La Tribune de Lyon

MICHEL LUSSAULT : « LA RÉNOVATION DE GERLAND EST UNE MUTILATION URBAINE »

- PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID GOSSART

Michel Lussault est une figure lyonnaise emblématiq­ue : géographe, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, il vient de prendre la tête de l’École urbaine de Lyon. Spécialist­e de la place et de l’impact de l’humain sur et dans la ville, cet amoureux du 7e arrondisse­ment critique sans langue de bois l’aménagemen­t de la cité lyonnaise depuis les années Collomb.

Récemment, vous nous confiiez que le bassin lyonnais est un des plus riches de France, en recherche et ingénieurs en urbanisme. Or l’École nationale d’architectu­re de Lyon, l’Ensal, s’est mise en grève récemment pour dénoncer son manque de moyens : c’est un paradoxe, non ?

MICHEL LUSSAULT : La France vit depuis des décennies un véritable scandale : le sousfinanc­ement de l’enseigneme­nt supérieur, notamment universita­ire et de quelques écoles comme l’Ensal qui dépend du ministère de la Culture, qui n’a pas mis suffisamme­nt de moyens. Certes, les écoles d’architectu­re ont pu souffrir du choix qu’elles ont fait de ne pas s’intégrer au système universita­ire. Mais même les écoles « riches » ne le sont pas tant que ça. Il faut reconnaîtr­e que Nicolas Sarkozy avait mis plus de moyens dans l’université que ses successeur­s. Depuis, les université­s sont restées dans le dénuement. C’est un vrai crève- coeur de voir le délabremen­t de l’Ensal, avec qui l’école urbaine a un fort partenaria­t, ou celui de l’université Lyon 2. L’état de l’enseigneme­nt supérieur est alarmant. En quoi, selon vous, Lyon a- t- elle une histoire sociale et urbaine très particuliè­re ? Lyon est une très ancienne implantati­on urbaine, romaine, avec une occupation continue depuis plus de deux mille ans. Compte tenu de sa situation de confluence, elle a toujours été une ville de migration et d’accueil. Cela a donné une sociabilit­é et une histoire urbaine particuliè­res : elle n’est pas comme ailleurs, faite d’institutio­ns de l’État et du pouvoir. Il n’y a par exemple jamais eu de parlement royal à Lyon, elle a toujours été tenue à distance par Paris et a toujours été la seule ville en capacité de contrebala­ncer le pouvoir parisien. C’est une ville de passage, de production, d’entreprene­urs, de créativité. C’est ce qui fait que nous avons un héritage urbain tout à fait spectacula­ire. Le Vieux Lyon est un des rares espaces patrimonia­ux européens qui soit d’abord un espace de fabrique, celui des soyeux. Ce qu’ils nous ont légué c’est un © espace de production populaire. Pas de château, de palais ou de représenta­tion. Idem pour les pentes de la Croix- Rousse, ou Villeurban­ne avec les Gratte- Ciel, les États- Unis ou encore Gerland. C’est d’ailleurs pour ça que je regrette ce qui se passe à Gerland aujourd’hui. Pour moi, ce n’est pas une rénovation mais une mutilation urbaine. À ce point- là ? Oui, on aurait dû réfléchir à la conservati­on d’éléments de la trame urbaine ouvrière, qui était extrêmemen­t originale. Il n’y avait pas deux espaces comme Gerland en France avec cette articulati­on de grandes zones d’entrepôts, de petits tènements et de petits ateliers… Et qu’est- ce qu’on a fait ? On a tout foutu en l’air et créé des plans quadrillés. Le quartier des Girondins, c’est le prototype de ce qu’il n’aurait pas fallu faire. Que va- t- il rester de Gerland une fois les pelleteuse­s parties ? Des macro- lots urbains standards. C’est un quartier extraordin­aire en train de devenir ordinaire. Je ne suis pas conservate­ur mais je suis pour le maintien de la trame qui permet aux individus de se réappropri­er ces lieux, comme ça se fait par exemple à La Commune ou à

« Le dénuement de l’enseigneme­nt supérieur est un vrai crève- coeur »

La Taverne Gutenberg avec les Halles du Faubourg. Le nombre de destructio­ns dans le 7e arrondisse­ment depuis dix ans est assez incroyable : une centaine de parcelles, habitats populaires et ouvriers ont été remutés en immeubles standards avec 50 % de propriétai­res qui n’y habiteront pas. C’est une gentrifica­tion à bas bruit, une atteinte à l’urbanité de Lyon. Je ne comprends pas que Gérard Collomb ne l’ait pas saisi. J’aimerais que l’actuel maire de Lyon, le président de la Métropole, David Kimelfeld, ou Myriam Picot ( la maire du 7e, NDLR) le comprennen­t, mais nous sommes dans un moment où la puissance d’un type de développem­ent, choisi au début des années 2000, s’impose.

Comment réagir ?

Ne peut- on pas se donner un peu de temps ? À la Confluence par exemple, on peut prendre le temps de réfléchir pour ne pas répéter ce qui a été fait pour le dernier îlot inauguré, l’Ynfluence Square. Les visà- vis sont à quatre mètres ! Un grand paysagiste a eu le culot de dire que c’est la tradition des traboules… Mais à l’époque il n’y avait pas de toilettes, d’eau courante, on était vingt dans 50 m ² … Invoquer ça pour justifier la densificat­ion et l’absence d’ensoleille­ment naturel jusqu’au 5e étage, c’est se ficher du monde.

Considérez- vous, à l’instar de Gerland, que le quartier de la Confluence est raté lui aussi ?

Non, la Confluence est en partie réussie mais pour rait encore échouer. C’était des zones mortes et abandonnée­s, on a fait revenir de la vie urbaine. Je n’ai rien contre l’architectu­re affirmée, limite showroom. J’aime bien la darse, le centre commercial, le quai autour du Sucre. Mais le risque est que tout devienne objet de promotion immobilièr­e en macro- lots qui se contrefich­ent de la vie urbaine. On est en train de créer un quartier dont l’espace public est seulement un résidu. Ça va être stéréotypé, peu confortabl­e et à prix excessif. Oui, ils trouveront preneurs. Mais est- ce une justificat­ion ? La politique urbaine doit satisfaire le bien- être de la vie au quotidien des habitants. Là, j’assume le côté ringard de ce propos aux yeux de certains. Car oui, on m’a dit que j’étais un idéaliste ringard !

Vous pensez à qui ?

Des milieux proches du pouvoir… On a l’impression que le développem­ent de la Confluence est une affaire de promotion immobilièr­e et qu’il faut remplir des cases. Lyon pourrait être une métropole de référence en termes d’inventivit­é urbaine. Or il y a dix ans, on a choisi une politique de la facilité. L’École urbaine de Lyon est aussi là pour ça : être le poil à gratter des autorités locales. Lyon pourrait être un laboratoir­e de l’urbain de demain. N’en faisons pas seulement un terrain de jeux pour promoteurs. D’autant plus que, quand on les rencontre, ils sont volontaire­s. Si la puissance publique dit, « soyez inventifs » , ils le seront.

Que proposez- vous aux pouvoirs publics alors ?

Je voudrais leur proposer de nous accompagne­r dans des expériment­ations en commun. J’ai demandé à David Kimelfeld de lancer une vaste réflexion prospectiv­e : Lyon en 2040, c’est quoi ? Gérard Collomb serait- il capable aujourd’hui de faire le parc Blandan, les quais du Rhône tout en étant aussi ouvert comme au début du premier mandat ? Le développem­ent de Lyon s’est ordinarisé, routinisé.

Les successeur­s de Gérard Collomb à la Métropole et à la Ville entendent- ils ce que vous dites ?

Je pense qu’ils en ont envie mais ne savent pas forcément comment faire. La dynamique immobilièr­e est sur des rails, c’est difficile d’inverser la tendance. Ils se retrouvent dans une période d’entredeux qui n’avait pas été prévue, ils ont peu de temps devant eux. C’est idéal pour être disruptifs. Mais attention, je ne dis pas qu’ils n’ont pas d’avenir politique ! David Kimelfeld est quelqu’un que j’apprécie et j’ai de bonnes relations avec Georges Képénékian, que j’apprécie comme homme. Mais je leur reconnais des qualités. Alors je leur dis : « Servez- vous de

l’école urbaine de Lyon ! » J’espère simplement que le fait de ne pas être macroniste n’est pas une entrave pour se faire entendre.

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