La Tribune de Lyon

L’édito de la semaine. Paul Bocuse existe, je l’ai rencontré par François Mailhes

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N ous sommes des dizaines de milliers à pouvoir nous vanter d’avoir eu la chance de rencontrer Paul Bocuse. Tout a été dit, écrit, filmé ( frit, sauté) sur lui. Et quand il manquait un élément à la légende, il se chargeait lui- même de combler le trou, à la petite cuillère ou à la pelleteuse ( trois femmes révélées !). On parlait de lui, c’est ce qui importait. Mais sûrement plus à la presse qu’à lui- même. Car Dieu n’aurait pas de chair s’il n’avait pas de fidèles, d’Église et de Bible. Bocuse a eu ( éditions Flammarion), l’Auberge de Collonges et un nombre considérab­le de fidèles qui a fait un tour chez lui, ne serait- ce que pour voir s’il existait vraiment. La Cuisine du marché Ma première apparition chez le chef le plus célèbre et le plus respecté de la planète

date des années 1980 ( un miracle tardif, Bernadette Soubirous a vu la Vierge en 1858). Avant de voir Paul Bocuse, j’ai vu sa poularde en vessie. Le serveur glissait sur des rails avec une espèce de boule flageolant­e et blanche de la taille d’un ballon de basket, puis quand toute la table avait son attention, il perçait le globe d’un geste sec, dégageant un nuage de vapeur et laissant apparaître une jeune poule entourée de légumes ( et de quelques lamelles de truffe). Quand la fumée fut dissipée, est apparu au loin, comme le monstre du Loch Ness dans la brume, Paul Bocuse lui- même. J’ai ainsi pu vérifier que ce qui apparaissa­it comme une statue sur les couverture­s de magazine, bras croisés, air martial et toque de deux mètres de haut était en fait vivant. Des années plus tard, je me souviens d’une interview étonnante. Bocuse devait en être à sa 10 000e. Nous étions, avec le photograph­e, à côté du grand homme, débonnaire, blagueur, prompt à dégainer le champagne. Un besoin pressant se faisant sentir ( le champagne), je m’absentais une minute. Au retour, surprise, les rôles étaient inversés. Bocuse photograph­iait le photograph­e, dont il avait subtilisé l’appareil. Il venait de lui faire accoucher tout son parcours, sa vie, son oeuvre photograph­ique, lui faisant révéler jusqu’à des secrets intimes. L’idée que Bocuse se livrait à un culte de la personnali­té permanent, une sorte de selfie avant l’heure, s’évanouissa­it devant un sens aigu de la curiosité pour les autres. Je l’ai aussi entendu parler de la situation politique à Madagascar

avec un plongeur originaire de Tananarive qu’il venait de croiser en cuisine après avoir écouté les infos. Un autre jour, il m’a raconté ses expérience­s de plongée dans la Saône avec le commandant Cousteau. Et réellement, entre le plongeur en cuisine ou le plongeur de la Calypso, Bocuse ne semblait absolument pas faire de hiérarchie. En fait, il donnait l’impression d’être au centre de tout, de façon naturelle. Comme une sorte de dieu antique qui aurait le pouvoir de faire du potau- feu et le ferait partager. Loin des chefs à tête en forme de pastèque, dont la vie sociale consiste à être dur avec les faibles et à genoux devant les puissants. Un dimanche matin, mon portable sonne. « Allô, c’est Paul Bocuse. Lady Di est morte dans un accident. » Alors, là, je crois à une grosse blague. Et non, c’était bien Paul Bocuse. Autre anecdote, un dimanche matin d’août 1997, mon portable sonne. « Lady Di est morte » dit une voix.

Je fais une sorte de « quoi- qui- comment ? ! » . « C’est Paul Bocuse, Lady Di est morte dans un accident sous un tunnel » . Alors, là, je crois à une grosse blague. Et non, c’était bien Paul Bocuse que je ne connaissai­s pas plus que cela, mais que j’avais interviewé la semaine précédente. Il ne me rappelait pas pour parler de lui ou même de gastronomi­e, mais juste pour partager une émotion avec un autre être humain face à un incroyable fait divers. Maintenant que Paul Bocuse est mort, qui faut- il prévenir ? La Reine d’Angleterre, peut- être. Voilà pourquoi la gastronomi­e lyonnaise, mais aussi la gastronomi­e mondiale et aussi une bonne partie de l’humanité peut pleurer. Des types comme lui, on n’en sort pas tous les jours du moule.

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Par FRANÇOIS MAILHES

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