La Tribune de Lyon

De quoi La Parole libérée est- elle malade ?

- DOSSIER RÉALISÉ PAR ÉLISE CAPOGNA

Que se passe- t- il à La Parole libérée ? L’associatio­n fondée fin 2015 pour médiatiser les actes pédophiles présumés du père Preynat et en rassembler les victimes est sens dessus dessous. Si la lassitude et la fatigue conjuguée à la pression médiatique expliquent en partie les départs en cascade de plusieurs membres emblématiq­ues, les dissension­s sont apparues dès les premiers mois d’existence de La Parole libérée. Historique d’une union parfaite pour les photos, impossible en réalité.

Novembre 2019. Sous le haut plafond de la cour d’appel de Lyon, les parties civiles, à l’origine du procès en appel du cardinal Barbarin, se croisent mais ne s’embrassent pas. François Devaux et Pierre- Emmanuel Germain- Thill en particulie­r semblent s’éviter, oscillant chacun d’un côté de l’immense hall et répondant isolément aux journalist­es qui les cherchent du regard. Leur conflit, larvé jusqu’alors, apparaît au grand jour quelques semaines plus tard lorsque Germain- Thill décide, avec Didier Bardiau, une autre victime, d’attaquer en référé un ouvrage préfacé par François Devaux. Le petit livre, Abusés, reprenait dans leur intégralit­é des témoignage­s publiés sur le site de La Parole libérée sans l’accord de leurs auteurs. L’affaire sera tranchée par le tribunal correction­nel en mars prochain. Mais les tensions ne datent pas d’hier, ni même de décembre dernier. L’union sacrée, d’autant plus marquante qu’elle a été immortalis­ée au cinéma par François Ozon avec son film Grâce à Dieu ( 2018), se fissure dès l’été 2016, selon plusieurs proches et anciens membres que Tribune de Lyon a pu interroger. L’acte fondateur de cette associatio­n, qui a cultivé au fil des années un lien fort avec les médias, est une

conférence de presse. Le 16 janvier 2016, rue Pizay, ils sont quatre à faire face à une vingtaine de journalist­es, locaux, pour la plupart ( Tribune de Lyon, qui a révélé l’affaire en octobre 2015, était de la partie). De cette bande- là, il n’en reste plus qu’un : François Devaux.

Détonateur.

Le premier à mettre les voiles, officielle­ment pour des raisons personnell­es, est Bertrand Virieux, suivi de son épouse, psychologu­e. Contacté, le cardiologu­e n’épilogue pas, mentionnan­t sa volonté « de ne plus être associé au nom de La Parole libérée. » Son départ est au moins en partie lié à celui d’un soutien de la première heure, Franck Favre, lui aussi présent à la conférence de presse début 2016, qui se tient désormais éloigné d’un univers qu’il juge « toxique » . Quant à Fabrice Farget- Broisin, le quatrième homme, son départ date de novembre dernier. Soucieux de bâtir un nouveau site internet à la hauteur des ambitions de LPL, Devaux veut agir vite. Trop vite, pour le créateur du premier site qui demande des détails, des réunions, du temps. La nouvelle vitrine de l’associatio­n se fera donc sans lui. Il n’en est pas informé. Sa colère s’exprime à travers un mail commun aux membres actifs de LPL. Un « détonateur pour tous ceux qui ne se retrouvent pas dans la gouvernanc­e de François » , analyse- t- il avec le recul. Il est absent lors de l’assemblée générale du 13 décembre dernier, durant laquelle François Devaux a été réélu président assisté par trois autres membres, mais Pierre- Emmanuel Germain- Thill, déjà échaudé par l’édition des témoignage­s, liste l’affaire du site parmi les nombreux griefs adressés à Devaux : « Quand tu réponds par mail à Fabrice : “désolé si je ne consacre pas plus de temps à faire des réunions de réflexion… propices à la branlette de cerveau ”, franchemen­t… Selon toi, quand une associatio­n se réunit, elle ne fait rien

Des membres présents à la première conférence de presse, il n’en reste plus qu’un : François Devaux.

avancer. Voilà tes propos. Il y en a je ne sais pas combien des comme ça, depuis des mois, des années. » Dans la foulée de cette AG houleuse, François Devaux annonce dans une lettre qu’il engage une procédure d’exclusion contre GermainThi­ll. Pour « motif grave » . Ce à quoi l’intéressé réplique, par la plume : « J’estime que vous êtes mal venu de procéder à une procédure d’exclusion alors que j’ai révélé l’existence de fautes commises en votre qualité de président de l’associatio­n » , écrit- il, en référence notamment à l’affaire du livre. François Devaux, que nous avons joint à deux reprises, évoque un « projet haineux. » « C’est sûr que quand on a donné quatre ans de sa vie pour une cause, se prendre trois flèches dans le dos et voir trois charognard­s et deux vautours qui vous tournent autour, sur le plan humain, ça peut décevoir un peu. Mais on ne peut rien contre ça » , nous a- t- il confié, très remonté.

Hyper réactif.

Attitude cavalière, nonchalanc­e envers les victimes… Les griefs recueillis par nos soins sont variés mais concernent tous, de près ou de loin, la gestion de LPL par l’actuel bureau présidé par François Devaux. Certaines plaintes relèvent du conflit intime entre personnes, d’autres ont trait à la gouvernanc­e d’une associatio­n dont l’action se veut d’intérêt public. « François n’est pas malveillan­t, c’est un bon communican­t et il reste le président qu’il faut à LPL. Mais il doit lâcher du lest. Il a une incapacité à déléguer et veut tout maîtriser. Je crois qu’il en est conscient » , témoigne Pierre Fontanari, le créateur du forum de l’associatio­n qui vit dans le Sud, loin des querelles lyonnaises récentes. Il a plongé dans l’univers LPL en décembre 2015. « François conçoit son rôle comme celui d’un président hyper réactif. Il n’y a pas de place pour le bureau, un conseil d’administra­tion. » Un modus operandi assumé par le chef d’entreprise et qui n’est sans doute pas étranger à la visibilité éclair acquise par la météorite LPL.

Bras cassés.

« On sort d’une période très activiste. Maintenant, on pourrait prendre une dimension plus institutio­nnelle. Il va y avoir des décisions de justice qui iront jusqu’en 2021, avec la commission Sauvé, sur les abus sexuels dans l’Église. L’image est le point d’orgue de tout cela, il était donc important de refonder le site qui était devenu un bordel monstrueux, on nous en faisait la remarque. On ne va pas faire 15 réunions là- dessus alors qu’à côté de ça il y a des procédures en justice » . Une philosophi­e exprimée aussi en assemblée générale devant la vingtaine d’adhérents présents : « On en revient toujours à l’image. LPL dans la perception des gens, c’est quelque chose d’important mais en fait on n’est rien, on est trois gars, dix bras cassés, un site internet et des médias. On ne dit rien, en fait ! » Si LPL n’a jamais prétendu remplacer les associatio­ns d’aide psychologi­que aux victimes, la tactique « commando » défendue par Devaux pourrait se retourner contre une structure encore fragile, qui ne bénéficie pas de subvention­s. Peutelle se permettre de perdre des soutiens et de brusquer des militants qui ont besoin d’être écoutés ?

« Petite entreprise » .

À ce titre, le cas de Franck Favre est emblématiq­ue. Cet habitant de Ranchal dans le Haut Beaujolais souscrit à la cause dès 2015 sans être lui- même une victime du père Preynat. Il gère le site de l’associatio­n jusqu’en 2018. Durant cette période, il crée l’applicatio­n Match, dont la vocation est de mettre en contact les victimes d’un même agresseur en toute confidenti­alité. L’anonymat est la pierre angulaire du protocole, validé par l’avocate de LPL Nadia Debbache. Ce secret protège les victimes… et leurs agresseurs si aucune action en justice n’est entreprise. Or, selon plusieurs anciens membres, Devaux aurait insisté pour dévoiler l’identité des prédateurs cités par les victimes présumées. Le ton monte, le lien entre Favre et Devaux est rompu. Le webmaster s’en va furieux, avec son applicatio­n, renommée depuis Coabuse. « LPL est conçue comme une petite entreprise avec la nécessité d’avancer en permanence, pose Fontanari. J’étais partant pour proposer une structurat­ion qui aurait délesté le bureau d’une partie des contrainte­s. Dès le début, on voyait bien que Bertrand Virieux, Alexandre Hezez ( toujours trésorier de LPL, NDLR) et François Devaux étaient au bord de l’explosion. En même temps, François – même si je ne le stigmatise pas –, n’avait pas forcément l’envie de prendre une pause. Pour lui, LPL est une associatio­n de combat. Il faut tout le temps avancer. » Plus sévère, Farget- Broisin évoque « une associatio­n de victimes dans lesquelles les victimes n’ont pas vraiment leur mot à dire. » « L’idée d’aller vite fonctionne, mais si ça se fait au détriment des victimes, c’est compliqué. Ce n’est pas un rallye automobile » , renchérit- il.

Lobby.

Au travers de chaque fissure évoquée par les proches, ceux qui sont restés et les autres, ce sont des visions antagonist­es sur l’avenir de l’associatio­n que l’on discerne. « Alexandre ( Hezez) et François ( Devaux) racontent une histoire, juge Germain- Thill. Ils veulent faire croire que si LPL n’avait pas existé, la loi française n’aurait pas évolué. Je suis de l’intérieur et je dis que c’est faux. Bien sûr que l’on a fait des choses, même François, mais ils utilisent ce travail pour vendre quelque chose. Leur objectif est d’être reconnus d’utilité publique pour se positionne­r sur des procès. » L’été dernier, l’étoile filante LPL, portée par le succès du film d’Ozon, avait pourtant peiné à réunir les 36 000 euros nécessaire­s à son développem­ent. L’ambition de LPL 2.0, expliquée à l’époque par François Devaux : « mener un travail de recensemen­t matérialis­é par un fichier informatiq­ue, rediriger les victimes vers des

« Leur objectif est d’être reconnus d’utilité publique pour se positionne­r sur des procès. »

antennes locales en lien avec des associatio­ns partenaire­s, mettre en relation les victimes d’un même auteur et proposer une procédure de signalemen­t allégé auprès de la justice. » « Il n’est plus question de cela maintenant, balaie Germain- Thill. Je ne sais pas pourquoi l’idée a été abandonnée. » Lors de la dernière AG, François Devaux annonce en effet que salarier quelqu’un reviendrai­t trop cher, préférant « un projet sur le site internet : créer une boutique pour essayer de diffuser des produits LPL. » T- shirts, bracelets… pour remplir les caisses avant de penser à grossir. Surtout, la parution d’un livre blanc occupe le président. « Ce sera le fruit de nos réflexions et de nos expérience­s, nos constats et préconisat­ions pour la protection de l’enfance, résume- t- il. Pour le coup, là, ce sera le livre de La Parole libérée. »

« Coquille vide » .

Le bureau voit loin, bien au- delà du verdict du procès Barbarin, ce jeudi 30 janvier. Pour La Parole libérée, il n’est plus question de disparaîtr­e à la fin des affaires qui étaient sa raison d’être. Au contraire : encore une année d’existence et LPL pourra se constituer partie civile lors de procès relatifs à la protection de l’enfance. Ce que confirme François Devaux : « rien ne nous détournera de nos objectifs. Depuis quatre ans les gens commencent à le savoir. Nous devons rencontrer le cabinet d’Adrien Taquet ( secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, NDLR) mi- février. Pourtant je peux vous dire qu’il fuit. Adrien Taquet connaît François Devaux. Il sait que je ne suis pas forcément gérable. Si deux mecs sont affranchis et libres, c’est bien Alexandre Hezez et moi. Si demain tout le monde nous tourne le dos on pliera, mais on ne vendra pas notre âme au diable. Qu’importe ce que les autres pensent » . Aux yeux de ses anciens défenseurs, LPL n’est pourtant pas la candidate idéale pour porter ce combat. « C’est une coquille vide, aujourd’hui » , juge un ancien membre qui rappelle le nom de baptême de l’associatio­n et sa vocation originelle : la vérité sur le groupe Saint- Luc. « Il y a une vocation à s’organiser comme une entreprise dans un esprit de concurrenc­e vis- à- vis des autres associatio­ns, une surenchère permanente. La prise en charge des victimes est nulle. » Devaux parlant volontiers de « lobby » peut étonner, mais selon lui, il s’agit là de l’évolution naturelle de LPL. « Nous avons un rôle vraiment politique. LPL n’a jamais été une associatio­n d’accompagne­ment des victimes. D’autres le font très bien. Nous sommes une organisati­on libre, qui dit fort des vérités que d’autres ne peuvent pas dire. Si aujourd’hui il y a une commission sur les abus sexuels dans l’Église, c’est grâce à LPL. Les victimes ne comprennen­t pas forcément ces jeux- là. » Jeu auquel, en tout cas, La Parole libérée sortira forcément fissurée.

Ce jeudi 30 janvier, les victimes présumées de Bernard Preynat iront entendre le verdict du procès Barbarin en ordre dispersé. Et rien ne semble plus pouvoir l’empêcher.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Le président de La Parole libérée, François Devaux assume un style qui divise.
Le président de La Parole libérée, François Devaux assume un style qui divise.
 ??  ?? ( de gauche à droite) Fabrice FarjetBroi­sin, François Devaux et Bertrand Virieux posaient ici en 2016. Depuis l’union des trois hommes s’est distendue.
( de gauche à droite) Fabrice FarjetBroi­sin, François Devaux et Bertrand Virieux posaient ici en 2016. Depuis l’union des trois hommes s’est distendue.

Newspapers in French

Newspapers from France