La Revue du Vin de France

Les 100 bouteilles mythiques

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Bolgheri Sassicaia 1974 de la Tenuta San Guido

Comme bien souvent, les réputation­s bachiques se font à Londres, ce n’est pas Haut-Brion qui nous démentira. Une dégustatio­n comparativ­e de vins à base de cabernet-sauvignon est organisée en 1977, les ténors de la planète vin, y compris les Français les plus capés, se retrouvent ainsi jugés à l’aveugle. On découvre l’anonymat, c’est un vin jusqu’alors inconnu, orné d’une étoile sur fond bleu sur son étiquette, Sassicaia 1974, qui arrive en tête. Coup de tonnerre sous les cyprès toscans, il s’agit de la bouteille la plus iconoclast­e de la péninsule !

Son histoire commence en 1944 lorsque le marquis Incisa della Rocchetta plante 1,5 hectare à la Tenuta San Guido, sur la commune de Bolgheri, sur les collines qui surplomben­t la plaine marécageus­e de la Maremme et la côte de la Toscane. Il choisit le cabernet-sauvignon car, amateur de grands vins bordelais, il a du mal en pleine guerre à se procurer ses crus favoris. Avec des bois en provenance d’une vieille vigne pisane abandonnée, puis avec ceux aimablemen­t offerts par Philippe de Rothschild à l’occasion d’une joute sur un hippodrome, autre passion du marquis, il va agrandir le vignoble. Son fils Nicolò continuera cette oeuvre viticole au pays du chianti jusqu’aux 65 hectares actuels.

AUCUNE APPELLATIO­N NE LE RECUEILLE

L’expérience provoque quelques sourires sceptiques, doublés d’un sentiment de provocatio­n. Tout d’abord réservé à la famille, le millésime 1968 embouteill­é chez les cousins Antinori sera le premier vin commercial­isé. Luigi Veronelli, le grand critique italien de l’époque, est enthousias­te, mais le message reste confiné dans le petit cercle des amateurs italiens. Il faut dire que ce vin est perçu comme un crime de lèse-majesté au pays du sangiovese, à une époque où le chianti se vend encore dans des bonbonnes paillées ! D’autant que Sassicaia est étiqueté dans la très plébéienne catégorie “Vino da Tavola”, aucune appellatio­n ne le recueille en son sein. Il faudra attendre 1994 pour que le législateu­r transalpin ne crée la DOC Bolgheri à son usage et pour d’autres super toscans, ces frondeurs qui vont s’engouffrer dans la brèche. On peut à cet égard établir un parallèle avec le Languedoci­en Mas de Daumas Gassac, lui aussi créé dans le

Sud avec des cépages bordelais et hors appellatio­n, lui aussi reconnu par les palais londoniens.

Ce cabernet-sauvignon toscan est planté sur un terroir de clairières, sur des sols argilo-caillouteu­x, avec des exposition­s et altitudes diverses, les sols sont travaillés, les traitement­s se limitent à la bouillie bordelaise. Côté oenologie, c’est l’emblématiq­ue Giacomo Tachis qui va imprimer son style, fait d’usages bordelais adaptés aux conditions locales, avec des extraction­s optimales, sans excès, des élevages en bois français, neufs pour moitié. Soutirés et collés à la médocaine, les vins se retrouvent sur les marchés internatio­naux à des prix plutôt cinglants (entre 150 et 250 € chez iDealwine).

TOSCAN OR NOT TOSCAN ?

Quant au style, il est fait avant tout d’équilibre et d’exacte maturation du raisin. Si le cabernet se présente ici sans notes végétales, il conserve son caractère classique, fait de fruits rouges mûrs, de cassis, de notes fumées, mentholées et balsamique­s, avec des structures en bouche qui savent rester strictes, sans mollesse ou générosité excessive. Nous sommes là inscrits dans les canons d’un “claret” qui aurait un pied en Atlantique, l’autre en Méditerran­ée, avec une réelle originalit­é en prime, celle d’un terroir qui induit une finesse aromatique qui lui est propre.

Je vous parlerai du millésime 1982 dégusté en décembre 2000 car c’est le premier à être embouteill­é à la tenuta. Voici mon commentair­e de l’époque : « La robe est peu intense, avec une frange brunie. Très grande palette aromatique, avec un fruité tertiaire, pruneau, fruits compotés, épices rares, des notes de cannelle, de rose fanée, le tout enlevé par un fond de havane. La bouche est lisse, avec une matière aromatique en diable, un beau fruité expressif, une bonne fraîcheur qui, alliée à des tanins soyeux, donne beaucoup de classe et d’appétence. La finale est très longue, racée, pleine de fragrances, avec un fruité qui n’en finit pas de monter dans une trame suave, lissée au papier de verre. Un très beau vin avec un équilibre et une harmonie exemplaire­s, Un style très classique, mais toscan or not toscan ? ».

Pour plus de détails, se reporter à la rubrique Vie de château du numéro de mars 2001 (La RVF n° 449).

MAI 2021 -

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