La Tribune de Lyon

L’invité.

Vincent Carry. « On ne peut pas laisser le monde de la nuit dans un angle mort »

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE SICARD

À la tête d’Arty Farty, l’associatio­n qui gère entre autres le festival de musiques électroniq­ues Nuits Sonores et le club Le Sucre, Vincent Carry joue les poils à gratter auprès des politiques culturelle­s. Il a lancé cette année L’Appel des indépendan­ts pour fédérer les structures indépendan­tes et imaginer le paysage culturel de demain.

À la veille d’un potentiel troisième confinemen­t, alors que les salles de concert et les clubs sont fermés depuis un an et les festivals annulés, comment envisagez- vous Nuits Sonores 2021 ? Vincent CARRY : Notre première nécessité, c’est d’être les plus réactifs possible pour que, si on en a la possibilit­é, le festival puisse exister, dans une forme bien évidemment réduite qui mêlera sûrement le présentiel au numérique. La chance de Nuits Sonores, c’est d’être implanté au milieu d’un espace urbain, avec des festivalie­rs tout autour. Il n’y a pas de difficulté­s de mobilité. Notre deuxième avantage, c’est que notre billetteri­e n’est pas dépendante des tournées des grands artistes internatio­naux. Nous programmon­s des artistes émergents ou plus confirmés, c’est un confort qui nous permet d’être très réactifs. En revanche, nous avons beau étayer des scénarios pour nous adapter à différents types de situation, on nage en plein brouillard. Je suis assez étonné de voir des festivals annoncer leur programmat­ion et même certains ouvrir leur billetteri­e.

Après une édition 2020 annulée, imaginezvo­us que les prochaines Nuits Sonores aient lieu sous une forme numérique pour continuer de faire vivre le festival ?

Bien sûr qu’au minimum il y aura des formats hybrides, ou même un format en ligne. Nous sommes outillés pour ça puisque dans les prochaines semaines, nous allons lancer We are Europe, un média en ligne en associatio­n avec huit autres festivals européens de musiques électroniq­ues. Mais si les concerts en ligne ont l’intérêt de valoriser le travail des artistes, ce format ne dessine pas de modèle économique crédible. Il pose aussi un vrai problème concernant le coeur de notre métier. Ce qui nous fait respirer, c’est de rassembler les gens et de faire en sorte qu’ils partagent ces espaces très importants que sont le dancefloor, la scène de concert, le club…

Dans Libération, vous comparez le dance floor à un ring politique. Le monde culturel de la nuit doit mener un tel combat pour défendre son rôle dans la société ?

C’est un espace très important sur le plan artistique et culturel, puisque c’est là que se joue la rencontre entre les artistes et le public. Mais c’est aussi un lieu essentiel pour la jeunesse car c’est ici qu’elle se constitue dans sa vie sociale, artistique et citoyenne. C’est dans les cafés, les salles de concert ou les lieux de nuit que les nouvelles génération­s s’approprien­t les grandes thématique­s actuelles, comme l’égalité hommes- femmes ou la question environnem­entale. Que ces lieux soient fermés en plus des université­s est extrêmemen­t brutal pour les jeunes.

Avez- vous l’impression que le gouverneme­nt a oublié le monde de la nuit ?

J’ai publié cette tribune pour interpelle­r Roselyne Bachelot car à plusieurs reprises, la ministre de la Culture a renvoyé le secteur de la nuit avec mépris en rappelant que l’on dépendait du ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas nouveau, depuis plusieurs décennies il y a une réelle indifféren­ce des pouvoirs publics à l’égard de notre secteur. Pourtant, le milieu des musiques électroniq­ues et de la nuit a évolué : ce sont des artistes, des labels, des managers, des médias et aussi des publics. On ne peut pas mettre tout ce monde- là dans un angle mort, ni les stigmatise­r comme des gens totalement irresponsa­bles alors que la plupart des acteurs de ce secteur s’engagent à créer des endroits sécurisant­s.

Pourtant la réouvertur­e de ces lieux risque d’être compliquée puisque, par essence, les clubs, salles de concert ou festivals sont des espaces de contacts…

Bien entendu, il y a un antagonism­e entre cette épidémie et ce qu’on fait. Ma préoccupat­ion ce n’est pas de savoir si on va rouvrir le 15 mai, le 15 juillet ou le 15 septembre, mais c’est de mettre en place un accompagne­ment de ce secteur dans la durée. Quelle que soit la date à laquelle on pourra reprendre nos activités, le gouverneme­nt ne doit pas laisser tomber les artistes et les structures. Cette crise est aussi l’occasion de faire l’état des lieux du paysage culturel et de pointer quelles sont nos priorités. C’est pour cela qu’on a lancé L’Appel des indépendan­ts suite au premier confinemen­t.

Comment est né cet appel ?

Il est né à Lyon, au moment où j’ai appelé mes camarades de Mediatone qui venaient d’annuler le festival Reperkusou­nd. Nous étions en train de nous demander si nous allions maintenir Nuits Sonores, comment nous allions gérer la fermeture du Sucre… Avec d’autres structures culturelle­s indépendan­tes lyonnaises, comme Ninkasi, Le Transborde­ur ou Le Petit

Bulletin, nous avions l’intuition que nous allions prendre un tsunami. Notre premier réflexe a été de nous rassembler avec d’autres structures indépendan­tes, venant aussi bien du milieu de l’édition que du cinéma, de l’art contempora­in ou du spectacle vivant, pour partager nos réflexions. C’est un mouvement de solidarité presque sans précédent qui rassemble 1 600 structures au niveau national. Nous avons ensuite engagé un travail de réflexion qui a abouti cet automne à deux journées d’états généraux à Lyon. Des thématique­s essentiell­es ont émergé pour constituer un manifeste : notre grande priorité, c’est la jeunesse, mais aussi la responsabi­lité environnem­entale, sociétale et sociale et quel paysage culturel on veut voir émerger après cette crise.

Parmi vos axes de réflexion, vous demandez un rééquilibr­age des subvention­s. N’est- ce pas paradoxal de se réclamer indépendan­t et de vouloir plus d’argent public ?

Ce n’est pas paradoxal du tout : des indépendan­ts, ce sont des structures culturelle­s qui peuvent travailler avec le secteur privé et qui peuvent aussi toucher une part de financemen­t public, mais qui n’appartienn­ent pas à un grand groupe industriel. Nous ne demandons pas plus de subvention­s, mais un rééquilibr­age des moyens publics de la culture, dont la répartitio­n ne correspond plus aux pratiques des Français. Le fameux plan de relance l’a démontré très clairement. Ses politiques publiques sont très majoritair­ement tournées vers le patrimoine, l’art lyrique et les cultures classiques, et très majoritair­ement tournées vers Paris. Cela appelle un rééquilibr­age. Le logiciel des politiques publiques de la culture n’a pas été updaté depuis longtemps.

Après un an de pandémie, est- ce qu’Arty Farty est en péril ?

Nous avons pu tenir grâce aux dispositif­s de soutien à la culture, aux prêts garantis par l’État et aux collectivi­tés locales qui ont joué le jeu en maintenant leurs financemen­ts indépendam­ment de la tenue des festivals. Toutes ces aides nous ont permis de passer le cap de 2020 et on va tout faire pour passer celui de 2021. Mais au- delà, si la crise s’éternise, c’est un point d’interrogat­ion pour nous.

« Le logiciel des politiques publiques de la culture n’a pas été updaté depuis longtemps. »

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