La Tribune de Lyon

La vie au temps des canuts

Leur nom est partout, dans les pentes comme sur le plateau de la Croix- Rousse. Les canuts font partie de l’histoire de Lyon et leur imaginaire est depuis longtemps ancré dans les mémoires. Mais si les révoltes de ces ouvriers de la soie, au XIXe siècle,

- DOSSIER RÉALISÉ PAR LUCAS DESSEIGNE

Au deuxième étage de cet immeuble de la rue Neyret, juste au- dessus de l’amphithéât­re des Trois- Gaules, le travail bat son plein. Sous les plafonds hauts de quatre mètres, dans la seule pièce du logement, deux métiers à tisser sont en action. Le bruit assourdiss­ant des coups de battant, leur claquement permanent rythme depuis des heures la vie de la maisonnée. Des milliers de fils de soie se chevauchen­t, se touchent, s’entremêlen­t. Les gestes sont précis, minutieux, répétitifs. Personne ne se parle. Devant son métier, le chef d’atelier est entièremen­t concentré sur sa tâche. Un négociant de la rue des Capucins lui a passé commande d’une étoffe particuliè­rement difficile. Après des semaines à monter son métier, installer les fils et les cartons perforés, il peut enfin se mettre au travail. À ses côtés, son apprenti est occupé par la confection d’une autre pièce. Péniblemen­t aidés par la faible lueur du chelu, une petite lampe en fer- blanc suspendue sur une ficelle tendue, ses yeux s’abîment sur un rouleau de satin blanc qui doit être livré prochainem­ent. Un troisième métier à tisser, pour l’instant au repos, occupe le fond de l’unique pièce. En hauteur, une soupente, à laquelle on accède par une échelle. C’est là que dorment enfants et apprentis. Dans un recoin, une alcôve, lieu de repos du canut et de la canuse, est chichement protégée des regards par un drap. Contre un mur, un poêle diffuse doucement sa chaleur. Il sert aussi pour la cuisine, et la soupe de légumes préparée par la maîtresse de maison cuit pour l’instant dessus.

Odeurs lourdes des tentures, graisse des machines, air âcre suspendu et prisonnier entre quatre murs. On n’aère jamais, ou presque, pour protéger les tissus des aléas du temps.

Une place à part en ville. Voici à quoi pourrait ressembler l’intérieur de la plupart des foyers de canuts à Lyon. On parle là des chefs d’atelier, des « ouvriers spécialisé­s » avant l’heure, ceux qui possèdent leur métier à tisser. Ils sont 8 000 en 1831, épaulés par plus de 30 000 compagnons. Certains sont plus aisés, vivent confor tablement, possèdent jusqu’à six mét iers à tisser et gèrent plusieurs ouvriers comme de « vrais » patrons. D’autres peinent, au contraire, à obtenir du travail régulier. Mais tous ces chefs d’atelier forment ensemble un groupe à part dans le monde ouvrier qui se forme avant la révolution industriel­le : vivant dans des conditions difficiles et trimant quotidienn­ement, ils n’en demeurent pas moins maîtres de leur outil et de leur temps de travai l. Tributaire­s des commandes passées par les soyeux, aussi appelés négociants, ils entretienn­ent avec ces derniers un rapport particulie­r ( lire interview p. 32), lié à leur savoirfair­e unique. Le travail dicte le quotidien. Les commandes tardent parfois, le chômage forcé peut être long. Inversemen­t, des journées de 15 heures de travail peuvent s’enchaîner pour terminer une commande à temps. Suivant la complexité du motif à tisser, le canut peut produire de deux centimètre­s à deux mètres d’étoffe par jour. Alors, quand il y a du travail, on ne se ménage pas. Pour l’heure, dans l’atelier de la rue Neyret, la pause est arrivée. La soupe est prête, accompagné­e de pain et de saindoux. Un pot de beaujolais arrose le tout. Avec les difficulté­s financière­s survenues dernièreme­nt, les repas de fête sont pour l’instant exclus. Quand la prochaine paie viendra, on tentera d’augmenter un peu le train de vie. La ripaille restera modeste, mais peut- être pourra- t- on se procurer un peu de charcuteri­e, des parties basses et grasses ( pieds de mouton, gras double, pain de côtelettes, gratons…) ou bien du fromage, comme le claqueret, plus connu aujourd’hui sous le nom de cervelle de canut. Pour protéger les étoffes du graillon, on jettera un grand drap par- dessus les métiers à tisser. Une opération d’ailleurs répétée à chaque fois qu’il faut vider les cendres du poêle à charbon et éviter que ces sombres particules ne se déposent sur le tissu immaculé. Les odeurs sont fortes, chez les canuts. Odeurs lourdes des tentures, graisse des machines, air âcre suspendu et prisonnier entre quatre murs. On n’aère jamais, ou presque, pour protéger les tissus des aléas du temps. Les fenêtres sont recouverte­s de papier huilé.

Rues puantes, bars remplis. De la rue ne parviennen­t que quelques traits de lumière et des sons, des

bribes de conversati­on volées lorsque les métiers à tisser ne saturent pas la pièce de leur incessant vacarme. On se croise, on se hèle dans la montée. Pas d’égouts, pas de ramassage d’ordures. On vide pots de chambre et déjections directemen­t dans la rue. Les chaussées sont sombres et vaseuses. Puantes. Alors, pour s’évader, « s’aérer les poumons » , on monte sur le plateau de la Croix- Rousse. En ce début d’après- midi, les cafés et bistrots du Plateau sont encore peu remplis, mais les chaises vides ne tarderont pas à être occupées. Les quelque 200 estaminets recensés sur le Plateau par l’historien croix- roussien Robert Luc jouent un rôle social important. Lieux de rencontre, d’échanges et de discussion­s prisés des canuts, ils sont incontourn­ables, comme le café Valentino, à l’emplacemen­t de l’actuel Burger King. Les théâtres du quartier font aussi régul ièrement sal le comble. « Malgré leurs longues journées de travail, les canuts prenaient le temps de sortir le soir » , souligne Philibert Varenne, directeur de la Maison des canuts, qui met en avant l’image de canuts cultivés et ouverts pour casser celle de miséreux et d’exploités. Car, s’il fréquente les bistrots, le canut ne passe pas son temps à boire. Il y lit le journal, dont L’Écho de la Fabrique, incontourn­able au début des années 1830 ou, cela ne s’invente pas, La Tribune lyonnaise. Pages de poésie, critiques de livres, échos nationaux ou locaux… Tout y passe, tout y est lu, disséqué et débattu. Les idées de Charles Fourier et Saint- Simon, entre autres, sont répandues à tel point que Flora Tristan, enquêtrice venue « visiter » les canuts lors d’un Tour de France des ouvriers, en ressort profondéme­nt étonnée et respectueu­se. Elle qui s’attendait à trouver de pauvres hères aliénés par le travail, dépeint des ouvriers aux fortunes diverses mais lecteurs « de bons livres d’économie sociale, politique et philosophe »

« Le canut fait partie de l’aristocrat­ie ouvrière » . Avant la Révolution française, huit canuts sur dix savent signer de leur prénom. Un chiffre conséquent pour l’époque, qui se confirme dans les décennies suivantes. « Le canut fait partie de l’aristocrat­ie ouvrière, pose Robert Luc. Le tissage est un métier compliqué. Il faut concevoir le montage du métier à tisser, il faut savoir lire, écrire, compter. Le canut est un travailleu­r indépendan­t, il a la maîtrise de son travail, doit discuter avec les négociants. Cela ne s’improvise pas » . Ces caractéris­tiques font des canuts des ouvriers relativeme­nt aisés. « Dans les bons moments, ils gagnent mieux leur vie que les autres ouvriers. Entre un plâtrier ou un cordonnier et un maître d’atelier canut, il n’y avait pas photo. » De par la promiscuit­é quotidienn­e, le manque d’espace et de ressources, le nombre d’enfants par foyer est lui aussi plus réduit qu’à la campagne. Là où les paysans ont besoin de bras mais peinent à assurer une éducation à une famille nombreuse, les canuts s’assurent de la transmissi­on de leur savoir- faire à leur progénitur­e. Les fils de canuts deviennent souvent eux- mêmes canuts. « En même temps, les autres perspectiv­es sont un peu minces » , rappelle Robert Luc. Dans une ville où plusieurs dizaines de milliers de personnes évoluent autour du commerce de la soie, la condition des chefs d’atelier canuts figure parmi les plus enviables. Surtout, « le canut a une haute estime de soimême, raconte Philibert Varenne. Il travaille un matériau noble fabriqué pour les puissants. » De quoi donner envie à ces ouvriers de maintenir et affirmer leur niveau d’éducation.

Quand le canut sort en ville. Pour cela, les canuts n’hésitent pas à se montrer. Plus qu’aux bars et cafés, c’est lors de balades, presque des parades, sur la place Bellecour, dans les Monts d’Or ou le long du Rhône et de la Saône, que le canut et la canuse font étalage de leur coquetteri­e. Chez lui, le chef d’atelier est quasiment toujours vêtu de la même manière. « Été comme hiver, il est

en manches de chemise sous le gilet, les bras nus jusqu’au coude, avec un vieux pantalon en peau- dediable, étoffe inusable. Aux pieds, des sabots ou des savates de corde. Sur la tête, parfois, un bonnet de drap » , écrivent Bernard Plessy et Louis Challet dans La vie quotidienn­e des canuts au XIXe siècle. Mais quand il s’agit de sortir, le canut remplace gilet et tablier par une veste plus coquette et orne son catogan d’un ruban. Ce qui fait écrire à Flora Tristan que « les ouvriers lyonnais ont une tout autre physionomi­e que ceux de Paris. Ici pas de blouses, pas de casquettes, des chapeaux et redingotes habits. Ils sont tous mis assez proprement mais si pauvrement, si râpés qu’ils me rappellent les malheureux ouvriers anglais. » Pauvres mais présentabl­es : les canuts ont leur fierté, et pas seulement les chefs d’atelier. Les compagnons, moins bien lotis, tiennent aussi à leur élégance. « On est loin de l’image du canut nu et picolant dans des rues crasseuses » , martèle Robert Luc. Pour fuir le quotidien monotone de l’atelier, la grisaille et les odeurs de la ville, les ouvriers de la soie trouvent donc refuge à la campagne. Les dimanches, et pour certains les lundis, sont chômés. On se rend alors fréquemmen­t au Mont Thou ou au Mont Cindre ou bien on arpente le bois de la Caille, à Caluire- et- Cuire. Les célibatair­es, eux, filent s’encanaille­r dans les cabarets des Brotteaux ou de Charpennes.

Boules, vogues et botanique. Malgré le quotidien difficile, et même si les canuts ne sont pas réputés extrêmemen­t fêtards, les loisirs et distractio­ns ne manquent pas. Sur le Plateau, on joue aux boules dès la seconde moitié du XIXe siècle. On s’adonne aussi au mail, un jeu proche du croquet, ou encore au quinet, un jeu typiquemen­t lyonnais dont le but est de frapper un morceau de bois taillé pour l’envoyer le plus loin possible. Mais, une fois encore, le

Les ouvriers lyonnais ont une tout autre physionomi­e que ceux de Paris. Ici pas de blouses, pas de casquettes, des chapeaux et redingotes habits. Ils sont tous mis assez proprement »

canut est fier et certains maîtres d’atelier préfèrent la discrétion et l’élégance du billard, un « jeu noble » par excellence. L’Écho de la Fabrique du 12 juillet 1833 recense ainsi « au moins un billard pour 1 000 habitants » . Les fêtes sont un autre moyen de casser la routine. Les jours fériés religieux sont prétexte à l’organisati­on de grands bals. Les joutes fluv ia les att irent une g rande foule sur les bords de Saône, tout comme la fête des Brandons déverse des milliers de personnes dans les rues. Aussi appelée fête des bugnes, elle a lieu le premier dimanche du Carême. En 1822, 40 000 personnes avaient défilé dans Lyon à cette occasion. Enfin, les « fêtes baladoires » , les vogues, sont à chaque fois courues par des milliers de Lyonnais. La Vogue des marrons, née en 1851 et toujours présente à la Croix- Rousse, est la plus renommée aujourd’hui mais, au XIXe siècle, pareils événements étaient répandus dans toute la ville. Tir à la cible, courses en sac, manèges, balançoire­s, tir à la carabine, fléchettes, jeu de quilles, lutteurs… animent le Plateau chaque année. On y mange des gaufres ou des marrons que l’on arrose de vin blanc. L’époque permet aussi le développem­ent de passions. Pierre Charnier, un chef d’atelier réputé à Lyon, était aussi un fin botaniste. « Il entretenai­t des correspond­ances dans toute la France à ce sujet » , détaille Robert Luc. Tous les canuts ne peuvent se permettre d’entretenir de telles activités, mais les loisirs restent possibles. Même si, très vite, il faut redescendr­e sur terre et quitter le Plateau pour rejoindre son atelier. Le travail n’attend pas et ces instants de repos restent rares. L’implacable routine reprend. Les mêmes gestes, répétés mille fois. Les mêmes coups de butoir qui chaque jour font vaci l ler chaque étage de chaque maison de la Croix- Rousse. Pour produire quelques centimètre­s de noble tissu. Pour le prestige d’une ville. Pour le prestige des canuts.

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La promiscuit­é est la norme dans les ateliers, où l’on est parfois une dizaine à se partager la pièce.
 ??  ?? Les vogues, comme ici celle de Saint- Potin ( Lyon 6e) en 1842, étaient prisées des canuts.
Les vogues, comme ici celle de Saint- Potin ( Lyon 6e) en 1842, étaient prisées des canuts.

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