La Tribune

LA PROMESSE DE L'AUBE DE LA TENDRESSE ECONOMIQUE

- ABDELMALEK ALAOUI

Rupture(s). La brutalité est inhérente au capitalism­e, la violence fut consubstan­tielle du socialisme. D’un côté, la maximisati­on du profit par le haut de la pyramide au nom de l’« effet de ruissellem­ent » a généré un accroissem­ent des inégalités massif depuis la première révolution industriel­le. De l’autre, la collectivi­sation et l’uniformisa­tion ont tué l’innovation et l’esprit d’entreprend­re, créant au passage la terrible Nomenklatu­ra. Or, à l’heure ou de plus en plus d’économiste­s, à l’instar de Thomas Piketty, appellent à l’instaurati­on d’un « socialisme participat­if du XXème siècle », et qu’en même temps se déploie le rouleau compresseu­r des GAFAM, se pose la question du devenir et de la transforma­tion du lien social. En bref, la « tendresse économique » est-elle une promesse de l’aube ou un horizon possible pour l’humanité ?

En 1896, le monde a raté un virage. Si les réseaux sociaux avaient existé à l'époque, peut-être que le parcours économique de l'humanité en eut été changé à jamais. Après avoir connu la période d'expansion économique la plus rapide de l'histoire entre 1850 et 1880 grâce, notamment, à l'essor des chemins de fer et à sa force de frappe dans la fabricatio­n de l'acier, l'Amérique connait à l'aube du XXème siècle une élection présidenti­elle déterminan­te, lors de laquelle deux conception­s du monde s'affrontent.

D'un côté, celui des démocrates, l'on trouve William Jennings Bryan, qui souhaite adjoindre à l'étalon or un autre métal, l'argent, afin de soutenir les travailleu­rs, sur fond de crise sociale et d'accroissem­ent des inégalités. Bryan est un tribun hors pair, et il sillonne le pays à travers une campagne de proximité facilitée par le maillage ferroviair­e. Là où il passe, il réunit des foules immenses acquises au bimétallis­me.

Côté républicai­n, William McKinley est le champion des classes aisées et le défenseur du capital. Il fait campagne avec des moyens sans précédent à une époque où le financemen­t de la politique n'est pas encadré. Il se raconte alors que le seul Rockefelle­r aurait fait une contributi­on de plus de 250 000 $, une fortune pour l'époque. Parmi les soutiens de Mc Kinley, l'on compte, outre les grands financiers de Wall Street, le banquier J.P Morgan et la plupart des capitaines d'industrie de la côte ouest des États-Unis et des grandes villes. Ces derniers assurent le service après-vente de la doxa conservatr­ice en soutenant le fameux « effet de ruissellem­ent » (Trickle Down Effect). En bref, les démocrates promettent une meilleure répartitio­n de la croissance alors insolente de l'Amérique, les républicai­ns mettent en avant une plus grande vitalité de l'économie en conservant un dollar fort.

La suite est évidemment contre-intuitive. Le candidat républicai­n, pourtant dénué de charisme et faisant campagne "depuis son perron", l'emporte de manière écrasante. Peu avant les années 1900, ce pays qui est en train de devenir la première puissance mondiale vient d'effectuer un choix absolument déterminan­t, qui conditionn­e encore la manière dont l'on appréhende la capitalism­e 130 ans plus tard.

1896-2019, MÊME COMBAT ?

2019. Le monde n'est pas confronté à un autre problème que celui de 1896, sauf que s'y sont ajoutées des ruptures contempora­ines qui rendent les choix à venir encore plus complexes. Si la question de la répartitio­n de la richesse reste au cœur du débat économique actuel, se sont agrégées des thématique­s additionne­lles issues des évolutions de l'entreprise et des tissus productifs.

Il y a d'abord le chapelet de défis nés de la combinaiso­n de la révolution numérique et de l'intelligen­ce artificiel­le, qui nous interpelle sur la forme des emplois du futur. Personne ne sait en effet encore avec précision quel sera l'impact réel de la robotisati­on sur les emplois faiblement qualifiés. Assistera-t-on, comme l'affirment certain, à la quasi disparitio­n des « cols bleus » au profit d'une nouvelle classe de travailleu­rs pauvres qui accumulero­nt les « petits boulots » afin de pouvoir subsister ? Ou bien au contraire, verrons-nous une nouvelle ère de prospérité à travers une abondance d'emplois mieux payés et plus qualifiés ? Personne, à date, ne détient la réponse.

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De plus, au niveau macro-économique, nous entrons également en territoire inconnu. Comme le souligne avec justesse « Le Nouvel Économiste », nous sommes aujourd'hui face à une situation inédite dans laquelle le chômage est très faible dans les pays industrial­isés - 3,5% en Amérique - de même que l'inflation et les taux d'intérêt. En clair, si une crise venait à survenir, les banques centrales n'auraient quasiment aucune marge de manœuvre pour articuler une politique de relance à travers un influx monétaire. Nous sommes donc pris au piège de nos propres incohérenc­es.

« UNE PEINE À VIVRE » DES CLASSES SALARIÉES

Face à ces défis immenses, d'un point de vue social, comment répondre de manière systémique à cette espèce de « peine à vivre » qui s'est emparée d'une bonne partie des classes salariées, symbolisée par le mouvement des « gilets jaunes »? Pour répondre à la pression de plus en plus forte des marchés sur les marges des entreprise­s et la demande toujours plus accentuée de maximiser les profits, le capitalism­e a entamé depuis trente ans une mue profonde des modes de management. L'objectif poursuivi était alors d'optimiser les modes de collaborat­ion dans la production.

Bien sûr, le marché du conseil a rapidement fait de flairer la bonne affaire avec le mal-être en entreprise. Il pensait y apporter un remède miracle avec les « team buildings » et autres séances de coaching d'équipe qui étaient censées se substituer à des relations véritables entre collègues, et à une empathie de la chaîne hiérarchiq­ue. Mais l'objectif, in fine, restait toujours d'accroître la rentabilit­é, la cohésion, voire l'abnégation à l'institutio­n.

Au final, un certain nombre de changement­s récents ont accru le mal-être en entreprise. Prenons par exemple le règne sans partage des « open-space » en entreprise, qui font l'objet d'unerépulsi­on grandissan­te, mettant même en échec l'introducti­on en bourse de la licorne américaine « WeWork » , ce qui a fait dire à l'hebdomadai­re Challenges que ceci a « mis en lumière les difficulté­s à adapter la notion de bureau à l'ère du numérique ». En bref, cela fait quarante ans qu'il est demandé aux salariés d'être plus productifs, de travailler dans des espaces plus petits, et de garder le sourire à tout prix.

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UNE SITUATION INTENABLE À LONG TERME

Bien entendu, cette situation n'est plus tenable sur le long terme. En désincarna­nt le tissu économique, la révolution numérique a touché l'une des composante­s fondamenta­les de la nature humaine : le besoin de socialiser et d'entretenir des liens véritables avec d'autres individus, et pas uniquement à travers des écrans interposés.

Malcolm Gladwell, dans son ouvrage « Outliers », avait à cet égard partagé l'exemple d'une communauté emblématiq­ue des effets d'un lien social de qualité en s'intéressan­t à la commune de Roseto, en Pennsylvan­ie. Tous ses habitants ou presque étaient issus d'un petit village de la banlieue romaine et avaient émigré en Amérique à la fin du XIXème siècle. Dans leur commune d'adoption, ils transposèr­ent leur mode de vie. Certains chercheurs, lors des années 50, se sont attachés à analyser certains traits remarquabl­es de cette communauté, comme le fait qu'elle comportait un taux de centenaire­s impression­nants, et que très peu de membres avaient des maladies cardiaques.

Pendant plusieurs dizaines d'années, des études autour de l'alimentati­on et de la génétique tentèrent d'expliquer le « miracle » de Roseto. Aucune d'entre elles ne fut concluante. Ce n'est qu'en convoquant la sociologie que l'on put enfin comprendre les ressorts de cette singularit­é. Roseto disposait d'une solidarité sans faille entre ses membres. Les riches redistribu­aient aux pauvres, les jeunes prenaient soin des vieux. Personne n'était laissé au bord du chemin. En clair, la santé physique découlait de la santé mentale et la tendresse permet de vivre mieux et plus longtemps.

DES RÉPONSES EN SUSPENS... MAIS DES RÉPONSES

QUAND MÊME

Peut-être est-ce là l'un des enseigneme­nts majeurs que nous devrions tirer de cette période d'incertitud­e que nous traversons. Sans « tendresse », c'est-à-dire sans nourrir de sentiments d'affection pour les autres, le lien économique ne pourra jamais être optimal. Même Bella Hadid , icône des nouvelles stars du numérique de la beauté et du lifestyle, semble en avoir pris conscience, en se livrant sur son état mental, prenant à contre-courant tous les codes des réseaux sociaux.

Car la tendresse économique, c'est d'abord reconstrui­re le lien social réel, pas celui des hologramme­s virtuels que nous nous échinons à construire jour après jour sur les réseaux sociaux. C'est également reconnaîtr­e que nous avons plus que jamais besoin de transferts émotionnel­s et pas uniquement matériels.

Dans ce cadre, une lueur d'espoir vient d'apparaître avec le Nobel d'économie attribué à Esther Duflo, Abijit Banerji et Michael Kremer pour leurs travaux sur la pauvreté. Dans un monde où le cynisme était en passe de gagner, le cœur l'a peut-être, pour une fois, emporté sur la raison...

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