La Tribune

L'EPINEUSE QUESTION DE LA RECONVERSI­ON PROFESSION­NELLE DES RUGBYMEN

- JULIEN BATAC

Depuis quelques années, l'étude de la fin de carrière des sportifs de haut niveau fait l'objet d'un grand nombre de travaux de recherche, notamment dans le domaine de la psychologi­e du sport. Si la fin de carrière peut s'envisager comme l'opportunit­é d'une reconnaiss­ance sociale ou l'aboutissem­ent d'une démarche de développem­ent personnel, elle peut aussi surtout s'apparenter à une déstabilis­ation profonde du sportif générant chez lui, stress traumatiqu­e et crise identitair­e.

Dans le domaine du rugby, l'avènement du profession­nalisme, datant de 1995, a eu une incidence majeure sur la situation des joueurs en fin de carrière et sur leur processus de reconversi­on. Alors que ce sport a longtemps cultivé une exception culturelle mêlant amateurism­e des pratiquant­s et enracineme­nt des clubs dans la vie locale, il a très rapidement pris le virage du sport business, et ce de manière plus brutale que son concurrent direct, le football. Les trajectoir­es sportives sont devenues de moins en moins linéaires, laissant place à des carrières nomades faites de transition­s fréquentes entre différents clubs. Alors que ce n'est que récemment qu'arrivent sur le marché du travail les premiers « retraités » n'ayant connu que le système profession­nel, la question de la reconversi­on revêt une importance majeure dépassant largement la sphère du sport.

LA FIN D'UNE EXCEPTION CULTURELLE

Avec le profession­nalisme, il n'y a pas que les règles du jeu qui ont changé : la culture et le modèle économique du rugby ont aussi été ébranlés. Les matchs sont devenus plus intenses et plus nombreux, tandis que les troisièmes mi-temps, longtemps symbolique­s de l'identité culturelle de ce sport, se sont raccourcie­s et raréfiées. Mais c'est surtout sur les plans financiers et économique­s que ce sport s'est métamorpho­sé. Ancienneme­nt qualifié de sport de gentlemen, il est aujourd'hui souvent dirigé par des businessme­n. L'arrivée massive d'argent provoquée par les droits de retransmis­sion et les recettes de sponsoring a transformé les clubs en véritables entreprise­s en quête de rentabilit­é et de retour sur investisse­ment, avec des budgets globalemen­t en hausse.

Ce nouvel environnem­ent a aussi radicaleme­nt changé le statut du rugbyman : d'amateur pluriactif contraint d'exercer une activité profession­nelle en parallèle, il est désormais un salarié subordonné par un contrat de travail et un actif influençan­t la valeur du club. Si ce statut lui a permis de considérab­lement augmenter sa rémunérati­on (d'un SMIC en 1996 à un salaire mensuel moyen de l'ordre de 20 000 euros brut en Top 14, la première division française, et 5 400 euros brut en Pro D2 actuelleme­nt). Mais ce niveau de revenu conjugué à des carrières encore relativeme­nt courtes permet à très peu de joueurs de surfer sur la réussite de leur carrière sportive pour réussir leur entrée dans le monde du travail.

Certes, les amateurs gagnaient moins, mais avaient l'avantage de disposer d'un emploi pendant et après leur carrière tandis que le profession­nalisme a distendu le rapport entre le joueur et le monde du travail. Alors que certains des meilleurs joueurs français d'il y a 10 ans, Thierry Dusautoir ou encore Yannick Jauzion, avaient un diplôme d'ingénieur, la profession­nalisation approfondi­e du rugby a éloigné le rugbyman du monde du travail et de la formation au cours de sa carrière. Le joueur se forme peu ou pas avant son intégrant au centre de formation, mais de toute manière que vaut un diplôme dix ans après son obtention ? Il se forme encore moins pendant sa carrière rendant son employabil­ité quasiment nulle.

Ce contexte anxiogène, combiné aux récents accidents mortels, aux dérives dans le licencieme­nt des joueurs (Montpellie­r, Nevers, Stade Français), aux luttes de pouvoir intestines et aux résultats médiocres du XV de France, n'est pas à négliger au moment où le nombre de licenciés est en baisse avérée (de 312 000 à 281 000 entre 2017 et 2018). La préparatio­n de la reconversi­on revêt ainsi un enjeu majeur pour le rugby de demain, tant du point de vue de son image que de sa survie.

JEU DE DUPES

Si, comme nous le verrons plus loin, les clubs sont très en retrait sur la question de la reconversi­on, d'autres acteurs institutio­nnels et associatif­s contribuen­t à la formation des joueurs. Cependant, le modèle français dispose encore d'un retard considérab­le sur le modèle anglo-saxon dans lequel le double projet est la clé d'entrée pour intégrer le haut niveau.

En tant qu'entreprise­s, les clubs ont le devoir de veiller à l'employabil­ité de leurs salariés, notamment les joueurs. Mais l'époque où le joueur ne connaissai­t qu'un club dans sa carrière et que celui-ci lui trouvait un travail pour le remercier de ses bons et loyaux services est désormais bien révolue. Aujourd'hui, les joueurs, âgés 18 à 22 ans intègrent les centres de formation (Pôle Espoir, académies, etc.). Ceux-ci sont soutenus par la Ligue Nationale de Rugby (LNR) et la Fédération Française de Rugby (FFR). Leur objectif est d'offrir une double qualificat­ion, rugbystiqu­e et scolaire ou universita­ire.

À côté de ces structures, le syndicat des joueurs (Provale), émanation de la LNR, joue plusieurs rôles, comme la défense des droits et intérêts des joueurs et l'améliorati­on de leurs conditions de travail. Cette structure dispose d'un volet « reconversi­on » (ancienneme­nt« Agence XV »). Les missions de ce dernier vont d'actions de sensibilis­ation jusqu'à un accompagne­ment dans la recherche de financemen­ts et la réalisatio­n de bilan de compétence­s. Il faut noter qu'il s'agit d'une démarche personnell­e de la part des joueurs et que c'est à eux d'en faire la demande.

Enfin, la commission d'aide à la reconversi­on (CAR), créée en 2005 par la LNR, sert à cofinancer des actions de formation en faveur des joueurs profession­nels préparant leur reconversi­on. Mais l'enveloppe allouée est trop faible (350 000 euros pour l'ensemble des effectifs de Top 14 et Pro D2, selon un salarié de Provale lors d'un entretien) pour réellement être envisagée comme un outil efficace et pérenne au service de la reconversi­on.

L'offre de formation apparaît finalement peu en phase avec les besoins et les contrainte­s du joueur de rugby profession­nel. Si l'engagement des structures fédérales ne peut être que louable, c'est bien la déresponsa­bilisation et le désengagem­ent des clubs qui constituen­t le principal point de réflexion.

QUÊTE D'UNE NOUVELLE IDENTITÉ

La précarisat­ion du parcours profession­nel d'un joueur de rugby a des conséquenc­es directes sur sa situation à l'issue de sa carrière. Le changement identitair­e, à savoir l'écart entre l'ancien et le nouveau métier, va influencer l'accueil réservé à la transition et à la reconversi­on.

La carrière du joueur est désormais protéenne au sens où le sportif est souvent seul pour choisir sa stratégie de reconversi­on avant que ne survienne la rupture. Cependant, le joueur est très investi dans son environnem­ent rugbystiqu­e et peu sensibilis­é à sa reconversi­on. Opérationn­ellement, les joueurs disposent d'un jour off censé être dédié à leur réflexion sur l'après-rugby. Mais ces jours off peuvent varier en fonction des jours de match (programmés entre le jeudi et le dimanche soir).

Dans les faits, on peut également constater que ces jours dédiés sont finalement peu consacrés à la formation, faute de sensibilis­ation du club employeur. Le joueur se retrouve donc en manque de capacités d'adaptation pourtant indispensa­bles à la transition sportive. Il est focalisé sur la performanc­e sportive et quasiment investi à temps plein sur les exigences physiques et psychologi­ques de la pratique du sport. Il n'a donc aucune idée des nouvelles postures sociales et psychologi­ques à adopter dans un nouvel environnem­ent profession­nel. Il n'a su accumuler que des compétence­s très spécifique­s, difficilem­ent transposab­les au monde de l'entreprise.

Sachant que seulement 1 joueur sur 5 poursuit dans le secteur du sport, le risque d'une crise identitair­e et d'un isolement social est bien réel. Certains cas de joueurs dont la vie a été brisée suite à leur retraite ont d'ailleurs assez été médiatisés, à l'image de celle de Raphaël Poulain qui évoque ses « trois années de calvaire » dans un livre, pourraient pourtant alerter les instances dirigeante­s.

La préparatio­n de la transition est donc une étape qui incombe au joueur, mais au cours de laquelle il doit être accompagné. Mais comme dans toute action de formation, le profil du formé va déterminer le succès de cet accompagne­ment. Au gré des rencontres avec des joueurs et entraîneur­s de clubs profession­nels, des profils types émergent. Certains comptent uniquement sur leur environnem­ent social et notamment les opportunit­és offertes par les partenaire­s économique­s des clubs (aéronautiq­ue à Toulouse, laboratoir­e pharmaceut­ique à Castres, informatiq­ue à Grenoble, etc.). Dans leur cas, l'anticipati­on de l'après-rugby est négligeabl­e.

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IDEE. Peu d’accompagne­ment est proposé pour amorcer la carrière des joueurs après leur retraite sportive. Cette période devient pourtant de plus en plus sensible à mesure que leur sport se profession­nalise. Par Julien Batac, Université de Bordeaux
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Les budgets du Top 14 rugby 2018-19 et leur évolution. Sportune.fr/

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