L’invité.
Vincent Carry. « On ne peut pas laisser le monde de la nuit dans un angle mort »
À la tête d’Arty Farty, l’association qui gère entre autres le festival de musiques électroniques Nuits Sonores et le club Le Sucre, Vincent Carry joue les poils à gratter auprès des politiques culturelles. Il a lancé cette année L’Appel des indépendants pour fédérer les structures indépendantes et imaginer le paysage culturel de demain.
À la veille d’un potentiel troisième confinement, alors que les salles de concert et les clubs sont fermés depuis un an et les festivals annulés, comment envisagez- vous Nuits Sonores 2021 ? Vincent CARRY : Notre première nécessité, c’est d’être les plus réactifs possible pour que, si on en a la possibilité, le festival puisse exister, dans une forme bien évidemment réduite qui mêlera sûrement le présentiel au numérique. La chance de Nuits Sonores, c’est d’être implanté au milieu d’un espace urbain, avec des festivaliers tout autour. Il n’y a pas de difficultés de mobilité. Notre deuxième avantage, c’est que notre billetterie n’est pas dépendante des tournées des grands artistes internationaux. Nous programmons des artistes émergents ou plus confirmés, c’est un confort qui nous permet d’être très réactifs. En revanche, nous avons beau étayer des scénarios pour nous adapter à différents types de situation, on nage en plein brouillard. Je suis assez étonné de voir des festivals annoncer leur programmation et même certains ouvrir leur billetterie.
Après une édition 2020 annulée, imaginezvous que les prochaines Nuits Sonores aient lieu sous une forme numérique pour continuer de faire vivre le festival ?
Bien sûr qu’au minimum il y aura des formats hybrides, ou même un format en ligne. Nous sommes outillés pour ça puisque dans les prochaines semaines, nous allons lancer We are Europe, un média en ligne en association avec huit autres festivals européens de musiques électroniques. Mais si les concerts en ligne ont l’intérêt de valoriser le travail des artistes, ce format ne dessine pas de modèle économique crédible. Il pose aussi un vrai problème concernant le coeur de notre métier. Ce qui nous fait respirer, c’est de rassembler les gens et de faire en sorte qu’ils partagent ces espaces très importants que sont le dancefloor, la scène de concert, le club…
Dans Libération, vous comparez le dance floor à un ring politique. Le monde culturel de la nuit doit mener un tel combat pour défendre son rôle dans la société ?
C’est un espace très important sur le plan artistique et culturel, puisque c’est là que se joue la rencontre entre les artistes et le public. Mais c’est aussi un lieu essentiel pour la jeunesse car c’est ici qu’elle se constitue dans sa vie sociale, artistique et citoyenne. C’est dans les cafés, les salles de concert ou les lieux de nuit que les nouvelles générations s’approprient les grandes thématiques actuelles, comme l’égalité hommes- femmes ou la question environnementale. Que ces lieux soient fermés en plus des universités est extrêmement brutal pour les jeunes.
Avez- vous l’impression que le gouvernement a oublié le monde de la nuit ?
J’ai publié cette tribune pour interpeller Roselyne Bachelot car à plusieurs reprises, la ministre de la Culture a renvoyé le secteur de la nuit avec mépris en rappelant que l’on dépendait du ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas nouveau, depuis plusieurs décennies il y a une réelle indifférence des pouvoirs publics à l’égard de notre secteur. Pourtant, le milieu des musiques électroniques et de la nuit a évolué : ce sont des artistes, des labels, des managers, des médias et aussi des publics. On ne peut pas mettre tout ce monde- là dans un angle mort, ni les stigmatiser comme des gens totalement irresponsables alors que la plupart des acteurs de ce secteur s’engagent à créer des endroits sécurisants.
Pourtant la réouverture de ces lieux risque d’être compliquée puisque, par essence, les clubs, salles de concert ou festivals sont des espaces de contacts…
Bien entendu, il y a un antagonisme entre cette épidémie et ce qu’on fait. Ma préoccupation ce n’est pas de savoir si on va rouvrir le 15 mai, le 15 juillet ou le 15 septembre, mais c’est de mettre en place un accompagnement de ce secteur dans la durée. Quelle que soit la date à laquelle on pourra reprendre nos activités, le gouvernement ne doit pas laisser tomber les artistes et les structures. Cette crise est aussi l’occasion de faire l’état des lieux du paysage culturel et de pointer quelles sont nos priorités. C’est pour cela qu’on a lancé L’Appel des indépendants suite au premier confinement.
Comment est né cet appel ?
Il est né à Lyon, au moment où j’ai appelé mes camarades de Mediatone qui venaient d’annuler le festival Reperkusound. Nous étions en train de nous demander si nous allions maintenir Nuits Sonores, comment nous allions gérer la fermeture du Sucre… Avec d’autres structures culturelles indépendantes lyonnaises, comme Ninkasi, Le Transbordeur ou Le Petit
Bulletin, nous avions l’intuition que nous allions prendre un tsunami. Notre premier réflexe a été de nous rassembler avec d’autres structures indépendantes, venant aussi bien du milieu de l’édition que du cinéma, de l’art contemporain ou du spectacle vivant, pour partager nos réflexions. C’est un mouvement de solidarité presque sans précédent qui rassemble 1 600 structures au niveau national. Nous avons ensuite engagé un travail de réflexion qui a abouti cet automne à deux journées d’états généraux à Lyon. Des thématiques essentielles ont émergé pour constituer un manifeste : notre grande priorité, c’est la jeunesse, mais aussi la responsabilité environnementale, sociétale et sociale et quel paysage culturel on veut voir émerger après cette crise.
Parmi vos axes de réflexion, vous demandez un rééquilibrage des subventions. N’est- ce pas paradoxal de se réclamer indépendant et de vouloir plus d’argent public ?
Ce n’est pas paradoxal du tout : des indépendants, ce sont des structures culturelles qui peuvent travailler avec le secteur privé et qui peuvent aussi toucher une part de financement public, mais qui n’appartiennent pas à un grand groupe industriel. Nous ne demandons pas plus de subventions, mais un rééquilibrage des moyens publics de la culture, dont la répartition ne correspond plus aux pratiques des Français. Le fameux plan de relance l’a démontré très clairement. Ses politiques publiques sont très majoritairement tournées vers le patrimoine, l’art lyrique et les cultures classiques, et très majoritairement tournées vers Paris. Cela appelle un rééquilibrage. Le logiciel des politiques publiques de la culture n’a pas été updaté depuis longtemps.
Après un an de pandémie, est- ce qu’Arty Farty est en péril ?
Nous avons pu tenir grâce aux dispositifs de soutien à la culture, aux prêts garantis par l’État et aux collectivités locales qui ont joué le jeu en maintenant leurs financements indépendamment de la tenue des festivals. Toutes ces aides nous ont permis de passer le cap de 2020 et on va tout faire pour passer celui de 2021. Mais au- delà, si la crise s’éternise, c’est un point d’interrogation pour nous.
« Le logiciel des politiques publiques de la culture n’a pas été updaté depuis longtemps. »