Vu d’ailleurs
Par Pascaline Lepeltier
C’est un euphémisme de dire que le monde de la restauration et du vin aux États-Unis a été ébranlé ces derniers mois. Avec ses conséquences sanitaires, économiques et sociales dramatiques, le Covid-19 a violemment révélé les inégalités de la filière. La mort de George Floyd et le mouvement #blacklivesmatter ont rendu encore plus manifeste la nécessité d’une justice sociale réelle à tous les niveaux. Par effet domino, comme d’autres secteurs, la sommellerie a été amenée à s’interroger sur ses pratiques, interpellée par une partie de l’opinion fortement engagée dans la rue ou sur les réseaux sociaux.
Retraçons l’histoire de la sommellerie aux États-Unis. Avant les années 80, la profession n’existe que dans de rares restaurants chics essentiellement new-yorkais, où le sommelier est un homme blanc au savoir hautain. À partir des années 80, des passionnés sans formation acquièrent leur métier sur le tas, sortant la sommellerie de l’ombre. Après la révolution gastronomique, début 2000, sommelier devient une carrière légitime sanctionnée par des diplômesd’excellencedemandantdelourdssacrificespersonnels et financiers.
Depuis 2012, la profession, passée de métier de service à lifestyle curator en bouteilles rares star de films, attire quantité de nouveaux talents de tous horizons, sexes, couleurs et cultures. On croit la “querelle des Classiques et des Modernes” évitée : plus de femmes et de minorités semblent avoir droit au chapitre et aux postes à responsabilité, les institutions s’ouvrent et les questions sociétales s’invitent aux dégustations. Mais le mouvement #metoo fin 2017 oblige la restauration à admettre que les inégalités perdurent. Le Covid-19 et les mouvements de justice sociale finissent de révéler les manques de la profession et, par analogie, ceux du monde du vin aux États-Unis.
Le monde du vin serait trop élitiste, trop exclusif, trop complaisant et, à un certain niveau, discriminatoire. Julia Coney, Dorothy Gaiter, Miguel de Leon ou encore Shakera Jones témoignent des obstacles, difficultés d’accès, préjugés, inégalités de traitement à compétences égales pour les minorités à tout niveau de la filière, et de la recherche plus ou moins consciente de préservation du statu quo. Les raisons avancées sont multiples et complexes,mais tou·te·s réclament une prise de conscience et d’action de la part des institutions, leaders d’opinion et entreprises. Sur son site, Jancis Robinson décrit la situation, incontestable, dans son article « The Many Hues of Wine Talents » et va au-delà en se demandantquefaire.Carlaquestionestbienlà:quefaire?
NoussommesàunmomentcritiqueauxÉtats-Unis:avec laconjonctureéconomiqueincertaineetunmarchéduvin en besoin de nouveaux consommateurs, les demandes sociétales deviennent centrales dans les débats. La filière doit reconnaître cette réalité au risque d’en pâtir durablement. Cette crise, si dure soit-elle, doit être comprise dans son sens originel comme critique (voire autocritique) de l’engagement individuel comme collectif. Seulement ainsi, elle pourra être moteur du changement des modes de production, de consommation, d’enseignement et de communication. Le respect de la tradition, si fortement ancré dans la culture du vin, ne peut plus vouloir dire réticence au changement, mais doit se comprendre comme enrichissement dans la nouveauté, sous peine de créer des divisions insurmontables.