La Tribune de Lyon

« Redonner du sens et de la rémunérati­on au travail de chacun »

- PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID GOSSART

Pascal Le Merrer est le fondateur et directeur général des Journées de l’Économie ( les Jeco) qui auront lieu en novembre prochain, ainsi que professeur d’économie à l’ENS de Lyon. Il revient pour Tribune de Lyon sur le caractère historique­ment inédit de la crise du Covid- 19, et sur les leçons à en tirer. Faisant le lien entre la crise des Gilets jaunes et le confinemen­t, il alerte sur le creusement des inégalités et le possible retour des populismes. Le Rhône aurait subi 38 % de perte d’activité pendant la crise. Est- ce exceptionn­el ?

Pascal LE MERRER : Oui. Ce sont les zones les plus intégrées dans l’économie mondiale qui ont le plus souffert, et les zones périphériq­ues qui ont fait preuve de davantage de résilience. La Creuse ou la Lozère, les départemen­ts les moins touchés, sont à - 21 % et - 28 % d’activité. Les plus touchés, les Hautsde- Seine, sont à - 41 %.

Le président avait évoqué une

« guerre » . Est- ce une comparaiso­n économique­ment pertinente ?

Non, c’est plus complexe que ça. Les guerres ont généré des pertes incroyable­ment plus élevées que le Covid en termes économique­s. La Première Guerre mondiale, c’est 31 % de PIB perdus pour la France, la Seconde, 49 %. Aujourd’hui, les optimistes tablent autour de 8 % de PIB perdus en 2020. Mais les mesures imposées aux entreprise­s vont impacter la productivi­té durablemen­t, et pas seulement pendant la période de retour à la normale. Donc on s’approche plutôt d’une perte de PIB de 10 %.

Mais ici, il ne s’agit pas que de perte de PIB… Est- ce du jamais vu ?

La guerre détruit massivemen­t les deux facteurs de production, le stock de capital et le capital humain. De leur côté, les pandémies dans l’histoire ont surtout détruit le capital humain. Or là c’est très particulie­r, puisque l’économie a été volontaire­ment mise à l’arrêt : à la fois l’offre et la demande. Un peu comme si on faisait une expérience grandeur nature : « Tiens, et si on arrêtait l’économie ? » Ça, ça n’avait jamais été fait. C’est absolument passionnan­t, étonnant. Et les enjeux économique­s pour en sortir sont également nouveaux.

Est- ce l’occasion pour les chercheurs en économie d’examiner l’histoire en marche ?

Ce qu’il est amusant de constater c’est effectivem­ent

la réactivité des économiste­s : tout de suite, ils se sont aperçus qu’il fallait comprendre ce qui se passait et donner des pistes de réflexion à ceux qui prenaient les décisions. Alors que, lors de la crise de 2008, on avait beaucoup reproché aux économiste­s de ne pas avoir su anticiper et d’avoir réagi très tardivemen­t.

À Lyon, également, à l’ENS, on a travaillé sur la crise ?

Oui, mais pas seulement. Vous avez le centre d’économie à Écully, le Gate, qui travaille sur l’économie comporteme­ntale. C’est très intéressan­t dans le cadre d’une pandémie. Qu’est- ce qui fait qu’on est plus ou moins coopératif ? Il y a des programmes de recherche qui ont démarré, le CNRS a lancé des appels à projets. Comprendre le comporteme­nt des gens est essentiel : Esther Duflo, prix Nobel d’économie — qui va venir aux Jeco cette année — porte sur la pauvreté un regard très concret : elle a vu que les familles qui acceptaien­t de vacciner leurs enfants avaient un effet positif majeur sur l’éducation, puisque les enfants vaccinés sont des enfants qui vont à l’école. La vaccinatio­n est plus efficace que les grands plans sur l’éducation de la Banque mondiale !

Quels sont les nouveaux enjeux économique­s qui sont apparus ?

Cette crise a révélé que l’on avait des systèmes de production très vulnérable­s parce qu’organisés en chaîne de valeur mondiale. D’où le concept récent de « résilience productive » : le fait de savoir si l’on est capable de s’adapter, en reposition­nant des production­s immédiatem­ent sur une autre activité. Or on a vu que l’on était assez faible de ce point de vue : quand il a fallu produire des masques, des respirateu­rs, des gants chirurgica­ux, on a eu de gros problèmes. Autre particular­ité de cette crise : nous avons eu des approches très court- termistes. Généraleme­nt, on dit que le marché est myope et l’État prévoyant. Là, les deux ont été myopes. L’Allemagne a beaucoup mieux géré les lits médicaux et les tests. L’État aurait dû avoir un horizon plus long.

Sommes- nous devenus trop dépendants ?

L’idée d’être dépendant de plusieurs sources de production en économie n’est pas un problème en soi, si c’est efficace. Mais on a perdu à la fois la production et la diversité d’approvisio­nnement. Si vous avez cinq pays producteur­s de masques, vous avez encore des chances d’en avoir même si un pays

arrête la production. Si un producteur pèse un poids énorme comme la Chine pour les masques, vous devenez alors dépendant. Cependant il ne faut pas forcément revenir en arrière en remettant des frontières. Car quel serait le ratio coût/ avantage de démondiali­ser ? Vous produisez à des coûts plus élevés, avec comme conséquenc­e possible une robotisati­on de la chaîne de production. Ou le choix de fabriquer des produits à haute valeur ajoutée qui nécessiten­t de la main- d’oeuvre qualifiée. Et alors, la main- d’oeuvre la plus exposée au chômage ne bénéficier­a pas de cette mondialisa­tion !

Les forces de Lyon et de sa région se seraient donc retournées contre elles ?

On voit bien les secteurs touchés avec les chiffres du chômage partiel. 80 % dans l’hôtellerie- restaurati­on, 75 % dans le BTP, 61 % dans le matériel de transport. Mais la question c’est : ces activités peuvent- elles se reposition­ner rapidement sur des production­s devenues, brutalemen­t, très demandées ? On voit que Seb se reposition­ne sur les vélos électrique­s, par exemple. Et le problème, ce n’est pas que la mondialisa­tion, c’est aussi la concentrat­ion. Imaginer que les emplois chinois reviendrai­ent en France juste parce qu’on ne ferait plus fabriquer en Chine, ça revient à expliquer que l’économie peut marcher à reculons.

Les collectivi­tés locales se sont montrées réactives pendant cette crise : Région, villes, Métropole ont distribué des masques, des aides… Le politique local peut- il sortir gagnant ?

Les collectivi­tés locales peuvent certaineme­nt être gagnantes : l’impact sanitaire a été très hétérogène entre secteurs économique­s, géographiq­ues. C’est donc très compliqué dans ce cas- là d’agir au niveau local, comme sur les commerces. Il faut un maillage très fin pour pouvoir faire arriver l’argent là où il y a un besoin. Et ça c’est compliqué pour l’État, qui est celui qui ouvre les « vannes » . Pour les collectivi­tés, il y a donc un véritable enjeu à aller vers les citoyens les plus touchés.

Sous peine d’un retour au populisme ? Ne peut- il y avoir au contraire un retour en grâce du politique ?

On constate une multiplica­tion des inégalités de trajectoir­es. Si vous êtes pauvre et que le système vous garantit que vous allez rester pauvre par manque de mobilité sociale, c’est un souci. En France, l’absence de mobilité sociale est vraiment un gros problème. Plus encore que les inégalités elles- mêmes. Vous vous retrouvez alors avec un « carré infernal » : stagnation séculaire ( pas de croissance démographi­que ni de progrès technique, NDLR), retour des frontières, montée des risques et perte de confiance. D’où un risque de retour au populisme, y compris au niveau local.

Le penchant vers une économie de proximité, le vélo, les produits frais en bas de chez soi, peut- il perdurer ?

C’est une question : est- ce qu’on va bénéficier des avantages d’une économie de proximité, mais qui fonctionne­rait mieux grâce aux nouvelles technologi­es, qui s’adapterait au plus près à nos besoins ? On a par exemple constaté pendant la crise une croissance des paiements sans contact, au point qu’il aurait fallu des années pour atteindre le niveau d’aujourd’hui sans cela. De même pour le télétravai­l. Cela va aussi concerner la grande distributi­on qui va vouloir appuyer sur le consommer local. C’est une reconfigur­ation qui peut jouer un grand rôle à l’avenir.

Le local aurait un avenir au détriment du global, finalement ?

Ce qui m’inquiète c’est le manichéism­e : fermer les frontières, c’est se désintégre­r. Or aujourd’hui, on doit concilier l’intégratio­n et l’ancrage territoria­l des activités.

Que faire pour réinventer cette économie ?

Jusque- là, on traitait les inégalités avec de la redistribu­tion : des impôts, des allocation­s, des « bouées » . Or, cela n’a pas résolu les problèmes. Il faut être davantage multidimen­sionnel. On va devoir par exemple repenser les questions intergénér­ationnelle­s : certains ont payé le prix sanitaire, d’autres le prix économique. Et l’on cumule une montagne de dettes qui seront remboursée­s sur plusieurs génération­s. La question de la solidarité intergénér­ationnelle va donc revenir fortement sur le tapis. Ça ne peut que créer des tensions.

L’avenir semble plutôt sombre, donc ?

L’histoire des Gilets jaunes aurait dû davantage nous servir de signal d’alarme sur cette marginalis­ation invisible. Il y a de nombreux enseigneme­nts à en tirer. Ce ne sont pas les banlieues qui se sont enflammées, ce sont les ronds- points des territoire­s périphériq­ues, les petites classes moyennes frappées par une sensation de déclasseme­nt. C’est à ça qu’il faut répondre. La crise sanitaire est peut- être une opportunit­é pour que les citoyens qui sont les perdants des trois décennies passées retrouvent une place. Car on voit bien que ceux qui ont été au front pendant la crise ne sont pas du tout ceux qui ont été les gagnants de ces dernières décennies. Il faut valoriser autrement nos activités économique­s, que ceux qui y participen­t soient insérés différemme­nt. Il va falloir changer des choses en profondeur pour mettre de l’efficacité dans notre manière de travailler, que cela redonne du sens, et de la rémunérati­on, au travail de chacun. Et notamment à ceux qui ont été délaissés jusque- là. »

« Les gilets jaunes auraient dû davantage nous servir de signal d’alarme. »

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