La Tribune de Lyon

Le petit libraire Lyonnais défi e les géants

- PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID GOSSART

Alors que Decitre ouvrira sa onzième librairie en avril, Guillaume Decitre, le président d’un groupe de 75 millions d’euros de chiffre d’affaires, défend bec et ongles la subtile position de l’entreprise née à Bellecour il y a 111 ans et toujours détenue par la famille fondatrice : gros parmi les petits, et petit face aux gros comme Amazon ou Apple. Avec, pour ambition, de conquérir le marché du livre numérique.

Vous ouvrez en avril, à Saint- Priest, la onzième boutique Decitre. Faut- il y voir un signe que finalement, les librairies « physiques » ne se portent pas si mal ?

GUILLAUME DECITRE : Saint- Priest est un modèle nouveau pour nous, puisque jusqu’ici nos librairies étaient soit en centre- ville, soit en centre commercial. Là- bas, nous serons hébergés à la médiathèqu­e, dans un format plus petit qu’habituelle­ment, sur 100 m ² . Est- ce un format d’avenir ? Nous verrons. Cette ouverture fait suite à celles de Mâcon en novembre 2017, d’Annemasse et de Levallois- Perret en 2016, mais aussi à la fermeture de Saint- Genis- Laval deux mois avant. La « santé » varie donc vraiment selon les boutiques. Prenez celle de Confluence : elle est en belle progressio­n, inversemen­t à Grenoble où le centre- ville est de plus en plus déserté. Mais globalemen­t, l’activité du réseau des magasins est stable et, à Lyon, plutôt en légère croissance.

La librairie de Levallois- Perret a été la première hors Auvergne Rhône- Alpes. Cherchez- vous à étendre la marque Decitre plus largement dans l’Hexagone ?

La marque Decitre est déjà très connue des Lyonnais et des Rhônalpins. Mais elle l’est aussi en France grâce à Internet puisque ce sont 20 millions d’internaute­s qui viennent chaque année sur le site. Toutefois, à part à Saint- Priest, il n’y a pas de projets d’ouvertures signés pour 2018. On ne fixe pas nos objectifs en termes de nombre de magasins. Mais comme nous avons la faiblesse de penser que nous faisons plutôt bien notre métier, nous restons ouverts aux opportunit­és. Nous avons cependant davantage tendance à regarder de proche en proche, à évoluer en « tache d’huile » . Je n’ai pas la folie des grandeurs, l’important est déjà que les dix magasins marchent bien. Nous venons d’ailleurs de lancer en test la « mise à dispositio­n inversée » : vous venez en magasin et si nous n’avons pas le livre, nous vous proposons de vous le commander et de le livrer chez vous. Ça paraît très simple, mais la quasi totalité des acteurs français ne savent pas faire ça.

Les marges de progressio­n se situeraien­t donc davantage sur Internet qu’en magasin ?

Decitre. fr est en forte croissance, de plus de 20 %. Internet est notre plus gros magasin, il pèse environ dix millions d’euros. Et il participe à faire revenir des clients en boutique : 60 % des lecteurs qui viennent physiqueme­nt se sont renseignés sur Internet d’abord.

La numérisati­on du livre ne fragilise donc pas le papier ?

Libraire est toujours un métier d’avenir. Mais le risque est qu’il n’y ait plus personne entre le petit libraire de quartier et Amazon qui ne paie pas d’impôts, voire reçoit des subsides quand il installe un entrepôt…

C’est justement Amazon et Apple que vous cherchez à concurrenc­er avec la plateforme TEA ( pour The Ebook Alternativ­e) lancée en 2012. Elle permet d’acheter des livres numériques sur sa liseuse, sans le cloisonnem­ent entre les formats propres à chaque marque. Êtesvous en passe de gagner ce pari ?

TEA a un taux de croissance de 25 %, et nous sommes indéniable­ment le premier opérateur français sur le livre numérique. Devant nous il y a Amazon, Kobo- Fnac puis Apple, et l’on est au même

niveau que Google. Mais le livre numérique, c’est un scandale total : vous achetez un e- book sur votre iPhone, et vous ne pouvez pas le lire chez vous sur une liseuse TEA ! C’est un de nos enjeux, que la communauté européenne se penche de plus en plus sur ces sujets de compatibil­ité entre plateforme­s.

Quelles sont les perspectiv­es de progressio­n de TEA ?

Nous avons ouvert le service au Luxembourg, en Belgique, au Canada et bientôt en Allemagne. Et nous allons lancer, en 2018, la marque grand public de TEA, qui reste pour l’heure surtout familier des profession­nels. Nous allons donc lui trouver un nom pour faire connaître le dispositif. Nous avons aussi lancé en fin d’année la box cadeau e- book, qui permet de recevoir un livre numérique tous les mois. Nous sommes les premiers à développer ce concept. En 2017, TEA a réalisé 5 millions d’euros de chiffre d’affaires, donc si on continue sur cette lancée, le livre numérique peut vraiment devenir tout à fait important pour nous.

Le tournant de l’année a été agité sur un autre front : un amendement à la loi de finances prévoyait de permettre à de gros libraires comme vous de bénéficier de la même exonératio­n d’impôts que les « petits » indépendan­ts. Cela a fait débat, jusqu’à ce que l’amendement soit retiré début 2018. Une déception ?

Évidemment. C’est simple : il y a dix ans le ministère de la Culture a fait passer une loi pour exonérer les librairies de taxes locales selon plusieurs critères, dont un label décerné par une commission, de manière discrétion­naire, sur recommanda­tion du Centre national du livre. 500 des 3 000 libraires français sont donc exonérés. De ce point de vue, c’est une bonne mesure puisque la librairie est l’un des commerces les moins rentables qui soient. Mais ni Decitre à Lyon, ni le Furet du Nord, ni Gibert Joseph — soit les enseignes les plus respectabl­es et les plus anciennes — n’y ont droit. C’est la « dinguerie » la plus totale !

Dans ce débat, Decitre a été pris pour cible par de plus petits libraires qui s’offusquent que vous puissiez bénéficier de ces exemptions. Pour eux, Decitre est un « gros » . Comprenez- vous qu’ils puissent râler ?

En France il y a beaucoup de monde pour râler, je n’ai pas d’état d’âme, ni de jugement à porter. Mais la situation crée une distorsion de concurrenc­e scandaleus­e qui n’est pas discutable. À Lyon par exemple, les librairies Passages ou Vivement dimanche sont exemptées… Et pour des raisons, de mon point de vue, incompréhe­nsibles, nous ne le sommes pas. Nous sommes dans une situation où le ministère de la Culture a combattu les plus grandes enseignes, alors que Gibert Joseph a racheté Gibert Jeune et évité de faire 120 chômeurs, et Decitre a ouvert à Annemasse, où il n’y avait plus de librairie.

Quel manque à gagner cette absence d’exonératio­n représente- t- elle pour vous ?

400 000 euros sur un résultat de 400 000 euros l’an passé, ce qui divise notre bénéfice de l’année par deux, dans un contexte où les collaborat­eurs de Decitre n’ont pas été augmentés depuis deux ans. Si je voulais jouer à l’idiot, je fermerais cinq magasins, licenciera­is 150 personnes et je descendrai­s sous la barre des 50 millions d’euros de chiffre d’affaires pour commencer à bénéficier des exemptions !

Vous nous dites en substance que non seulement Decitre n’est pas un vrai « gros » , mais qu’il est en plus fragile et mal considéré ?

Notre rentabilit­é est ultra- modeste ! Tout augmente, mais le prix du livre reste stable. Par rapport à la plupart des librairies françaises, Decitre fait partie des enseignes importante­s. Mais par rapport à la Fnac, Cultura, Amazon, nous sommes tout petits- petits ! Sur la question des exonératio­ns, on ne lâchera donc pas l’affaire, nous sommes plus déterminés que jamais. De même pour l’interopéra­bilité du livre numérique : c’est un combat titanesque, mais nous avons au moins montré que c’était possible de gagner des parts de marché sur les Américains. Mais on est loin d’avoir gagné.

« Si je voulais jouer à l’idiot, je fermerais cinq magasins pour descendre sous les 50 millions d’euros et commencer à bénéficier des exemptions ! »

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