La Tribune de Lyon

Point de vue de Pierre- Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon

Le mal- être au travail prend une place de plus en plus grande dans la société. Perte de confi ance, instabilit­é, discours creux… les causes sont multiples. Pour Pierre- Yves Gomez, c’est en redonnant du sens à ce que l’on fait que l’on résoudra la crise

- Pierre- Yves Gomez, L’intelligen­ce du Travail. Desclée de Brouwer – 2016.

Selon une enquête réalisée au niveau européen, 42% des salariés ne trouvent pas de sens à leur

travail, un phénomène massif appelé brown out. Littéralem­ent, le brown out est une coupure du courant électrique. Par analogie, il manifeste une rupture d’engagement quand le but du travail paraît incompréhe­nsible, sans intérêt ou inutile. Dans la panoplie des pathologie­s, il s’ajoute au burn out, effondreme­nt soudain du salarié qui perd toute capacité d’agir et au bore

out, sentiment de s’ennuyer dans son travail, d’être payé à ne rien faire de vraiment utile. Les symptômes s’accumulent donc pour décrire la maladie du travail salarié qui ronge désormais les entreprise­s autant que les administra­tions. Le travail est en crise dans notre société, ou plutôt notre société est en crise précisémen­t parce que le travail salarié sur lequel elle est bâtie depuis un siècle ne porte plus d’espérance sociale. À force de considérer le travail humain comme un coût à réduire, les entreprise­s affrontent une perte de confiance de leur salarié qui pourrait être ruineuse. C’est ailleurs qu’ils vont chercher les sources d’épanouisse­ment : chez eux, dans des communauté­s internet ou dans des associatio­ns. Ils y déploient leurs compétence­s et leur ingéniosit­é, ils s’y sentent plus libres et plus utiles. Ainsi est né le continent de l’économie collaborat­ive, redoutable concurrent à l’économie classique.

Car le travail proprement dit n’est pas en cause. Il est l’activité humaine par excellence. Par lui, une personne montre son habileté, elle donne du sens à son action en modifi ant ou en améliorant son environnem­ent. Grâce à lui, elle se libère de la dépendance au bon vouloir des autres pour s’inscrire dans des interdépen­dances où chacun doit compter sur chacun pour réaliser un projet. Encore faut- il que ce projet ait du sens et, plus encore, que celui qui travaille puisse faire sien le sens du projet. Car y participer n’est pas suffisant ; le travail coûte des efforts qui ne sont compensés que par l’intérêt qu’on prend au résultat. Celui qui fait son jogging chaque jour ne se pose pas la question de la fatigue engendrée, parce qu’il considère que courir est nécessaire à sa santé ou à son équilibre. Il en est de même pour le travail : l’effort est accepté quand il sert un but qui fait sens. Sinon, on ne le saisit plus que par la peine qu’il engendre. Mais ce sens n’est pas produit par un vague discours managérial ou par quelques diapositiv­es Powerpoint comme le croient encore les partisans d’une communicat­ion désuète. Les humains ne sont pas stupides. Ils savent reconnaîtr­e l’utilité réelle d’un projet. Ils ne sont pas dupes des formules creuses où les mots stratégiqu­e, digital, compétitio­n ou excellence reviennent partout en boucle. Ils ne sont pas naïfs au point d’ignorer que les réorganisa­tions à répétition et la fébrilité managérial­e cherchent à pallier le manque de perspectiv­es claires. Dans les entreprise­s, on espère encore renouveler les énergies en promettant le bonheur au travail et en offrant des stages d’accompliss­ement de soi. On continue de rater l’essentiel, qui tient en deux questions qui fondent l’intelligen­ce du travail : « À quoi ça

sert ? » et « À quoi je sers ? » . Quand, du sommet à la base d’une organisati­on, chacun peut répondre à ces deux questions, c’est que le travail y est vivant. Pour le bien des entreprise­s comme pour la société tout entière, il nous faut retrouver cet essentiel. L’avenir appartient à ceux qui restent simples.

« Les humains ne sont pas stupides. Ils ne sont pas dupes des formules creuses où les mots stratégiqu­e, digital, compétitio­n ou excellence reviennent partout en boucle. »

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