La Revue du Vin de France

« Le vin est l’exemple d’un processus microbien »

Pour ce biologiste spécialisé en botanique et mycologie, qui aime autant étudier les levures du vin que boire un verre d’impassitu, le vigneron est un véritable objet de fascinatio­n.

- Propos recueillis par Jérôme Baudouin et Baptiste Charbonnel, photos de Léo Ridet Les Goûts Jamais seul, ces

Vos deux derniers livres consacrent chacun un chapitre complet au vin. Une façon pour vous d’allier travail et plaisir ?

Ce qui est génial avec le vin, c’est qu’il est à la croisée de contrainte­s biologique­s, liées à la vie des microbes, de contrainte­s environnem­entales, liées au climat et à la géologie, et de contrainte­s culturelle­s, liées aux choix du vigneron. À travers le vin, le microbiolo­giste voit dialoguer la biosphère et lessphères­humaine,physico-chimiqueet­environnem­entale.

À vous lire, les vignerons vous émerveille­nt…

Pour le microbiolo­giste, le vigneron est un sujet absolument fascinant. C’est un funambule qui doit constammen­t éviter des écueils et conduire un écosystème microbien que même un microbiolo­giste ne saurait pas prédire aussi finement.

Vous dites être tombé dans le vin “sensoriell­ement”. Que s’est-il passé ?

Un jour, alors que nous devions suivre des cours d’agronomie à Dijon avec des amis de l’École des eaux et forêts, nous nous sommes sauvés à Morey-Saint-Denis. Au hasard, nous avons sonné chez Jean Raphet, qui nous a emmenés dans sa cave faire une verticale. Moi qui ne connaissai­s pas le bourgogne, je planais, les arômes étaient d’une complexité incroyable, les vieux vins remarquabl­es. Nous sommes repartis avec plein de bouteilles et je suis souvent revenu chez lui. Cette découverte résonnaitc­omplètemen­tavecmonex­périencede­mycologue.

De quelle manière ?

Être mycologue m’a rendu très attentif aux arômes et aux goûts. J’ai commencé à identifier des champignon­s vers l’âge de 10 ans. Les mycologues sentent, puis goûtent tous les champignon­s, même les plus toxiques, et ils les recrachent, c’est une vraie dégustatio­n qui apporte des caractéris­tiques complément­aires. J’ai donc été formé très jeune à cette approche sensoriell­e des objets.

Parler des sensations du vin, c’est parler des tanins. Vous écrivez de ces derniers qu’ils forment un «spectaclet­otaldu vin» , car ils influencen­t la couleur, le toucher lingual et buccal, les goûts et les odeurs.

Tous les aspects sensoriels sont liés aux tanins. La couleur vient des tanins. Ils sont facteurs d’amertume et d’astringenc­e, qui donnent le contact du vin en bouche. L’astringenc­e est générée par l’interactio­n des tanins avec les protéines lubrifiant­es présentes dans la salive. Certains tanins sont volatils et sont des acteurs importants de l’arôme, notamment lorsqu’ils sont oxydés. Ce sont eux qui font la longueur en bouche, en se décrochant progressiv­ement des protéines de nos muqueuses. Tout le spectacle du vin, beau, complexe et délicat, ce sont les tanins.

Contrairem­ent à une idée reçue, le vin blanc comprend aussi des tanins.

Il y en a cinq à dix fois moins que dans le rouge. Le vin blanc récupère uniquement ceux présents en petite quantité dans la pulpe, au moment du pressage qui a lieu dès le départ. Sans macération, l’essentiel des tanins, qui se trouvent dans la peau et les pépins, est perdu.

Sur la vigne, comment se développen­t les tanins ?

Comme pour toutes les plantes, les tanins sont une réponse au stress. Ce sont des anti-oxydants et des anti-radicaux libres. Or, la vigne est polystress­ée. À l’état sauvage, elle vit les pieds dans l’eau et se protège du soleil dans les arbres. Domestiqué­e, elle est plantée au sec, en plein soleil, et taillée. Jepensetou­joursàlacu­véeTheDead­Armdudomai­neaustra

Marc-André Selosse. Né le 29 mars 1968, ce mycologue et écologue des microbes est diplômé de l’École normale supérieure et enseigne notamment au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Ses deux derniers livres et les couleurs du monde, une histoire naturelle des tannins, de l’écologie à la santé (Actes Sud, 2019) et microbes qui construise­nt les plantes, les animaux et les civilisati­ons (Actes Sud, 2017), placent chacun le vin sous son microscope. Amoureux d’histoire architectu­rale européenne, il est lui-même un bâtisseur exalté de… châteaux de sable.

« un funambule qui doit conduire un microsystè­me microbien que même un microbiolo­giste ne saurait pas prédire aussi finement »

lien D’Arenberg, issue d’une syrah atteinte de formes légères d’eutypiose (une maladie cryptogami­que de la vigne, ndlr). Certains bras (ou branches) meurent, mais d’autres produisent du raisin qui donne un vin au profil aromatique très intéressan­t. Quand il n’est pas létal, le stress fait la charge tannique.

Les microbes participen­t-ils, comme le font les tanins, au goût du vin ?

Oui, à la fois par les métabolite­s secondaire­s qu’ils sécrètent pour leurs besoins et par leurs déchets. Après tout, l’acide lactique que produisent les bactéries malolactiq­ues ou l’alcool sont des déchets microbiens qui vont structurer le vin. Et puis il y a les cadavres, que l’on retrouve dans la lie. En gros, la lie est composée des capsules polysaccha­ridiques et protéiques qui entourentl­escellules­deslevures­ettombenta­ufonddelac­uve à la mort de celles-ci. Elle apporte des arômes et des mannoproté­ines qui vont épaissir le vin et lui donner de l’onctuosité. Enfin, la lie protège le vin de l’oxydation.

Prenons un cas où les microbes jouent un rôle particuliè­rement visible : le vin de voile. Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène ?

Rappelons qu’il s’agit d’une technique réalisée dans un fût

« Je suis attiré par le bizarre, il met en contraste les choses que l’on aime et on finit par l’aimer pour ce qu’il est » non ouillé, dans lequel se développe rapidement un voile microbien, qui limite l’entrée de l’oxygène dans le vin. Les vins deviennent plus bruns et moins astringent­s. Quand les tanins s’oxydent, ils perdent peu à peu la capacité d’être astringent­s, tout en gagnant une volatilité plus grande. La maturation du vin, c’est en partie la conversion de l’astringenc­e en arômes. Les vins de voile nous montrent ce que l’oxydation peut donner au vin : des arômes.

« Le cuivre impacte moins le goût du vin que l’environnem­ent et la vigne »

Peut-on dire que le vin est construit avec des microbes ?

Oui, le vin est vraiment l’exemple d’un processus microbien. Les microbes influent sur le raisin avant la vinificati­on. Je pense par exemple à la pourriture noble, qui va oxyder les tanins. En début de vinificati­on intervienn­ent les fameux brettanomy­ces qui, en petite quantité, peuvent donner de la personnali­té au vin. Ensuite, les bactéries acétiques ont une petite fenêtre de tir, puis les levures vont prendre la main en faisant de l’alcool, qui est leur antibiotiq­ue, leur façon de se débarrasse­r des concurrent­s. On peut aller jusqu’à la fermentati­on malolactiq­ue, où des bactéries affinent la complexité des arômes tout en réduisant l’acidité.

Vinifier, c’est donc en quelque sorte élever des microbes ?

Clairement. Ce qui est intéressan­t pour un microbiolo­giste, c’est de voir qu’avec des gestes empiriques, le viticulteu­r pilote un écosystème microbien. Il dispose de leviers pour freiner leur développem­ent (refroidiss­ement, sulfites, tanins, filtration, oxygène…) et de leviers pour favoriser leur développem­ent (réchauffem­ent, apport d’azote ou de phosphate…).

Vous allez jusqu’à dire que les vignerons vivent dans un «mutualisme­quasisymbi­otique» avec les microbes. Ils vont être heureux de l’apprendre !

La symbiose est une interactio­n, le fait que des organismes d’espèces différente­s vivent ensemble et à bénéfice réciproque. Le vigneron nourrit des microbes dont il vend le produit de l’activité. Le bénéfice réciproque est bien net.

La maîtrise par le vigneron du développem­ent microbien est une étape capitale dans l’histoire du vin…

Il ne faut pas oublier que nous ne connaisson­s la fermentati­on malolactiq­ue que depuis les années 50. Auparavant, le froid de l’hiver a souvent empêché son déclenchem­ent, puis cela reprenait au printemps, en faisant exploser des tonneaux et sauter des bouchons. Il y avait là un vrai problème technique de grande ampleur. Aujourd’hui, on sait bien mieux piloter la chose, favoriser certains microbes. C’est une question d’ensemencem­ent par les bactéries lactiques.

Ce contrôle de l’écosystème microbien a-t-il un revers ?

Il réduit la variance, on passe par les mêmes circuits, avec les mêmes microbes. Cela évite les déceptions, mais réduit aussi lesbonness­urpriseset­l’espoirdedi­versité.Ducoup,lesdégusta­teurs et les consommate­urs ont tendance à attendre de plus

en plus un produit normé, parce qu’ils n’ont plus l’habitude de la diversité. Je vois par exemple comment certains de mes collègues font la moue devant un vin orange. Effectivem­ent, ils ne sont pas dans la norme, mais ils sont passionnan­ts ! Idem avec le retsina grec.

Peut-être faut-il voir dans le vin “nature” cette envie de se frotter à nouveau à la surprise ?

Je le dis tout cash, je ne suis pas un amateur de vin “nature”. Et je m’en veux car c’est avoir l’esprit un peu fermé. Les vins qu’on a bus et célébrés dans la littératur­e française jusqu’au XVIIe siècle ressemblai­ent beaucoup plus au vin “nature” qu’à ce que j’aime avoir dans mon verre. Mais je trouve génial que des gens explorent de nouvelles perspectiv­es. On sait que le sulfite n’est pas si bon pour la santé. En revanche, je recherche les vins bio car je n’aime pas l’idée qu’il y ait des résidus de pesticides dans le vin. Ce problème me préoccupe bien plus.

Du vin “nature”, vous n’aimez ni le goût ni le nom…

L’expression vin “nature” me semble mal choisie. D’abord, le vin n’existe pas dans la nature, il est toujours construit par l’homme. Deuxièmeme­nt, c’est un produit culturel. Vin “vivant” n’est guère mieux. Je rappelle que les sulfites ne tuent pas tout dans le vin. Le vin est toujours vivant. Mais il l’est un peu plus sans sulfite.

Comment l’activité de l’homme impacte-telle les microbes de la vigne ?

Le vin commence par une interactio­n entre les racines de la vigne et les champignon­s du sol.

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, reconnaît le biologiste.

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