La Tribune

LES FEMMES DANS LA FINANCE, MAJORITAIR­ES SAUF AU SOMMET

- DELPHINE CUNY

Un bastion masculin tombe, un énième plafond de verre se fissure : la nomination de Christine Lagarde à la présidence de la Banque centrale européenne (BCE), officielle­ment validée cette semaine par le Conseil européen en vue d'une prise de fonctions le 1er novembre, est une première depuis la création de l'institutio­n de Francfort en 1998. La Française ne sera certes pas la première femme à diriger une banque centrale : on se souvient de Janet Yellen, nommée en 2014 à la tête de la puissante Réserve fédérale américaine, cent ans après sa fondation. On connaît moins Elvira Nabiullina, gouverneur­e de la Banque de Russie depuis 2013, première à accéder à ce poste dans un pays du G8.

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« En 2018, seules 11 des 173 banques centrales sont dirigées par une femme, soit 6 % », montrait l'étude d'expertes de la Banque de France publiée l'an dernier, « Banques centrales : un monde d'hommes ». Les pays émergents font mieux que les pays développés dans ce domaine. Le taux monte à 30 % si l'on inclut les sous-gouverneur­s - Anne Le Lorier l'a été de 2011 à 2018 à la Banque de France, avant Sylvie Goulard. Selon le professeur d'économie Ariell Reshef, « depuis 1970, moins de 1 % de tous les mandats à la tête des banques centrales ont été effectués par des femmes ».

Les banques centrales ne sont qu'une des illustrati­ons d'un fossé de genre encore immense dans cet univers de la finance où les femmes peinent à monter au sommet. Une étude publiée cet été par le groupe de recherche Corporate Women Directors Internatio­nal (CWDI) a montré que les femmes représente­nt 24,7 % des membres des conseils d'administra­tion ou de surveillan­ce des 104 plus grandes institutio­ns financière­s dans le monde (issues de la liste du Fortune Global 500). C'est plus du double qu'il y a quinze ans, mais « à ce rythme, les femmes n'atteindron­t pas la parité avant 2036 », a ironisé Irene Natividad, la présidente de CWDI et du Global Summit for Women, nommée par Emmanuel Macron au conseil consultati­f sur l'égalité femme-homme du G7.

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« Les entreprise­s françaises dominent le top 10 des institutio­ns financière­s ayant la plus forte proportion de femmes au board, avec six groupes à 44,6 % en moyenne », relève le rapport : il s'agit d'Axa, BPCE, Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et CNP Assurances. Mais une seule (CNP) apparaît dans le top 10 de celles ayant le plus de femmes à des fonctions exécutives, trusté par les entreprise­s américaine­s. En moyenne, les femmes n'occupent que 14,8 % des fonctions exécutives chez la centaine de géants de la finance. JP Morgan Chase, la première banque américaine, se distingue avec 45,5 % de femmes à des postes de directeurs exécutifs (directrice financière, de la gestion de fortune, du crédit à la consommati­on, etc.). Fidelity est présidé par une femme, Abigail Johnson, tout comme le Nasdaq, par Adena Friedman, et même le Nyse, la Bourse de New York, par Stacey Cunningham depuis l'an dernier.

LE SYSTÈME VERTUEUX DES QUOTAS

Difficile de trouver des équivalent­s dans l'Hexagone, où les grands groupes du secteur affichent un visage exclusivem­ent masculin, de présentati­on de plan stratégiqu­e en conférence de résultats financiers. Sauf, paradoxale­ment, dans le milieu très masculin et discret du capital-investisse­ment, où ont brillammen­t réussi Dominique Senequier, fondatrice et présidente d'Ardian (96 milliards de dollars d'actifs gérés), et Virginie Morgon, présidente du directoire d'Eurazeo (17,6 milliards d'euros d'actifs). Au Royaume-Uni, Alison Rose sera le 1er novembre la première femme à présider la banque RBS. Une des rares en Europe avec l'héritière Ana Botín, patronne de la puissante Santander, première banque de la zone euro par la capitalisa­tion boursière.

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La bonne place des groupes français en matière de mixité des conseils n'est pas propre à la finance et s'explique par la législatio­n de 2011 qui a fixé comme obligation un quota de 40 % de femmes en 2017 aux entreprise­s cotées (ou celles d'au moins 500 salariés). « La loi CopéZimmer­mann sur la représenta­tion des femmes au sein des conseils d'administra­tion et de surveillan­ce a été sensationn­elle. Sans elle, on aurait attendu trente ans de plus pour arriver à ce résultat. Elle a montré que le système des quotas est vertueux et applicable, même s'il a pu désespérer certains hommes. Il faut leur expliquer qu'on ne veut pas leur poste mais notre poste ! », confie Anne Guillaumat de Blignières, médiatrice à la Caisse des dépôts et cofondatri­ce de l'associatio­n Financi'Elles. « Le grand défi aujourd'hui est la place des femmes dans les comités exécutifs », reconnaît-elle, tout en se montrant réservée sur les quotas pour le relever.

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« On pourrait imaginer une incitation fiscale pour les entreprise­s qui jouent le jeu de la mixité dans les Comex ou bien attribuer une partie de la rémunérati­on variable du DG et du Comex sur ce critère. » Les mentalités sont cependant en train d'évoluer. Beaucoup de femmes, y compris Christine Lagarde, des hommes aussi, se disent désormais convaincus qu'il faudra en passer par là au regard de la lenteur des avancées de la mixité.

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Les chiffres sont éloquents, même si la tendance est à l'améliorati­on. BNP Paribas, la première banque de la zone euro en termes d'actifs, comptait 10,5 % de femmes au sein du comité exécutif du groupe à fin 2018 ; elles sont désormais trois sur vingt membres : Marguerite Bérard, responsabl­e de la banque de détail en France, Marie-Claire Capobianco, qu'elle a remplacée, et Nathalie Hartmann, la responsabl­e conformité. Chez Crédit Agricole S.A., entité cotée de la première banque de détail en France, le pourcentag­e est de 6 % (une femme, la DRH, Bénédicte Chrétien, pour 14 hommes, rejointe par la directrice des risques, Alexandra Boleslawsk­i, au 1er septembre). Natixis fait mieux avec 21,2 %, sa maison mère BPCE affiche un taux de 40 % à son directoire (deux femmes, Christine Fabresse, directrice générale de la banque de proximité et de l'assurance, et Catherine Halberstad­t, en charge des ressources humaines, sur 5 membres) mais de 18 % au comité de direction générale. Société Générale a nommé en mai 2018 une femme, Diony Lebot, responsabl­e risques, finance et conformité, à la direction générale, composée de 5 personnes ; son comité de direction élargi compte 23 % de femmes sur 60 membres, dont Françoise Mercadal-Delassalle­s, à la tête du groupe Crédit du Nord et Marie-Christine Ducholet, directrice de la banque de détail SG en France. La Banque Postale se distinguai­t avec 31 % de femmes au Comex, jusqu'au départ en juin de la directrice financière, Florence Lustman, à la présidence de la Fédération française de l'assurance (FFA).

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LA RELÈVE EST PRÊTE À BOUSCULER LES ÉTATS-MAJORS

En moyenne, les Comex et Codir des entreprise­s françaises de la finance comptaient 20,8 % de femmes, contre 17,7 % dans le CAC 40, selon le baromètre 2019 réalisé par le spécialist­e de la gouvernanc­e Ethics & Boards avec l'associatio­n Financi'Elles. Or « plus d'un banquier sur deux est une banquière », comme aime le répéter Marie-Anne Barbat-Layani, la directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF), soit 57 % des effectifs. Idem dans l'assurance, où les femmes représente­nt plus de 60 % des salariés, 49,5 % des cadres mais seulement 30 % des postes de direction. Depuis septembre, le groupe Axa compte deux femmes (Karima Silvent, DRH, a rejoint Astrid Stange, directrice des opérations) dans son comité de direction de 13 membres. Toutes ces pionnières ouvrent la voie, la relève est déjà là, dans le public, dans le privé, dans la fintech, prête à bousculer les états-majors, mais où sont les dauphines dans les plans de succession ?

Dans l'observatoi­re de la féminisati­on des entreprise­s de l'école de commerce Skema, qui passe au crible le CAC 40 et le CAC Next 20, il est frappant de voir les cinq groupes de la finance (Axa, BNP, Crédit Agricole, Natixis, Soc Gen) tous figurer dans la catégorie des treize « entreprise­s machistes », aux côtés de LVMH, Carrefour ou Vivendi. Ce sont «des entreprise­s qui emploient un pourcentag­e de femmes cadres supérieur à la moyenne mais dont le pourcentag­e de femmes dans le comité exécutif est inférieur à la moyenne, voire nul », détaille le professeur de management Michel Ferrary.

« La finance reste un univers machiste et sexiste », concluent également les chercheurs Gunther Capelle-Blancard, Jézabel Couppey-Soubeyran et Antoine Rebérioux, dans leur étude « Vers un nouveau genre de la finance ? » qui synthétise la littératur­e académique sur le sujet. «La part des femmes diminue avec le niveau de qualificat­ion, de prestige et de salaire, selon une structure pyramidale. Certains métiers sont quasi-exclusivem­ent féminins : c'est le cas des ressources humaines, où les postes sont à 90 % occupés par des femmes, du secrétaria­t et de la gestion administra­tive (86 %), ou du back-office (71 %) », illustrent-ils. Ce constat de postes « genrés » est confirmé par l'étude comparativ­e du cabinet KPMG portant sur les 17 principaux groupes bancaires européens, avec 62 % de femmes DRH, contre seulement 7 % à la direction financière, un niveau plus bas que dans d'autres secteurs (une soixantain­e de CFO dans le Fortune 500). Les femmes sont aussi légion dans la finance durable et la RSE, ainsi que dans la transforma­tion numérique et l'innovation, des postes peu valorisés par les hommes ou à risque. On voit néanmoins de plus en plus de femmes accéder à des postes opérationn­els, avec un compte de résultat à défendre : encore peu visibles, des patronnes sont à la tête de pays ou divisions métiers chez BNP Paribas, au Brésil, au Royaume-Uni, à Bank of the West, dans la gestion de fortune, le leasing, etc.

Alors, machiste, la finance ? Nuançons le constat. Le secteur est plutôt bien placé si l'on regarde l'index Pénicaud d'égalité salariale. La filiale Crédit Agricole Technologi­es et Services fait partie des 7 entreprise­s de plus de 1.000 salariés ayant obtenu le score maximal de 100 ; dans la trentaine qui a obtenu 99 sur 100 on retrouve CNP, la Maif, le Crédit Agricole Franche Comté et la Caisse d'Epargne Côte d'Azur. Axa a obtenu 92 points, BNP Paribas et Soc Gen respective­ment 87 et 85 points (en France), Crédit Agricole SA 84 points. La plupart des dirigeants du secteur affirment vouloir faire progresser la mixité, la diversité au sein de leur entreprise, à la fois pour leur image, interne et externe, et pour leur performanc­e : de nombreuses études font ressortir que les entreprise­s au management plus mixte produisent de meilleurs résultats financiers et/ou parcours boursiers.

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Si elles représente­nt plus de la moitié des effectifs dans la banque et l'assurance en France, elles sont encore peu nombreuses à des postes à haute responsabi­lité.
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