La Revue du Vin de France

Les cépages interdits font de la résistance

Des vignerons passionnés travaillen­t à l’avenir de variétés hybrides anciennes que l’administra­tion voudrait voir disparaîtr­e

- Une révélation de Benoist Simmat

Noah, concord, isabelle, jacquez, baco noir, clinton, muscat bleu… Depuis la création des AOP, l’administra­tion veut la peau de ces variétés hybrides anciennes. Une France occulte de vignerons passionnés travaille pourtant à leur avenir, au nom de l’écologie et d’un goût retrouvé.

Les alchimiste­s sont rares en Bordelais. Si vous voulez en rencontrer un, allez du côté de Barsac. Vous y trouverez Alain Déjean, exploitant d’un domaine au nom très classique, Rousset-Peyraguey, et auteur de quelques vins expériment­aux qui le sont beaucoup moins, par exemple à partir d’un cépage que l’on ne s’attendrait pas à voir ici. « Je tiens de mon grand-père une parcelle de 38 ares de noah, que je me suis mis à tailler très court, à vendanger en vert et à faire surmaturer, comme les sémillons. C’est là que ça devient intéressan­t… », lance-t-il, un rien mystérieux.

Le résultat ? La cuvée Oxydatif, un liquoreux pour le moins innovant : 20 % de noah viennent donner une réplique de tourbe et de fruits secs au classique sémillon. Mais comme ses voisins, Alain Déjean fait aussi dans le blanc sec. Pour une barrique bien particuliè­re, il a intégré jusqu’à 50 % de noah afin de doper la vivacité de son jus. Une seule fois, lors d’un salon récent dans l’est de la France, il a même proposé au public d’amateurs de goûter un 100 % noah. « Je suis reparti sans mes bouteilles », s’amuse l’alchimiste.

Mais autant prévenir dès maintenant l’amateur d’originalit­és : vous ne trouverez pas ces petites pépites chez les grands cavistes de Bordeaux, Lyon ou Paris. Pour une raison assez simple : vinifier du vin avec du noah et le vendre, même en quantité réduite, est toujours interdit en France, 85 ans après le vote d’une loi controvers­ée. Pour certains analystes, il s’agissait de brimer l’électorat petit-paysan alors que le Front Populaire se préparait à prendre le pouvoir. Pour d’autres, le texte visait à prévenir la surproduct­ion en mettant à l’index des cépages réputés productifs. Toujours est-il que le 24 décembre 1934, le soir du réveillon de Noël (!), l’Assemblée nationale prohibe brutalemen­t six cépages : le noah, donc, mais aussi l’isabelle, l’othello, le jacquez, le clinton et l’herbemont.

UN MÉTISSAGE PROHIBÉ

Ces six espèces de vignes assez particuliè­res ont un tort : celui d’être nées “métisses”, issues d’hybridatio­ns entre cépages européens (vitis vinifera en bon latin, la vigne

méditerran­éenne) et cépages venus d’Amérique du Nord (vitis labrusca, riparia…). Des variétés résistante­s, productive­s, faciles à conduire et qui ont servi à repeupler le vignoble après la grande crise du phylloxéra, à la fin du XIXe siècle. Mais entre les deux guerres, les temps ont changé. « On les a accusés de tous les maux, d’être mauvais, de rendre fou. En réalité, il s’agissait bel et bien de lutter contre les risques de surproduct­ion et de maintenir les cours du vin à un niveau élevé en privilégia­nt les gros marchands de vin qui mélangeaie­nt jus d’Algérie et du Midi au détriment des treilles de tous les provinciau­x de France », résume Hervé Garnier, président de l’associatio­n Mémoire de la Vigne, dans les Cévennes. Une de ces zones de résistance d’où les “interdits” n’ont jamais disparu, car ils étaient présents un peu partout, comme ce fut le cas en Île-de-France, en Vendée, dans le Jura, en Corrèze, en Ardèche… L’associatio­n vinifie d’ailleurs quelques milliers de litres de jacquez cévenol tous les ans depuis trois décennies. Puisqu’on n’a pas le droit de les vendre, les 5 000 bouteilles annuelles sont bues avec gourmandis­e lors des fêtes de village, partent dans les caves de ses membres ou sont “troquées” avec

les randonneur­s, les touristes, les curieux. Même les plus fameux profession­nels en croquent : un des cogérants de la Romanée-Conti servait il y a peu à sa table une de ces bouteilles “interdites” ! Car c’est une autre absurdité de cette législatio­n

jacobine, toujours défendue vaille que vaille en 2021 par l’administra­tion. « Si vous possédez des pieds de cépages interdits, vous avez tout à fait le droit d’en tirer du vin pour une consommati­on familiale, amicale ou associativ­e », explique Gilbert Bischeri, lui aussi vigneron amateur depuis des lustres, fanatique de clinton, à l’origine du premier conservato­ire des cépages “oubliés”, à Aujac (Gard). « Chez nous, on ne dit pas vin, on dit directemen­t clinton ! », s’amuse ce résistant dans l’âme.

En effet, et c’est là que l’affaire se corse, en sus des six cépages maudits par l’administra­tion en 1934, des dizaines d’autres sont considérés comme “non autorisés” ou “oubliés”, selon les interlocut­eurs. Pourquoi ? Ils n’ont jamais été inscrits dans le “répertoire officiel” devenu obligatoir­e en France dans les années 1950, au moment de la deuxième vague de l’interdicti­on des cépages alternatif­s. Le conservato­ire de Gilbert Bischeri contient donc des variétés aux noms très exotiques : concord, baco noir, cunningham… auxquelles pourraient être ajoutés le muscat bleu, le plantet, le tressalier, le gros noir, le lucie-kulhmann. Notre Sauternais Alain Déjean cultive même un rare aranjat, non identifié par l’administra­tion. Récupéré à l’issue d’un héritage familial, il donne un rosé bordelais maison du troisième type !

RETROUVER DES GOÛTS ORIGINAUX

Une France de passionnés s’évertue donc à conserver, dupliquer, exploiter, vinifier et embouteill­er ces raisins prohibés dont l’administra­tion française ne veut plus entendre parler au nom d’une certaine idée de la rationalis­ation des cépages du vignoble hexagonal. Un vignoble monopolisé depuis l’après-guerre par les “stars”, devenues au fil des décennies les références du bon goût moderne : cabernets, chardonnay, syrah et autre merlot.

Cette viticultur­e occulte a passionné le réalisateu­r indépendan­t Stéphan Balay, un Sudiste ayant toujours vu son propre père boire du clinton de contreband­e. En 2019, il en a tiré un documentai­re remarqué, Vitis Prohibita (*), qui a fait causer dans les rangs de vigne. « Chaque fois que je présentais le film quelque part, des spectateur­s dans la salle m’expliquaie­nt qu’ils cultivaien­t eux-mêmes du noah ou du jacquez », s’amuse-t-il. Un phénomène européen :

« J’ai tourné en Roumanie, en Italie, en Autriche. Tous les vignerons européens sont soumis à la même interdicti­on de ces cépages, pourtant devenus traditionn­els avec le temps. Tous se croient isolés alors qu’ils sont très nombreux mais travaillen­t dans une relative discrétion », conclut le réalisateu­r, qui prépare une suite à son travail (voir encadré ci-contre).

Effectivem­ent, un nombre impossible à définir de profession­nels, de retraités de la vigne ou d’amateurs initiés cultive ces “interdits” afin de retrouver, enfin !, des goûts originaux.

« Le noah, c’est de la pâte à modeler, mon liquoreux a un goût d’huître en finale ! », s’extasie l’alchimiste Alain Déjean, qui précise avoir laissé sa barrique à l’air libre huit années pour obtenir ce résultat. « Prenez l’isabelle : c’est un cépage qui développe un fort goût de fraise des bois, un marqueur gustatif aux États-Unis, mais qui surprend agréableme­nt chez nous », précise Sébastien Tan. Ce pépiniéris­te bio de Béziers est l’un des rares à commercial­iser des plants de ces cépages “alternatif­s” auxquels ses clients s’intéressen­t de plus en plus. Comptez 12 euros pièce pour du jacquez ou du york madeira, une autre rareté.

Les vignerons profession­nels devenus militants des “oubliés” ne sont pas tous nés de la dernière pluie. Quand Robert Plageoles (Gaillac) a commencé à replanter du verdanel ou de l’ondenc dans les années 1980, les Douanes lui ont fait savoir que ces espèces « n’existaient pas » car « elles n’étaient pas dans l’ordinateur » (!). Au Clos de la Roque (Saint-Ambroix, Gard), le tonitruant Yves Simon est réputé sortir tous les ans L’interdit, cuvée rebelle qui exhale les arômes du clinton et de l’isabelle

« Ces espèces n’existent pas car elles ne sont pas dans l’ordi ! »

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 ??  ?? Voilà un bordeaux qui ne ressemble pas aux autres : ce blanc sec de Sauternes contient une bonne proportion de noah, cépage officielle­ment interdit depuis… 1934 !
Voilà un bordeaux qui ne ressemble pas aux autres : ce blanc sec de Sauternes contient une bonne proportion de noah, cépage officielle­ment interdit depuis… 1934 !
 ??  ?? Certains cépages interdits, comme ici le jacquez, sont issus d’une longue tradition d’hybridatio­n initiée au lendemain de la crise du phylloxéra.
Certains cépages interdits, comme ici le jacquez, sont issus d’une longue tradition d’hybridatio­n initiée au lendemain de la crise du phylloxéra.
 ??  ?? Le cunningham : venu des ÉtatsUnis, il survit en Europe !
Le cunningham : venu des ÉtatsUnis, il survit en Europe !
 ??  ?? Avec son associatio­n Mémoire de la Vigne, Hervé Garnier récolte depuis une trentaine d’années une parcelle de jacquez en Ardèche.
Avec son associatio­n Mémoire de la Vigne, Hervé Garnier récolte depuis une trentaine d’années une parcelle de jacquez en Ardèche.
 ??  ?? Interdit en 1934, l’isabelle reste cultivé sur l’île de la Réunion.
Interdit en 1934, l’isabelle reste cultivé sur l’île de la Réunion.
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