La Tribune de Lyon

L’invité. Roland Tchenio : « Il y a une vie pour Toupargel après les Tchenio »

- PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID GOSSART

Toupargel a été cédé avant les fêtes à Agihold, actionnair­e des supermarch­és Grand Frais et branche de la galaxie Bahadouria­n. L’ancien président et actionnair­e principal de Toupargel, Roland Tchénio, revient pour Tribune de Lyon sur les conditions de cette reprise, ses regrets, et donne ses raisons sur les difficulté­s qu’a connues l’entreprise qui était dirigée depuis trois ans par son neveu Romain. Quand nous nous sommes vus au tribunal de commerce au moment de la reprise, votre neveu Romain, directeur général, semblait vraiment tendu, voire ému. Et vous plus serein. Étiez- vous avant tout soulagé ? Roland Tchénio : « Disons plutôt que je suis d’un caractère optimiste. Et puis nous n’avons pas la même histoire avec l’entreprise. Cela fait 38 ans que je connais Toupargel, qui est passée de 70 à plus de 3 000 personnes dans la période. Mon neveu qui est là depuis 15 ans, et l’a gérée ces trois dernières années, l’a peutêtre davantage ressenti comme un échec. J’avais pris du recul, même si j’étais très présent : j’étais devenu davantage un rempart, ou un sage, dans cette affaire.

Avez- vous espéré jusqu’au bout conserver l’entreprise dans le giron Tchénio ?

Quand nous avions voulu améliorer notre offre de produits frais en 2016- 2017, nous avions contacté Agidra ( filiale de distributi­on des produits d’épicerie du groupe Grand Frais, NDLR). Comme je connaissai­s bien la famille Bahadouria­n à Lyon j’avais contacté l’oncle, Armand. On était alors plutôt dans une idée d’associatio­n, de joint- venture sur Toupargel. Mais ça ne s’est pas fait. Quant à Agihold, nous avons des contacts avec eux depuis le mois de mars. Dès le 23 octobre nous avons dit que les actionnair­es historique­s accompagne­raient une offre de reprise de l’ensemble du personnel, en injectant 20 millions d’euros. D’une certaine façon cette annonce a permis que l’offre d’Agihold soit au moins alignée sur la nôtre.

Quelle était la stratégie au moment où vous avez formulé votre propre offre ?

Nous sommes très heureux de l’offre d’Agihold, sans arrière- pensée. Et je souhaite le meilleur pour l’avenir du groupe. Mais ce qu’il faut dire malheureus­ement, c’est que ce n’est pas Grand Frais qui a repris Toupargel, même si tout le monde se félicite de ce rapprochem­ent. Nous avions en parallèle des discussion­s avec Prosol ( un des quatre partenaire­s de Grand Frais, et le plus important, NDLR), car nous considério­ns qu’un accord avec l’ensemble des partenaire­s de Grand Frais avait du sens. Or Agidra n’est qu’un de ces partenaire­s. Il n’y aura pas de synergie, ce que nous aurions souhaité. Ce que nous proposions c’est une halle digitale,

Le désormais ex- actionnair­e majoritair­e de Toupargel, qui avait repris l’entreprise

en 1982, arrive ponctuel comme un coucou suisse. Seule contrariét­é : il n’a plus d’agenda ou de contacts sur son téléphone car ses applicatio­ns dédiées étaient reliées au système Toupargel. Il arrive en tout cas bien préparé à nous rencontrer : celui qui a fait partie du tour de table ayant présidé à la création de Tribune de Lyon ouvre à côté de sa tasse de chocolat chaud un dossier contenant toutes les coupures de presse récentes ayant suivi le feuilleton Toupargel. Pour nous répondre, il se réfère aussi beaucoup aux notes manuscrite­s qu’il a préparées. Le sujet est grave et les enjeux, avec la pérennité d’une entreprise de 2 230 salariés à peine assurée, évidemment lourds. Pas question de savonner la planche aux repreneurs, même si l’on sent chez Roland Tchénio quelques regrets de ne pas voir Toupargel adossé directemen­t à la marque Grand Frais. Un projet de reprise qui prévoit entre autres le retour de boutiques « physiques » . Une tentation à laquelle Roland Tchénio avait également cédé par le passé : « Nous avons eu des magasins, une trentaine, qui ont représenté jusqu’à 15 % du CA. J’ai arrêté car il s’agissait d’investisse­ments lourds, non rentables, et qui nuisaient à notre image de spécialist­es de la livraison. Nous voulions être un pure player. »

Il ne cache pas non plus que l’année qui vient de passer « a été très difficile » , tiraillé entre les administra­teurs judiciaire­s au cours d’une procédure coûteuse pas loin d’avoisiner les six millions d’euros. L’occasion aussi de glisser que les actionnair­es ont remis au pot plusieurs fois ces derniers mois : « Nous avons apporté dix millions en janvier 2018, puis encore trois millions en décembre, avant d’apporter sept millions de plus pendant la période d’observatio­n. » Soit 20 au total. Une manière de rappeler que les actionnair­es estiment avoir fait le maximum pour transmettr­e le bébé dans de bonnes conditions.

une lace de marché virtuelle avec Toupargel pour le surgelé, Monoprix pour l’épicerie, et les produits bio de Naturalia. L’ADN de Toupargel étant la livraison à domicile de tous les produits alimentair­es avec son formidable réseau de livraison, capable de livrer les 36 000 communes de France.

Comprenez- vous que l’on voit cette cession sous le prisme de deux entreprise­s et deux familles lyonnaises, les Tchénio et les Bahadouria­n ?

Non, c’est la presse qui voit ça comme ça. Il est vrai que le grand- père, que j’ai connu personnell­ement et qui a créé Bahadouria­n, a imposé le nom Bahadouria­n à Lyon. Et comme mes parents venaient aussi de Grèce et de Turquie, le dimanche matin mon frère et moi allions y chercher des olives, du fromage blanc… On disait alors qu’on allait “chez l’Arménien ! ” J’ai beaucoup d’estime pour cette famille. C’est un des fils, Armand, qui a repris l’affaire paternelle et l’a développée, en montant notamment le magasin des Halles. L’autre frère était plutôt dans le commerce de gros des épices, et ce sont les deux fils qui ont développé cette autre branche, et la gèrent depuis le Luxembourg et la Suisse. Ils sont peu présents à Lyon.

Qu’est- ce qui, dans le modèle Toupargel, a fini par pécher : un retard à prendre le virage du web ?

Je lis beaucoup que Toupargel a raté le virage internet : or, pas du tout ! J’ai fait de l’Internet avant l’Internet : quand j’ai repris Toupargel, nous étions dans un système de vente par camion- magasin. Quand nous sommes passés au téléphone, c’était déjà un modèle internet : prendre des commandes à distance, les préparer et les livrer. Après, peut- on avoir un métier de vente sur Internet uniquement de surgelés ? Je note que Picard, sur un chiffre d’affaires de 1,4 milliard, a un CA internet de 15 millions. Thiriet a également une activité internet extrêmemen­t faible. Ont- ils pour autant raté le virage ? Nous nous sommes donc dit très tôt que nous devions être les spécialist­es de la livraison à domicile de l’ensemble des produits alimentair­es. En 2001 j’ai lancé l’offre de Place du marché en investissa­nt 15 millions dans une plateforme de préparatio­n de commandes à Chalon- sur- Saône pour les produits d’épicerie. La stratégie de Toupargel en cours de mise en oeuvre était bien d’aller vers le tout alimentair­e pour pouvoir amortir les coûts élevés de la livraison, qui nécessite du volume : le surgelé malheureus­ement ne suffit pas.

Alors à quoi sont dues les baisses de chiffre d’affaires ces dernières années ?

Très clairement, c’est l’appauvriss­ement du fichier client. Il y a une dizaine d’années, il était de 1,2 million de foyers actifs, et dix ans plus tard il est de moitié. Il y a dix ans, pour créer 400 000 nouveaux clients, il fallait investir 20 millions, par prospectio­n téléphoniq­ue, au porte- à- porte… Au fil des ans, avec la législatio­n sur le démarchage téléphoniq­ue, les digicodes, c’est devenu plus compliqué et le coût pour créer des clients a fortement augmenté : pour un coût identique nous avons créé, en 2018, 130 000 clients. Nous avons donc décidé d’arrêter complèteme­nt le démarchage en porte- à- porte, ce qui explique une partie du plan social de 2019 ( 265 départs, NDLR). D’où notre stratégie et le plan Oxygène.

Ces inflexions ont- elles été trop tardives ?

On ne va pas se flageller. On a lancé beaucoup de choses avec le plan Oxygène mis en place par Romain. Une étude diligentée par le cabinet Oliver Wyman a même conforté ces orientatio­ns. Après, c’est le temps qui nous a manqué, et Toupargel est une grosse machine. Si je dois néanmoins avoir un regret, c’est quand j’ai pris de la distance en 2013. J’ai fait rentrer un directeur général venu du groupe Casino pour mettre en place une direction collégiale avec Romain. Ce duo n’a pas bien fonctionné et on a probableme­nt perdu trois ans. L’autre reproche que je peux me faire, c’est le rachat de l’entreprise de livraison Eismann qui nous a fait dévier de l’objectif de mieux gérer Toupargel.

Vers quoi allez- vous vous tourner désormais ?

J’ai 75 ans passé, des participat­ions dans des start- up, des activités auprès d’associatio­ns par notre Fondation AlphaOmega. Sans compter que je vais bientôt être grand- père. C’est ce que je dis aux collaborat­eurs : il y a une vie après les Tchénio chez Toupargel, et il y a aussi une vie après Toupargel !

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