins très démonstratifs semble passée, on recherche désormais davantage la finesse. Attention toutefois au retour de balancier : j’ai le sentiment que certains vignerons vont trop loin et on voit aujourd’hui des vins trop dépouillés, trop maigres et trop fluides.
Jean-Marc Sélèque : En Champagne, les choses ont beaucoup évolué. La notion de terroir est enfin reconnue. On n’élabore plus seulement un produit festif avec des bulles, mais un vin qui revendique son terroir. Ma génération a aussi pris le parti de la baisse des dosages afin de réaliser des vins plus purs et droits.
Jérôme Neumeyer : En Alsace, les anciens, tenants d’une vision plus ronde et sucrée des vins, et la jeune génération qui prône l’élaboration de vins beaucoup plus secs ne sont pas toujours d’accord. C’est notre grand défi : les consommateurs ne se retrouvent pas dans tous ces styles, cela altère notre image. Il faut savoir écouter les marchés. Il y a quelques années, on trouvait de nombreux amateurs pour des vins moelleux ou semi-moelleux, ce n’est plus le cas. Même à Sauternes, ils se mettent à produire des vins secs. Il faut que nous puissions nous adapter. On doit lever tous les tabous, y compris celui de la fermentation malolactique, trop souvent bloquée. Certains pinots gris sont capables de l’absorber.
Germain Croisille : À Cahors, nous sommes aussi victimes de préjugés forts sur nos vins, souvent jugés rustiques, puissants et fortement boisés, ce que la génération précédente a longtemps produit. Or, le malbec peut aussi donner naissance à des vins raffinés. Le virage est amorcé depuis une dizaine d’années et maintenant, il faut le faire savoir. Tout cela peut s’opérer sans perdre son âme.
La RVF. La spéculation, l’arrivée des capitaux dans certains vignobles et l’explosion du prix du foncier rendent les transmissions problématiques. Comment voyez-vous les choses ?
Jean-Marc Sélèque : Cela favorise évidemment l’entrée d’investisseurs extérieurs qui rachètent à tour de bras dans de nombreuses régions. Les outils fiscaux qui existaient
ont été rabotés. Je me pose des questions. Ne vais-je pas devoir me tourner vers le négoce pour simplement pouvoir continuer ? Nous n’avons pas encore tout réglé au sein de la famille et c’est vrai que cela nous met beaucoup de pression.
Chloé Chevalier : Ce sujet est très sensible en Bourgogne. Les jeunes vignerons bourguignons, dont je préside l’association, tentent de réagir, d’organiser une résistance, mais en réalité nous sommes bien impuissants. Le patrimoine échappe aux vignerons, c’est dommage, mais face à l’argent, il est difficile de garder la tête froide. J’ai rencontré un vigneron qui voulait vendre une vigne, il souhaitait qu’elle aille à un vigneron du village et pas à un investisseur extérieur et dans le même temps il voulait vendre au plus offrant… Or, nous ne sommes plus en capacité d’acheter quoi que ce soit vu les prix.
Clément Pinard : Même si Sancerre est moins sous le feu des projecteurs, nous sentons que les choses bougent, et cela m’inquiète. On voit le foncier monter progressivement et les grosses structures acheter tout ce qui se vend. La transmission est un vrai sujet, on doit y penser tôt. Dès 40 ans, un vigneron doit désormais prendre ses dispositions s’il veut pouvoir être serein. Nous ne sommes pas des spécialistes de la fiscalité et pourtant nous devons intégrer cela.
Jérôme Neumeyer : Nous ne connaissons pas ce sujet en Alsace. Le prix du foncier a plutôt tendance à stagner, ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle. Le prix du foncier étant le reflet de l’attractivité, on comprend que si les prix sont bas, c’est parce que personne n’en veut. Nous sommes ballottés entre des vins à 3 ou 4 euros et des Grands crus qui ne dépassent quasiment pas les 20 euros. Certes, nous n’avons pas de problème de transmission, mais nous devons mieux valoriser nos vins, ce qui fera alors augmenter le prix des terres. S’il est vrai que l’on peut avoir peur de l’arrivée des capitaux étrangers, mais ils ont toujours joué un rôle dans le vignoble français. Les négociants allemands en Champagne, les Anglais à Bordeaux ont contribué à l’essor de ces régions. En Alsace, je ne serais pas contre en voir arriver quelques-uns, cela montrerait que nous devenons attractifs.
Germain Croisille : Voir un vignoble échapper aux vignerons c’est triste. C’est aussi, comme tu le disais, la rançon de la gloire, mais une rançon très chèrement payée. Nous n’en sommes pas non plus encore là à Cahors, même si nous avons vu arriver quelques investisseurs.
La RVF. De tout temps, les prix des grands vins n’ont jamais été aussi élevés, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Chloé Chevalier : Difficile de nier que les prix ont augmenté en Bourgogne. Mais nous avons des rendements en chute libre, avec pour certains millésimes des récoltes amputées de moitié. Seul 2017 a fait exception. Nous sommes constamment en train de nous justifier, mais nous subissons, nous aussi, des hausses de prix, celles des bouchons, des fûts, de la masse salariale…
Clément Pinard : Rien n’est plus compliqué que d’établir le prix d’un vin. Sur quoi devonsnous nous fonder ? Le coût de production ? La demande ? Nous avons une importante clientèle particulière que nous voulons garder, nous essayons donc d’être raisonnables. Notre premier prix est à 14 euros, ce qui représente déjà une somme, mais il faut voir en face l’investissement et le travail qu’il faut réaliser pour atteindre ce niveau de qualité.
Jérôme Neumeyer : Là encore, je me sens moins concerné, les prix chez nous ne montent guère et on peut même se demander comment certains vignerons s’en sortent en vendant leurs vins à des tarifs aussi bas. Les plus belles cuvées, issues de terroirs en coteaux difficiles à travailler, avec des rendements faibles et une culture de la vigne en bio, sont mal rémunérées chez nous. Nous parlions tout à l’heure d’héritage et parmi ce que nous devons assumer, il y a les tarifs de nos parents. Difficile d’expliquer les hausses aux clients, même si les vins que je produis aujourd’hui coûtent beaucoup plus chers.
La RVF. Difficile d’échapper au débat sur le réchauffement climatique et ses conséquences. Comment voyezvous les choses ? Êtes-vous inquiets ?
Chloé Chevalier : Les générations précédentes ont déjà connu des aléas climatiques comme du gel ou de la grêle. Ils ont même connu des années avec une production zéro. Nous avons donc pris l’habitude au domaine de conserver du stock pour faire face à ce type de drame. Mais j’ai le sentiment que les choses s’accélèrent et surtout reviennent à des fréquences plus rapides. Si je prends l’exemple de la Côte de Beaune, ces dernières années, nous avons été particulièrement touchés. Depuis 2010, nous n’avons pratiquement connu aucun millésime tranquille. Nous sommes obligés de penser à ces risques en permanence et nous devons nous organiser en conséquence.
Clément Pinard : Je ne suis pas climatosceptique, mais je suis rassuré par le profil frais des millésimes récents. Nous ne faisons pas tous les ans du 2003 ou