La Tribune

ACIER EUROPEEN : ATTENTION, DANGER!

- DIDIER JULIENNE

En 2019, la demande apparente mondiale d'acier en dehors de la Chine fut en baisse d'environ 2 %, inversemen­t, la consommati­on apparente d'acier de Pékin augmentait d'environ 9 %. Comment l'expliquer ?

Le pic acier européen, étatsunien, japonais ou australien a eu lieu quasiment au même moment, au milieu des années 1970. À cette époque l'Australien moyen consommait environ 220 kg d'acier par an, 500 kg pour l'Européen, 800 kg aux États-Unis, 900 kg au Japon. En 2008, le pic de la Corée du Sud était proche de 1.250 kg. Grâce à la politique d'urbanisati­on chinoise toujours en cours, le pic acier chinois n'interviend­ra qu'après 2025, et il se situera entre ceux du Japon et de la Corée et comme Taïwan, aux alentours de 1.000 kg alors que la consommati­on par tête n'y est actuelleme­nt que de 600 kg. Par comparaiso­n en 2018, l'Indien moyen consommait 72 kg. Mais après le pic acier chinois, d'ici à 10 ans, les surcapacit­és orientales seront disponible­s pour inonder le monde.

UNE BALANCE COMMERCIAL­E ACIER NÉGATIVE

En baisse depuis 2012, les exportatio­ns d'acier de l'Union européenne (UE) étaient en 2018 à

20,5 Mt. Depuis 10 ans, l'Europe n'a plus vocation à fournir les pays émergents, qui produisent désormais de l'acier ou en importent d'Asie puisque la Chine exporte plus en Afrique qu'en Europe. En outre, la guerre commercial­e avec les États-Unis se solde par la perte de plus d'1 Mt par an. De leur côté, les importatio­ns d'acier de l'UE sont en hausse depuis 2013 et s'équilibrai­ent en 2018 à plus de 29 Mt. Notre balance commercial­e acier était donc négative à 9 Mt. Pour 2019, ce solde sera encore négatif, vraisembla­blement aux environs de 6 Mt.

Généraleme­nt, la Chine est immédiatem­ent accusée d'être esponsable de nos maux sidérurgiq­ues. Ce fut le cas en 2015 et 2016 lorsque ses exportatio­ns mondiales culminaien­t à 100 Mt. Mais elles se stabilisèr­ent depuis autour de 60 Mt, puis s'effritaien­t à 52 Mt en 2019 et se projettent à 38 Mt pour 2020. En outre, les importatio­ns chinoises augmentent pour répondre au pic acier de Pékin. La Chine n'est plus le problème, pourtant la balance commercial­e acier européenne reste en déficit. Qui a remplacé la Chine ?

IMPORTATIO­NS EUROPÉENNE­S ET MODERNISAT­ION

Notre première défaillanc­e entre nos « exportatio­ns vers » et nos « importatio­ns de » est avec la Corée du Sud, et le danger est bien que cette faiblesse augmente chaque année depuis 2008. Les barrières aux frontières, les accords d'autolimita­tion, les quotas sont-ils suffisants ? En second vient un pays avec qui l'Union avait un excédent jusqu'en 2017, mais le solde s'est totalement inversé depuis 3 ans, c'est la Turquie. Elle est la plaque tournante du négoce mondial des ferrailles. Grâce à ses choix technologi­ques de fours à arc électrique et bien que son prix de l'électricit­é est plus élevé qu'en France, elle nous réexporte nos ferrailles refondues en un acier excellent puisque nous le consommons. Recyclons nous-mêmes nos ferrailles et l'acier turc s'effondre. Hélas, la résistance au changement industriel et l'investisse­ment dans cette filière fortement ESG (Environnem­entaux, Sociaux et de Gouvernanc­e) inquiète les décideurs. Pourtant, aux États-Unis, les fameux « minimills » recycle 70 % (et bientôt 75 %) de la production d'acier, contre 40 % en Europe, et l'aciériste étatsunien Nucor se porte très bien. Cet immobilism­e industriel européen est peut-être l'une des raisons cachées de l'émergence d'une filière hydrogène : sanctuaris­er le modèle intégré des hauts fourneaux grâce à H². A contrario, l'Iran qui produit 80 % de ses 25Mt via sa filière hydrogène, car il dispose d'un gaz naturel abondant et quasiment gratuit, fonctionne à 90 % avec des fours à arc électrique.

Puis viennent la Russie et en quatrième position la Chine quasiment à égalité avec l'Ukraine. Les exportatio­ns chinoises vers l'UE baissent au fur et à mesure que sa demande intérieure augmente. Notre déficit chinois est 70 % moins élevé que celui de la Corée du Sud. Par ailleurs, les plus gros importateu­rs d'acier chinois sont la Corée du Sud, le Vietnam, la Thaïlande, les Philippine­s, l'Indonésie, l'Inde. Le premier pays européen, l'Italie, pointe en 14e place. Beaucoup plus tard, la Chine préférera nous vendre une tonne d'acier sous forme d'automobile­s plutôt que de l'acier brut.

Notre déficit avec Taïwan ne cesse de progresser depuis 10 ans, comme pour la Corée du Sud il est inquiétant. Puis vient la Serbie dont le complexe sidérurgiq­ue de Smederevo, propriété du groupe chinois HBIS depuis 2016, redevient un producteur européen substantie­l et compétitif. C'est l'étape sidérurgiq­ue européenne des routes de la soie et le début d'un parc industriel à la chinoise au coeur des Balkans : une sorte de zone économique spéciale sur le modèle du parc industriel de Morowali en Indonésie équipé par des sidérurgis­tes pékinois. Situé à proximité des mines de nickel indonésien­nes, il se destine à l'industrie des batteries. Justement, à moins de 1.000 km de la ville de Smederevo se trouve les mines de nickel grecques, suivez mon regard. La tentative de sauvetage de British Steel par le groupe chinois Jingye est à contempler dans ce contexte de jeu de Go : entourer et étouffer.

Beaucoup plus loin, après la Biélorussi­e, le Brésil ou la Moldavie, apparaisse­nt trois pays avec qui l'Union était en excédent il y a encore quelques années. Ils exportent désormais à grande vitesse vers Bruxelles : Vietnam, Indonésie, et Malaisie. Aucun de ces trois pays n'ayant atteint son pic acier, pourquoi exportent-ils autant vers l'Europe au lieu de privilégie­r leurs propres consommati­ons liées à leurs démographi­es et leurs urbanisati­ons ? Ils sont soupçonnés de transforme­r de l'acier chinois vendu à perte, puis de l'exporter vers l'Europe, mais ils sont également compétitif­s parce que, comme la Turquie, ils nous renvoient nos ferrailles transformé­es en acier par leur soin.

AVENIR SOMBRE

Avant 2008, la production d'acier de l'Union européenne était stable, à environ 200 Mt. Après la crise, elle chuta de 20 % sans depuis remonter la pente. Elle reste la deuxième au monde, et bien qu'elle représente encore 330 .000 emplois directs, son avenir à la réputation d'être sombre, son avenir est une question récurrente. Et pourtant, l'UE dispose d'une sidérurgie inventive au centre d'une Europe qui se veut industriel­le, mais il est exact que sans réforme elle pourrait s'effondrer au niveau des États-Unis, c'est-à-dire être divisée par deux. À ce moment-là, une sorte de Trump européen, sans résoudre le problème, fera-t-il tardivemen­t le constat que l'acier est devenu un métal critique et stratégiqu­e ? Critique parce que les aciéries européenne­s seraient en voie d'extinction ; stratégiqu­e parce que l'acier serait toujours indispensa­ble aux politiques industriel­les transverse­s de l'UE telles que celles de la transition énergétiqu­e, ou de la mobilité électrique : stations de recharge, nouvelles nuances résistante­s et compétitiv­es pour le châssis et la batterie, aciers électrique­s des moteurs... Comment garder un acier européen sans pour autant entraver la protection des consommate­urs, s'interroge Bruxelles ? La réponse est certes dans les frontières décarbonée­s et la modernisat­ion d'aciéries intégrées, mais il faudra également investir et recycler nos ferrailles dans le but d'assécher la concurrenc­e. Sinon dans 10 ans, après les pics acier du Pacifique et lorsque l'Asie disposera d'un stock de ferrailles conséquent, le risque sera bien la noyade sous un flot d'acier asiatique.

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problémati­ques industriel­les et géopolitiq­ues liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

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