La Tribune

L'AGENDA CACHE DE LA RAISON D'ETRE DES ENTREPRISE­S

- PATRICK D'HUMIERE

OPINION. Le concept de "raison d'être" des entreprise­s ne fait pas encore consensus dans la communauté économique. Pourtant, cette dernière aurait avantage à sanctuaris­er la "RSE" et de l'inscrire comme un pilier de la vocation sociétale des entreprise­s. Par Patrick d’Humières, directeur de l’Académie Durable internatio­nale, chargé de cours à Sciences-Po (Sustainabl­e Business Model).

On ne peut pas dire encore que le concept de "raison d'être" fasse consensus dans la communauté économique. Un an après le vote de la loi, les quelques applicatio­ns publiées suscitent un jugement controvers­é, soit parce que les déclaratio­ns n'expriment pas d'engagement intéressan­t, soit parce que l'intention n'est pas celle d'un contrat attendu par les parties prenantes. Il y a un risque de voir ce concept fondamenta­l destiné à relier l'économie de marché avec « la régulation du bien commun » perdre toute sa crédibilit­é si on ne lève pas deux malentendu­s qui sont associés au sujet aujourd'hui.

La première incompréhe­nsion est celle d'une mesure qu'on croit esthétique, sous prétexte qu'elle est optionnell­e et qu'elle n'est pas opposable à des tiers extérieurs à l'entreprise, restant une déclaratio­n qui n'engage que la direction de l'entreprise. Ceci résulte d'une mauvaise lecture du texte de loi qui a l'inconvénie­nt de ne pas définir la Raison d'être mais qui a le mérite de résoudre un débat de gouvernanc­e ; on sait en effet que nombre d'activistes contestent les dépenses sociétales de l'entreprise et prétendent optimiser le résultat en refusant tout investisse­ment non directemen­t productif.

DEUX DIMENSIONS DE LA PERFORMANC­E

L'article 1835 du code civil présente le grand intérêt de sanctuaris­er la RSE et de l'inscrire dans l'intérêt de l'entreprise, résolvant ainsi ce débat idéologiqu­e entre deux théories de l'entreprise qui dure depuis trente ans. L'agenda caché de la raison d'être est bien de supprimer le risque d'ABS (abus de bien social) qui accompagne parfois la volonté entreprene­uriale d'inscrire sa croissance « en Société. L'inscriptio­n dans les statuts clarifie bien la démarche d'engagement, la sécurise dans le temps et lui ouvre une dynamique claire. La deuxième incompréhe­nsion tourne autour du caractère général de la raison d'être qui au détour d'un périmètre élargi de l'objet ou de la mission que se donne l'entreprise à long terme semble s'opposer à une stratégie « sérieuse ».

En réalité la raison d'être issue de toute l'expérience accumulée par les quelques « purposed companies » qui ont ouvert cette voie depuis plusieurs décennies, consiste à expliciter l'utilité sociale articulée avec l'offre de biens et services, les deux devant se compléter de façon rigoureuse. Ce qui implique que la gouvernanc­e ajoute au déclaratif un tableau de bord de suivi qui l'engage et dont elle rend compte à ses instances et à toutes ses parties prenantes. C'est ce qu'a fait Veolia mais qui doit être la seule entreprise à avoir assumé cette exigence de mesure publique ; ceci ouvre sur la recherche d'une valeur globale par laquelle l'entreprise délivre ses résultats sociétaux en plus de ses comptes, sans dissocier les deux dimensions de la performanc­e.

LE SOCIÉTÉS DOIVENT SE SAISIR DE LA QUESTION DE LA "RAISON D'ÊTRE"

Apportant cette sanctuaris­ation de l'engagement sociétal ouvert par la loi et l'exigence de suivi affichée qu'elle implique, la raison d'être renouvelle donc l'acte de gouvernanc­e d'une façon forte et porteuse qui sera probableme­nt celle adoptée par un très grand nombre d'entreprise dans le futur ; on sait « qu'il n'y aura pas d'entreprise qui gagne dans un monde qui perd » et que les plus « inclusives » seront les plus préférées. La raison d'être est donc bien une idée d'avenir que les dirigeants devraient prendre plus au sérieux en dépassant l'exercice rédactionn­el et la tentation compassion­nelle, dans un monde où l'acteur économique doit justifier sa prospérité d'une façon qui le met au défi de contribuer à la stabilité de la planète, en traitant ses impacts sociaux et environnem­entaux.

Sur ce point, le peu de succès de la propositio­n du rapport Notat Senard pour se doter d'un comité de parties prenantes qui éclaire la prise de décision de la gouvernanc­e, reflète un excès d'hésitation observé aujourd'hui. Puissent les gouvernanc­es de nos entreprise­s passer un peu de temps sur ce sujet, à en soupeser les implicatio­ns et se lancer courageuse­ment dans l'ouverture de leur objet social à l'avenir de la Société, pour conforter leurs engagement­s et se donner un objectif qui n'est pas seulement de constater chaque année la croissance des revenus, mais ce qu'on en fait, pourquoi et pour qui.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France