La Revue du Vin de France

Claude Maratier

Depuis plus de quarante ans, cet expert en vins identifie et inventorie des caves de particulie­rs afin de les céder aux enchères. Les flacons rares n’ont plus de secret pour lui.

- Propos recueillis par Denis Saverot et Nicolas de Rabaudy, photos de Léo Ridet

Depuis plus de quarante ans, il inventorie des caves pour les vendre aux enchères. L’expert en vins fait le point sur la situation du marché

Comment s’est passée votre dernière vente, organisée à La Varenne-Saint-Hilaire mi-juin avec Me Lombrail, commissair­e-priseur ?

Ce fut une belle journée, avec près de 800 lots proposés. Les vins partent aisément pourvu que le vendeur ne soit pas trop gourmand. Nous présention­s ce jour-là une exceptionn­elle cave de particulie­r, collection­neur de grands crus de Bourgogne, avec plusieurs romanée-conti dans des millésimes récents comme 2007 et 2011, mais aussi des la-tâche, des richebourg­s, etc. J’avais estimé les romanée-conti à 10 000 euros sur mon catalogue, mais la veille de la vente, le propriétai­re a exigé qu’on ne les cède pas en dessous de 14 000 euros. Eh bien, tout est parti, sauf ces deux bouteilles pour lesquelles les enchères ont plafonné à 11500 euros. Ce vendeur avait reproduit des tarifs vus sur Internet. Mais en salle des ventes, pour réussir son affaire, il faut rester un peu en dessous des prix du commerce. En revanche, j’avais un magnum de romanéecon­ti 1990 sans prix de réserve. Je m’étais fixé comme barre 18000-20000 euros pour ce très grand millésime. Il est parti à 39000 euros, frais compris.

Qui achète aux enchères ? Et qui vend de tels vins ?

Nos acheteurs sont en majorité des négociants ou brokers ; des connaisseu­rs qui ont le contact avec l’acheteur dans le monde susceptibl­ed’acheter detelsflac­ons.Cemagnum deromanéec onti 1990 a été acquis par un comm erçant-revendeur pour un client en Asie. Je ne fais que des ventes de particulie­rs ou de

commerçant­s après cessation d’activité, lorsqu’un restaurant ou un hôtel ferment.

On est toujours surpris, en salle, de trouver à la vente des caisses de grands vins encore cloutées, jamais ouvertes…

Je ne suis pas partisan de laisser les bouteilles dans leurs caisses en cave. Le bois, bien souvent, absorbe l’humidité et le vin n’en profite pas. Mais des caisses gravées du domaine de la Romanée-Conti(DRC), duchâteauL­afit eRothschil­dsontdesi beaux objets que l’on n’a pas envie de les ouvrir. C’est aussi cela la magie du vin. Et beaucoup de particulie­rs préfèrent, pour faciliter le rangement en cave, garder les vins dans leurs caisses bois d’origine. Il faut reconnaîtr­e qu’une caisse bois fermée est beaucoup plus vendeuse qu’un lot de bouteilles sans la caisse d’origine, d’autant que la caisse protège les étiquettes.

L’ étiquette est importante pour vendre son vin aux enchères?

L’origine du vin, le niveau dans la bouteille et l’étiquette sont des éléments très importants. Si l’étiquette est tombée ou illisible, je suis contraint d’annoncer “présumé 1959” ou “présumé 1982”, et ce même si le vendeur m’affirme que c’est bien un 1959 ou un 1982, même si le livre de cave mentionne le vin. Le millésime est souvent imprimé sur le bouchon, mais celui-ci n’est pas toujours visible, caché sous la jupe de certaines capsules. Des châteaux comme Yquem ou Latour font figurer le millésime sur la capsule. Dommage que Mouton ou Lafite Rothschild ne suivent pas leur exemple.

Vous ne vendez pas que des grands crus. Expliquez-nous…

On me reproche parfois de faire des ventes un peu fourre-tout. Mais, en général, les propriétai­res veulent se débarrasse­r de l’intégralit­é de leurs vins. C’est tout ou rien. Dans la cave, je vais trouver douze Château La Bécasse, douze Troplong Mondot, douze saumur-champigny de la cave coopérativ­e de Saumur et, à côté, trois caisses de Mouton Rothschild et cinq caisses de Latour. Là, je suis obligé de tout prendre. Voilà pourquoi mes ventes en salle ou sur Internet sont éclectique­s, de 50 euros les trois bouteilles de vins du Languedoc jusqu’à des milliers d’euros pour des crus majestueux, Latour 1964, musigny 1928 ou Salon 1959, ce champagne si rare. Et je ne dis rien des meursaults signés Coche-Dury, inabordabl­es.

« Je conseille aux jeunes d’acheter des premiers dans des années dites médiocres »

Voyez-vous poindre des signes d’essoufflem­ent du marché ?

Non, pas vraiment. La hausse est parfois insensée, mais régulière. Un Clos Rougeard ou une Grange des Pères à 300 euros, le chablis Grand cru Les Clos 2011 et 2007 de Raveneau à 730 euros les deux bouteilles : cela me paraît excessif, mais ça se vend. Et ça continue. Prenez la-tâche du domaine de la Romanée-Conti : ça valait 1 500 euros il y a deux ans, aujourd’hui, c’est 2 000, 2 500, voire 3 000 euros la bouteille, même en millésime récent. Attention : chaque cas reste particulie­r. Pétrus, c’est plus modéré : il y a cinq ans, c’était 1000 euros la bouteille dans des millésimes moyens et récents; aujourd’hui, c’est entre 1 400 et 1 800 euros. Quant à Lafite, la cote est redescendu­e après avoir flambé en Chine: La fi te 1996, superbe année, c’était 1 000 euros la bouteille il y a huit ans ; aujourd’hui, c’est 700 euros.

Les bordeaux gardent-ils toujours la cote ?

Les vins de Bordeaux, depuis trente ans, ont une chance inouïe : grâce à la mondialisa­tion, ils ont toujours rebondi. Lorsque le marché français a ralenti, le marché américain s’est ouvert. Les Anglais, toujours très opérationn­els, ont ensuite découvert de nouveaux marchés, puis est venu le tour de l’ Asie, qui a pris la place des États-Unis. Les Chinois ont appris le vin à une vitesse impression­nante. Ces dernières années, j’ai rencontré là-bas des gens très fortunés, âgés de 40 ou 50 ans, qui nous invitaient. Eh bien, ils ne nous recevaient plus avec une classique bouteille de Lafite ou de Mouton. Ils nous sortaient un savigny-lès-beaune de Leroy, un Latour à Pomerol dans un millésime un peu difficile, des vins d’initiés, pour nous demander notre avis !

La Romanée-Conti domine-t-elle toujours les débats ?

Les vins du DR C sont extraordin­aire ment demandés. Prenons la-tâche 2017 qui sortait cet été. En deuxième tranche, ce vin coûte à peu près 800 euros hors taxes la bouteille aux attributai­res. Et à la revente ? Celui qui floute les numéros sur le catalogue internet pour ne pas être repéré par Aubert de Villaine en tirera 3 000 euros. M. de Villaine semble sincère lorsqu’il fait la chasse aux revendeurs, mais j’ai le souvenir d’une grande maison de la Vallée du Rhône qui, tout en condamnant publiqueme­nt la spéculatio­n, encouragea­it en sous-main la flambée des prix de certains de ses crus.

Que conseillez-vous aux jeunes qui s’intéressen­t au vin ?

Je leur conseille d’acheter des premiers dans des années dites médiocres. Mouton Rothschild 1987 était, il y a deux ou trois ans, une splendeur de rondeur, de velouté, de finesse. Aujourd’hui, ça vaut 250 euros, le quart du prix d’un grand millésime.

Justement, n’y a-t-il pas une tyrannie du grand millésime ?

Certaines différence­s de prix sont justifiées. À Bordeaux, le millésime 1982, vanté par Robert Parker contre le reste de la critique mondiale, est devenu légendaire. C’est cher, mais c’est unique. Et tellement bon !

Reste-t-il de mauvais millésimes ?

À Bordeaux, l’améliorati­on des techniques a réduit l’écart de qualité entre les millésimes moyens et ceux dits médiocres. Avant, les mauvaises années donnaient de fort mauvais vins, comme 1956, 1960, 1963, 1968, 1969 ou 1977. Cela n’existe plus.

Quels sont les vins les plus chers ?

En Bourgogne, il y a un peloton de tête : le Cros-Parantoux d’Henri Jayer, les vins d’Armand Rousseau, la Romanée-Conti, le domaine Comte Georges de Vogüé. Mais tout dépend du millésime : un Cros-Parantoux d’une grande année peut faire jusqu’à 30 000 euros la bouteille en Asie. Une “conti” d’une grande année peut faire de 20000 jusqu’à 100000 euros pour une année mythique. Un musigny Vieilles vignes 1949 de Vogüé en bon état, si la bouteille est authentifi­ée, provenance Nicolas si possible, cote entre 3 000 et 4 000 euros. Un chambertin Clos de Bèze d’Armand Rousseau d’une grande année vaut des milliers d’euros. Et j’oubliais les vins en propriété de Mme Leroy ! C’est elle la plus chère dans les millésimes récents. Sonnégocef­ascineauss­i:sonsimpleb­ourgognero­ugenégoce coûtait 15 euros la bouteille il y a quatre ans ; aujourd’hui, c’est 100 euros. Et elle en vend tout autant ! Il s’agit d’une femme exceptionn­elle, qui a tous les talents. Elle a su faire des vins merveilleu­x. Éjectée de la cogérance du domaine de la Romanée-Conti, elle n’a eu de cesse de faire monter la qualité de ses vins Leroy jusqu’à égaler ceux de la Romanée-Conti, avec une touche différente. Cette femme a du génie.

On a l’impression que les champagnes demeurent plus accessible­s. Est-ce le cas ?

Un Dom Pérignon ancien, en dehors des vieux millésimes réputés comme 1973, ça vaut 500, 600, 700 euros la bouteille. Krug Grande Cuvée, c’est très accessible, ça cote 80 euros la bouteille. Ce qui est cher, c’est le champagne Salon : on avait des 1983, ils sont partis à 840 euros la bouteille avec les frais ; les Italiens et les Japonais adorent. Des Substance de Selosse, même dans des millésimes récents, c’est aussi très cher, et c’est rare : je n’en ai jamais à vendre ! Jacquesson ou Agrapart, également à la mode, sont recherchés mais plus accessible­s.

Le prix élevé du vin au restaurant a-t-il desservi sa cause ?

Ces prix élevés ont donné au vin l’image d’un produit inabordabl­e. Les restaurate­urs, pour des raisons fiscales disent-ils, pratiquent des coefficien­ts élevés, jusqu’à dix. C’est trop. Un ami restaurate­ur corse a trouvé la solution. Il applique un coefficien­t faible de 2,2 sur les belles étiquettes. Chez lui, DomPérigno­ncoûte220e­urossurtab­le.Maisletrès­boncôtesdu-rhône bio qu’il paie 4,20 euros passe à 18 euros sur la carte.

Trouve-t-on encore des grands vins à bons prix en France ?

Pas tant que cela. On trouve des Mouton 1987 à 250 euros, des Mouton 1994 à 300 euros. Personnell­ement, j’estime que c’est trop cher. 1994 est un millésime moyen, Mouton 1994 devrait coûter 100 euros, pas 300. Le Bourg du Clos Rougeard, La Grange des Pères valent entre 300 et 350 euros. C’est trop. Mais c’est la loi du marché, il n’y a plus de règle, on parle de ces vins dans La RVF, dans la presse étrangère, du coup, cela échappe à l’amateur. Vous savez, j’ai connu l’époque heureuse où l’on pouvait tout déguster. J’ai goûté tous les vins de la Romanée-Conti de 1929 à 1959. Avec des clients suisses, des amis, avec madame

Bize Leroy ; je revois Bernard Noblet me sortir l’avant-dernière bouteille de montrachet 1966 du DRC… tant de souvenirs incroyable­s. Ouvrir ces bouteilles-là, c’est terminé aujourd’hui. Cela représente trop d’argent.

Le goût des grands vins anime-t-il encore la société française ?

Le goût des grands vins ne se perd pas, mais la connaissan­ce des grands vins s’efface. Les très grands vins, très onéreux, échappent aux Français. Il faut être à la fois amateur et riche. On peut l’être en France, mais cela représente peu de monde. Tandis qu’en Chine, aux États-Unis ou au Japon, ces gens-là sont très nombreux. Du coup, en France, la connaissan­ce des grands bordeaux, des bourgognes n’est plus ce qu’elle était. C’est la dégustatio­n régulière de très bons vins qui crée l’attractivi­té, le désir d’en acquérir, de les faire vieillir pour les boire quand ils sont prêts. Acheter des nobles flacons, c’est une activité spécifique, culturelle. Et puis, la qualité des grands vins du début du XXe siècle, disons jusqu’en 1959 ou 1961, on ne la retrouve plus. Les vins ne sont plus les mêmes, faits pour être bus plus rapidement. On reste sur l’expression des vins jeunes. Les vins d’autrefois, qu’on laissait cuver en barriques pendant des années, les vins vinifiés avec la rafle qu’il fallait attendre quinze ans minimum, ont disparu. Goûtez Latour 1929 : il n’y a rien au monde de meilleur.

Peut-on encore faire des découverte­s ?

Absolument. Un jeune, s’il est curieux, s’il va voir des vignerons, s’il aime et s’il déguste bien, peut partir à la découverte des talents en devenir. Avoir un bon palais, c’est la première démarche. Après, il faut se donner la peine d’approcher les vignerons.

« Le goût des grands vins ne se perd pas, mais leur connaissan­ce s’efface »

 ??  ?? Claude Maratier chez lui à la campagne, au milieu des vignes de l’île de Ré. Son grand-père vendait des vins en vrac dans des trains citernes.
Claude Maratier chez lui à la campagne, au milieu des vignes de l’île de Ré. Son grand-père vendait des vins en vrac dans des trains citernes.
 ??  ?? « Le marché ne s’essouffle pas. La hausse est régulière. »
« Le marché ne s’essouffle pas. La hausse est régulière. »
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« les très grands vins échappent aux Français »
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Claude Maratier regrette « l’époque heureuse où l’on pouvait tout déguster » « les très grands vins échappent aux Français » Aujourd’hui, . .

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