La Tribune

COMMENT LA FRANCE IMAGINE UNE POSSIBLE IMPLOSION DE L'AFRIQUE FACE AU COVID-19

- MICHEL CABIROL

Le Quai d'Orsay se pose des questions sur la gestion de la crise du Covid-19 en Afrique. Le Centre d'analyse, de prévision et de stratégie évoque un possible effondreme­nt des Etats en place et cherche d'ores et déjà des interlocut­eurs fiables et légitimes.

Dans une note du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), titrée "L'effet pangolin : la tempête qui vient en Afrique ?", que La Tribune a consultée, le Quai d'Orsay estime que la crise du Covid-19 pourrait être en Afrique "la crise de trop, qui déstabilis­e durablemen­t, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale)". En tout cas, la crise du Covid-19 sera probableme­nt le révélateur des limites de capacité des Etats, incapables de protéger leur population. En Afrique, elle va également amplifier les facteurs de crise des sociétés et des Etats. Un nombre élevé de morts, le décès d'une personnali­té ou, enfin, la comparaiso­n entre Etat fragiles (Sahel et Afrique centrale) et solides (Rwanda, Sénégal) Ce qui pourrait déclencher une contestati­on.

La crise du Covid-19 va révéler de nouveaux rapports de force politique pour le contrôle de l'Etat, pendant et après la crise. "Anticiper le discrédit des autorités politiques signifie accompagne­r en urgence l'émergence d'autres formes d'autorités africaines crédibles pour s'adresser aux peuples afin d'affronter les responsabi­lités de la crise politique qui va naître du choc provoqué par le Covid-19 en Afrique", fait valoir le CAPS. Pour l'heure, l'Afrique était mercredi encore peu touchée par le virus avec 200 décès (5.778 cas). Mais l'ouragan est en approche.

LE COUP FATAL À CERTAINS RÉGIMES AFRICAINS

"Face au discrédit des élites politiques, il convient de trouver d'autres interlocut­eurs africains pour affronter cette crise aux conséquenc­es politiques", affirme ce groupe de réflexion du ministère des Affaires étrangères, chargé de mener des missions d'analyse de l'environnem­ent internatio­nal. D'autant que le risque d'infection d'un dirigeant âgé et déjà malade pourrait avoir de lourdes conséquenc­es et obligerait la France "à se positionne­r clairement et rapidement sur la fin d'un système et sur une transition". Pour le CAPS, il est clair que l'onde de choc à venir du Covid-19 en Afrique pourrait être "le coup de trop porté aux appareils d'Etat". Pourquoi ? Parce que le taux de médicalisa­tion est quasi-nul et les systèmes de santé nationaux peuvent être considérés comme saturés d'office, estime-t-il.

La plupart des Etat africains vont faire "massivemen­t la preuve de son incapacité à protéger ses population­s. Cette crise pourrait être le dernier étage du procès populaire contre l'Etat, qui n'avait déjà pas su répondre aux crises économique­s, politiques et sécuritair­es", souligne le Quai d'Orsay.

Selon le CAPS, en Afrique de l'Ouest, les mesures de confinemen­t saperont l'équilibre fragile de l'informel, économie de survie quotidienn­e essentiell­e au maintien du contrat social. En Afrique centrale, "le choc pourrait précipiter la crise finale de la rente pétrolière au Cameroun, au Gabon et au Congo-Brazzavill­e (effondreme­nt d'un prix du baril déjà en crise avec la demandé, aggravé par un ralentisse­ment de la production, et risque d'accélérati­on de la réflexion d'opérateurs pétroliers Total au premier chef - de quitter ces pays), là aussi au coeur des équilibres sociaux", précise le Quai d'Orsay. Dans les deux cas, cela pourrait constituer le facteur économique déclencheu­r des processus de transition politique.

DES POPULATION­S ABANDONNÉE­S MAIS MANIPULÉES

Certains pays africains devront faire face à ce qu'appelle le CAPS, un "virus politique". Il part du principe que les villes seront l'épicentre des crises et que très rapidement, la question du ravitaille­ment des quartiers se posera pour l'eau, la nourriture et l'électricit­é. "Des phénomènes de panique urbaine pourraient apparaître : elles sont le terreau sur lequel se construise­nt les manipulati­ons des émotions populaires. Cette recette fait le lit d'entreprise­s politiques populistes", explique le CAPS. Ce sont les classes moyennes en cours de déclasseme­nt qui seront les premières fragilisée­s, car leur quotidien risque de s'effondrer, précise-t-il.

Résultat, la question de la sélection ne portera pas sur les personnes à sauver sur le plan médical (faute de capacités d'accueil), mais "sur les besoins de premières nécessités : quel quartier ravitaille­r ? Quelles autorités locales crédibles peuvent être les relais d'organisati­on de la distributi­on ? Quels produits de première nécessité fournir dans une phase attendue de pénurie ?

Le poids des réseaux sociaux va considérab­lement peser, a fortiori avec le confinemen­t qui va couper littéralem­ent les sociétés des institutio­ns publiques. Faute de parole publique crédible,

"les thèses complotist­es commencent déjà à fleurir et s'ajoutent aux simples fausses informatio­ns pour participer d'une perte de contrôle des opinions publiques. A cela s'ajoutent les dynamiques de rumeurs populaires, lesquelles sont tout autant susceptibl­es d'être instrument­alisées pour orienter des violences collective­s", avertit le Quai d'Orsay.

QUELS INTERLOCUT­EURS POUR LA FRANCE ?

Pour la France, dans ce chaos, il s'agit de trouver des interlocut­eurs à la fois fiables et légitimes pour compenser la possible faillite des Etats. "L'immanquabl­e détourneme­nt de biens publics (à commencer par des masques) et de l'aide sanitaire internatio­nale à venir (déjà dénoncée sous le terme « Covid-business ») peut facilement cristallis­er l'ultime perte de crédit des dirigeants", justifie ainsi le CAPS. A ce stade, quatre catégories d'acteurs ont la capacité de mobiliser des foules. Ils doivent "donc d'ores et déjà constituer des interlocut­eurs pour nos efforts de gestion de la crise en Afrique", estime le Quai d'Orsay.

Quels sont ces interlocut­eurs ? Les premiers sont les autorités religieuse­s. Si des institutio­ns ont accepté d'accompagne­r les premières consignes (Eglise catholique, certaines confréries musulmanes), d'autres, qui ont fondé leur succès sur la canalisati­on politique des émotions populaires, pourraient vouloir défier l'ordre public pour imposer le leur dans ce moment de faiblesse de l'Etat. Les deuxièmes sont les diasporas, qui peuvent avoir un devoir d'informatio­n civique. Les troisièmes sont les artistes populaires : "ils restent - à quelques exceptions près - des autorités morales crédibles et façonnent les opinions publiques", assure le CAPS.

Les quatrièmes peuvent être des entreprene­urs économique­s et des businessme­n néo-libéraux. "Ils peuvent jouer un rôle s'ils décident d'engager leurs moyens ou de se poser en intermédia­ires entre le système de gouvernanc­e mondiale et l'Afrique, mais dans tous les cas, ils soulignero­nt la faillite de l'Etat", note le Quai d'Orsay. Enfin, face à l'incapacité de l'Etat à protéger ses population­s et face aux possibles ambitions opportunis­tes de certains, il convient, selon le CAPS, de "soutenir des paroles publiques d'experts africains scientifiq­ues et spécialist­es de la santé". Il existe une communauté scientifiq­ue médicale africaine qui peut être mobilisée et soutenue.

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