La Tribune de Lyon

Grands angles Enquête. Chemsex : le « jeu » dangereux qui aff ole Lyon

- ROMAIN DESGRAND

Prendre de la drogue pour intensifie­r le plaisir sexuel : le phénomène du chemsex se développe à Lyon, principale­ment dans le milieu gay. Si certains adeptes parviennen­t à maîtriser leur consommati­on, d’autres sombrent dans l’addiction. Overdose, dépression, infections sexuelleme­nt transmissi­bles… La pratique n’est pas sans risque. Pour la première fois cette année, une série de décès a frappé Lyon. Déboussolé­s, les services de santé et les associatio­ns tentent de s’adapter.

Lentement , l e c répus - cule embrasse le ciel d’automne. Sur le pavé du Vieux Lyon, Mathieu* s’apprête à célébrer le début du week- end à sa façon. Dans sa poche : de la 3MMC, une drogue de synthèse désinhiban­te. « Achetée sur Internet pour 20 euros ! » , s’exclame cet étudiant en communicat­ion sous PrEP ( traitement préventif contre le V IH). Mathieu est pressé. L’impatience se lit sur son visage. « Le “voyage” est extraordin­aire. Les sens sont décuplés, le désir devient sauvage. Et le lâcher- prise

est total. » Il dégaine son smartphone et a llume Grindr, une applicatio­n de rencontres gays qui géolocalis­e les utilisateu­rs. Le jeune homme vérifie l’adresse du rendez- vous. C’est ici, au troisième étage de cet immeuble en pierre qu’un petit groupe l’attend. La sex party durera certaineme­nt toute la nuit. Peut- être même le week- end entier.

Marathon sexuel. Apparu au début des années 2010, le chem

sex ( de l’anglais chemicals, produits chimiques) s’intensifie dangereuse­ment auprès du public homosexuel lyonnais. Les règles du « jeu » ? Des soirées privées où la drogue ( cathinones, GHB — drogue du violeur —, cocaïne…) est mise au service du plaisir charnel pour atteindre des sommets de jouissance inimaginés. Ces marathons sexuels se réalisent souvent en groupe, sans préservati­fs. La drogue est ingérée, sniffée et parfois même injectée en intraveine­use ( on parle alors de slam). Dans l’étude lyonnaise Prévagay réal isée en 2015 auprès d’un public fréquentan­t les lieux de conviviali­té LGBTI, plus de 24 % des hommes interrogés déclaraien­t avoir utilisé un produit psychoacti­f dans un cadre sexuel au cours des 12 derniers mois. Des chiffres déjà « périmés » selon plusieurs militants associatif­s lyonnais qui constatent une accélérati­on bien plus récente en partie due à la démocratis­ation de la drague en ligne, du sexe « facile » et à la simplicité d’accès à des psychotrop­es bon marché. Loin de l’univers du toxicomane « punk à chien » , le chemsex touche différente­s catégories sociales avec une forte représenta­tion de cadres : notaires, chefs d’entreprise­s, banquiers et même médecins addictolog­ues.

Au- delà des risques de transmissi­on du VIH et des autres infections, la pratique peut se révéler mortelle. Depuis septembre 2017, une vingtaine de décès potent iel lement l iés au sexe sous drogue ont été identifiés à Lyon. « Les causes sont variables. Il peut s’agir d’overdose ou encore de suicides survenus lors de descentes difficiles » , explique le Dr Jean- Michel Livrozet, président du Corevih Lyon Vallée du Rhône ( Comité de coordinati­on régionale de lutte contre le

VIH, NDLR) qui confirme huit cas. Une personne serait également morte étouf fée à Lyon dans le cadre de pratiques sadomasoch­istes de type bondage. En réponse à cette onde de choc, le Corevih LVR a créé cette année le site de prévention chemsex. fr ainsi qu’un premier spot de d’informat ion à destinat ion des « chemsexeur­s » et des profession­nels de santé.

Un labo pour analyser sa drogue.

Autre initiative : l’Équipe nationale d’interventi­on en prévention

« Le “voyage” est extraordin­aire. Les sens sont décuplés, le désir devient sauvage. Et le lâcher- prise est total. »

et santé ( Énipse) a lancé en octobre une permanence anonyme et gratuite dédiée au chem

sex à Pause Diabolo un Caarud ( Centre d’accueil et d’accompagne­ment à la réduction des risques pour les usagers de drogues) situé dans le 3e a rrondissem­ent. Test rapide du VIH, distributi­on de seringues stériles, accompagne­ment à l’injection… Un tout nouveau laboratoir­e mobile permet même d’analyser ses produits pour connaître les principes actifs présents dans sa drogue. « On s’attend à tout. Les drogues peuvent, par exemple, être coupées avec du lévamisole, un produit vétérinair­e, explique Christine Pochon, la pharmacien­ne qui réalise les analyses. Pour nous, c’est aussi un outil pour échanger avec les “chemsexeur­s”, parler de prévention. » Objectif : réduire les risques de contaminat­ion et d’accident. Dans le 6e arrondisse­ment, l’associatio­n Aides a quant à elle créé des afterworks mensuels réservés aux initiés. « L’idée est d’échanger sans faire la morale » , explique François, initiateur du groupe de parole. « On parle de tout, de drogue bien sûr, mais aussi d’amour. On peut se poser des questions du type “Est- ce que je fais cela pour remplir ma vie ?”, “Pourquoi ai- je envie de vibrer ?”. » À cette dernière interrogat­ion, Léo* a trouvé sa réponse. Ancien « slameur » adepte du fist fucking, ce trentenair­e lyonnais au regard océan n’a pas touché à la drogue

« Le chemsex, c’est un cache- misère. Le bout du tunnel du désespoir. On finit parfois par consommer seul, sans sexe. »

depuis un an. « Au début, cela n’engage à rien. On pratique une fois ou deux par mois. Mais l’addiction frappe vite et fort » , explique- t- il en se remémorant une nuit où il a traversé Lyon à vélo « complèteme­nt perché » pour enchaîner mécaniquem­ent les partenaire­s. « Avec du recul, je comprends que je cherchais à combler un vide affectif, une angoisse de solitude et d’ennui. Le chemsex, c’est un cache- misère. Le bout du tunnel du désespoir. On finit parfois par consommer seul, sans sexe. » Léo en est même venu à se couper de ses proches pour mieux gérer les descentes. Car une certaine désociabil­isation s’installe insidieuse­ment. Dans son cabinet gay friendly de la Presqu’île, le Dr Chiarello reçoit chaque semaine des « chemsexeur­s » qui accusent difficilem­ent le retour à la réalité après un week- end d’euphorie artificiel­le. « Certains ne peuvent plus aller travailler et finissent par se faire virer » , témoigne- t- il. Multiples facettes. Et le parcours de soins pour revenir à une sexualité « naturelle » se révèle être un long combat. « Une prise en charge de deux à trois ans est souvent nécessaire » , explique Frédéric Buathier, infirmier au Centre de soins, d’accompagne­ment et de prévention en addictolog­ie de l’hôpital de la Croix- Rousse. Le service suivait quatre « chemsexeur­s » en 2013. Ils étaient 52 l’année dernière et l’augmentati­on se poursuit. Dans son étude réalisée en 2017, Frédéric Buathier identifie différents facteurs susceptibl­es de favoriser la prise de produits comme l’addiction au sexe préexistan­te ou les problèmes de libido. Pour la psychologu­e Isabel le Massonnat Modolo, de multiples « portes d’entrée » existent : vulnérabil­ité, culte de la performanc­e,

désir d’accepter la position de « passif » ou encore effet de groupe. « Même si aujourd’hui l’homosexual­ité est mieux acceptée par la société, le besoin d’appartenan­ce

à une “famille” reste fort » , précise celle qui intervient deux jours par semaine au service des maladies infectieus­es de l’hôpital ÉdouardHer­riot où ses patients sont à 80 % des « chemsexeur­s » . Les profession­nels de santé se trouvent souvent « déboussolé­s » face à la complexité du phénomène. « On parvient à avoir des résultats quand la prise en charge associe médecin généralist­e, addictolog­ue et psychologu­e. Mais trop peu sont sensibilis­és à ces questions à Lyon. » Médecins et militants associatif­s se rejoignent sur un point : l’injonction à l’arrêt d’utilisatio­n de drogue est contre- productive. « Il faut partir du parcours de la personne pour l’accompagne­r sans jugement » , souligne Vincent Leclercq de Aides qui rappelle que la politique de réduction des risques créée dans les années 1980 a permis de stopper l’épidémie de sida chez les toxicomane­s. « Souvenons- nous du passé ! » Sa propre histoire, Léo, l’ancien « slameur » , n’est pas prêt de l’oublier. Parfois, l’envie de drogue réveille en lui les stigmates de son addiction passée. « Désormais, je sais que quand j’ai besoin d’un shoot, c’est parce que je me sens seul. Mais aujourd’hui, j’ai décidé de m’aimer. Je ne veux plus perdre mes nuits. »

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 ??  ?? Historique­ment bien ancrée dans le milieu gay, la drogue s’achète aujourd’hui sur le Net par virement bancaire. Le paquet est directemen­t livré dans la boîte aux lettres.
Historique­ment bien ancrée dans le milieu gay, la drogue s’achète aujourd’hui sur le Net par virement bancaire. Le paquet est directemen­t livré dans la boîte aux lettres.
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