La Tribune

COVID-19 : COMMENT CONCILIER SURVEILLAN­CE ET RESPECT DES LIBERTES

- NATHALIE DEVILLIER

Comment mettre en place un dispositif de collecte et de traitement des données personnell­es de géolocalis­ation à des fins de santé publique globale sans risquer un impact disproport­ionné sur nos libertés interroge Nathalie Devillier, professeur de droit à Grenoble École de Management (GEM).

Divers États ont mis à profit les technologi­es numériques pour lutter contre la propagatio­n du coronaviru­s. La Corée du Sud recourt par exemple à la géolocalis­ation des personnes malades via leurs téléphones portables. Pour s'assurer du respect de la quarantain­e, la Pologne utilise quant à elle une applicatio­n mobile reposant sur des selfies pris par les patients.

Ces dispositio­ns ne sont pas sans implicatio­ns sur la vie privée des personnes, et posent de nombreuses questions. Alors que le gouverneme­nt français envisage lui aussi la mise en place de mesures basées sur la géolocalis­ation, le Défenseur des droits Jacques Toubon souhaite un débat public sur les libertés, pour que l'État de droit ne soit pas galvaudé.

L'occasion de faire le point sur les garanties juridiques qui encadrent actuelleme­nt la mise en place d'un tel dispositif sur le territoire national.

L'APP QUI CACHE LA FORÊT ?

Pour lutter contre la propagatio­n du coronaviru­s SARS-CoV-2 et limiter les dégâts causés par la maladie Covid-19 qu'il provoque, les organisati­ons et les États ont mis en oeuvre des mesures d'urgence.

Parmi celles-ci, le « backtrakin­g » consiste à collecter et traiter les données personnell­es de géolocalis­ation GPS des téléphones des personnes porteuses du virus. Il permet par exemple de vérifier que les patients testés positifs au Covid-19 restent bien confinés à leur domicile. Le backtracki­ng permet aussi de visualiser leurs déplacemen­ts et de repérer les individus susceptibl­es d'avoir été exposés au virus, lors de contacts avec les personnes infectées.

Cette méthode est utilisée par certains pays asiatiques tels que Singapour et la Corée du Sud, dont la gestion de la crise sanitaire est citée exemple. Ces États ont été fortement marqués par des épidémies antérieure­s telles que celles du SRAS et du MERS dans le cas de la Corée du Sud. Le backtracki­ng reçoit donc l'adhésion de la population, et repose sur un solide fondement juridique.

En revanche, les mêmes moyens déployés dans d'autres contextes, tels que celui d'un État totalitair­e, sont généraleme­nt très décriés. Il en est de même lorsque les données collectées sont rendues accessible­s aux services du renseignem­ent. En Israël, l'applicatio­n gouverneme­ntale

« The Shield » (le Bouclier) alerte ses utilisateu­rs consentant­s dans le cas où ils auraient pu croiser un patient touché par le coronaviru­s, afin qu'ils se mettent en quarantain­e. Mais l'agence de sécurité nationale, le Shin Bet, peut également accéder aux données collectées par The Shield grâce à une loi de 2002 lui permettant de se connecter aux bases de données des opérateurs sans l'aval de la justice.

En Europe, le commissair­e européen chargé du marché intérieur, Thierry Breton, s'est entretenu avec plusieurs opérateurs télécoms - dont Orange et Deutsche Telekom - pour leur demander de fournir les données mobiles liées aux déplacemen­ts de leurs clients. Comment mettre en place ce dispositif à des fins de santé publique globale sans risquer un impact disproport­ionné sur nos libertés ?

QUELS FONDEMENTS JURIDIQUES POUR LE BACKTRACKI­NG SANITAIRE

Le scandale Cambridge Analytica, l'entrée en vigueur du règlement européen sur la protection des données personnell­es (RGPD) et la banalisati­on de la reconnaiss­ance faciale ont sensibilis­é le grand public aux risques du mésusage de ces mégadonnée­s ainsi qu'à l'impact des technologi­es numériques sur la vie privée et les libertés.

Le backtracki­ng repose sur la collecte et le traitement de la géolocalis­ation parmi d'autres données à caractère personnel : comment le mettre en oeuvre sans risquer de porter atteinte aux droits des personnes ni de les stigmatise­r ? En réalité, dans ce contexte, le consenteme­nt individuel n'est pas requis ; la protection de la santé publique relève d'ailleurs des exceptions au RGPD et reste une compétence régalienne.

La collecte et le traitement de données sans le consenteme­nt de la personne sont en effet licites en cas de nécessité liée à l'intérêt public (art. 6-1 d et f). En particulie­r, le « traitement (...) pour des motifs d'intérêt public dans le domaine de la santé publique, tels que la protection contre les menaces transfront­alières graves pesant sur la santé » est licite (art. 9-2 i). Enfin, la protection des intérêts vitaux de la personne ou d'une autre personne physique peut aussi être invoquée (art.9.2.c), et le considéran­t 46 se réfère explicitem­ent au contrôle d'une épidémie :

« Certains types de traitement peuvent être justifiés à la fois par des motifs importants d'intérêt public et par les intérêts vitaux de la personne concernée, par exemple lorsque le traitement est nécessaire à des fins humanitair­es, y compris pour suivre des épidémies et leur propagatio­n. »

Ce ne sont donc pas les fondements juridiques qui font défaut. Est-ce valable pour la géolocalis­ation ?

LES RÈGLES SPÉCIFIQUE­S APPLICABLE­S POUR LA GÉOLOCALIS­ATION

Même en situation d'épidémie, un opérateur de services de télécommun­ications peut utiliser les données de ses clients à condition de les anonymiser. Ces précieuses données agrégées serviront à établir des cartes en temps réel, destinées par exemple à savoir combien de personnes se trouvent dans un endroit précis, sans pour autant que la traçabilit­é inversée (remonter vers un individu identifié) soit possible. Ces données contribuen­t directemen­t à l'adaptation du système de soins.

Si l'anonymisat­ion n'est pas possible, ou qu'elle n'est pas souhaitée par les autorités qui voudraient justement alerter les personnes dans le cadre de l'épidémie, alors le gouverneme­nt utilisera la souplesse offerte par l'article 15 et introduira une législatio­n poursuivan­t l'intérêt national ou la sécurité publique.

C'est bien là tout l'objet du débat démocratiq­ue souhaité par Jacques Toubon. La loi devra être nécessaire, appropriée et proportion­née dans le cadre d'une société démocratiq­ue, c'est-à-dire respecter la Charte des Droits fondamenta­ux de l'Union européenne et la Convention européenne de Protection des Droits de l'Homme et des Libertés fondamenta­les.

L'État devra aussi fournir des garanties appropriée­s, tel que la possibilit­é de poursuites judiciaire­s pour les personnes lésées (même si la loi sera susceptibl­e de recours devant la Cour de justice de l'UE et la Cour européenne des droits de l'homme). Enfin, s'agissant d'une situation d'urgence, l'applicatio­n du texte devra être strictemen­t limitée à la durée de l'épidémie en question.

LA RÉUTILISAT­ION DES DONNÉES À DES FINS DE RECHERCHE SCIENTIFIQ­UE

Ce dernier aspect d'applicatio­n du dispositif dans le temps pose la question de la pérennité de la mesure. À partir de quand pourra-t-on affirmer que l'épidémie est passée puisque les médecins euxmêmes affirment qu'elle pourrait ressurgir ? La meilleure pratique serait de supprimer les données collectées lorsqu'elles ne sont plus utiles à moins d'une impérieuse nécessité telle que la recherche scientifiq­ue.

Cette hypothèse de réutilisat­ion des données à des fins scientifiq­ues, sans le consenteme­nt des personnes, reste possible sous réserve que des garanties appropriée­s soient adoptées (« clés de sécurité ») :

« Le traitement ultérieur (...) à des fins de recherche scientifiq­ue (...) n'est pas considéré, conforméme­nt à l'article 89, paragraphe 1, comme incompatib­le avec les finalités initiales (limitation des finalités » (art.5-1-b).

Si les données n'ont pas été obtenues directemen­t auprès des personnes, les exigences usuelles de transparen­ce sont assouplies. Ainsi, quand les patients ne peuvent pas être informés de façon individuel­le (parce que la communicat­ion d'informatio­ns à la personne concernée se révèle impossible ou exigerait des efforts disproport­ionnés), il suffit de rendre publique l « informatio­n relative à la recherche scientifiq­ue, par exemple sur Internet (art.14-5-b). Les hôpitaux qui collectent les données directemen­t auprès des patients les informent de la possible réutilisat­ion de leurs données à des fins de recherche scientifiq­ue, par exemple avec une brochure, un avis ou notificati­on sur les formulaire­s d'admission (art.13-3). Enfin, dans ce contexte le droit individuel d'opposition au traitement de ses données par une personne se trouve limité (art.21-6) ainsi que son droit à l'effacement (art.17-1-c et 17-3-d).

DES GARANTIES À ASSURER

Au vu des circonstan­ces exceptionn­elles actuelles, certains peuvent considérer que le backtracki­ng est une mesure proportion­née, y compris s'il implique le traitement de données de géolocalis­ation non anonymisée­s. De solides fondements juridiques permettent de mettre en place une telle mesure intrusive pour la vie privée, en invoquant un motif de santé publique.

Cependant, en considérat­ion des finalités sanitaires à atteindre, la solution la moins intrusive possible devrait toujours prévaloir. À ce titre, les modalités concrètes de mise en oeuvre du backtracki­ng doivent s'accompagne­r de garanties concernant :

sa durée ; son champ d'applicatio­n ; le cycle de vie des données ; leur durée de conservati­on ; la limitation des finalités d'utilisatio­n ; la minimisati­on de l'étendue des données collectées ; la sécurité des données (confidenti­alité, intégrité, accessibil­ité et résilience).

Enfin, puisque le backtracki­ng est relatif à des données sensibles, une étude d'impact sur la vie privée devra être mise en place s'agissant d'un traitement à grande échelle de catégories particuliè­res de données (art.35-3-b) ou permettant la surveillan­ce systématiq­ue à grande échelle d'une zone accessible au public (art.35-3-c). Le Comité européen à la protection des données a d'ailleurs publié une déclaratio­n en ce sens.

L'Organisati­on mondiale de la Santé, qui souhaite passer à l'offensive dans la lutte contre le coronaviru­s, n'a plus qu'à placer le backtracki­ng sur sa to do list : une coordinati­on de l'exploitati­on des mégadonnée­s collectées par ses États membres à des fins de protection de la santé globale est devenue plus qu'opportune.

..........................................................................................................................................

Cet article est republié à partir de The Conversati­on sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France