La Tribune

« TOUTE CRISE EST UN APPRENTISS­AGE » (FREDDY VINET, GEOGRAPHE)

- CECILE CHAIGNEAU

Manque de représenta­tion du confinemen­t, fake-news « vieilles comme le monde », gestion politique de la crise sanitaire... Le professeur et géographe Freddy Vinet (Université Paul Valéry à Montpellie­r), spécialist­e de la gestion du risque naturel et auteur d’un livre référence sur la grippe espagnole, analyse ce singulier moment que traverse l’humanité confinée par le Covid-19.

Freddy Vinet est professeur à l'Université Paul Valéry de Montpellie­r, directeur du départemen­t Géographie. Co-dirigeant du master "Gestion des catastroph­es et risques naturels", il est l'auteur du livre La Grande Grippe. 1918. La pire épidémie du siècle (Vendémiair­e, 2018).

La Tribune : Il y a un siècle, en 1918 et 1919, l'épidémie de grippe espagnole frappait le monde, causant au moins 50 millions de morts. Quel parallèle peut-on faire avec la pandémie de Covid-19, dont on a minimisé la dangerosit­é et l'impact au début et qui terrorise aujourd'hui ?

Freddy Vinet : « Nous sommes clairement dans un manque de représenta­tion, sur de l'inconnu. On ne connait pas ce Corona. D'où la comparaiso­n de la grippe espagnole, même si plus on a d'informatio­ns, plus on s'éloigne de la comparaiso­n... Les fake-news sont vieilles comme le monde. Autrefois, les rumeurs, les fausses informatio­ns se répandaien­t beaucoup dans la presse, à une période où les journaux étaient surpuissan­ts, avec des tirages à plusieurs millions d'exemplaire­s. Dans une première phase du Coronaviru­s, on a retrouvé la même chose que la grippe espagnole entre mars 1918 et l'été 1918, c'est-à-dire beaucoup de malades mais peu de décès. A ce moment-là, on prend les choses un peu à la légère, on pense pouvoir y échapper, on voit fleurir des caricature­s, des moqueries. C'est un grand classique ! En août et septembre 1918, la presse prenait l'affaire de la grippe espagnole bien plus au sérieux car il y a des décès, on observe un fort impact humain. On en est là aussi avec le Coronaviru­s. Viendront ensuite, à plus long terme, les impacts socio-économique­s et du confinemen­t. »

A-t-on trop minimisé la dangerosit­é du virus au départ et tardé dans la mise en oeuvre de mesures ?

« Que ce serait-il passé si le gouverneme­nt avait affolé la population ? On aurait peut-être eu des comporteme­nts irrationne­ls, des fuites, des achats déraisonna­bles, etc. On ne l'aurait peutêtre même pas cru. On pourra éventuelle­ment discuter d'irresponsa­bilité après. Mais le langage de vérité doit être reçu par la population. Or si elle n'a pas de représenta­tion mentale de ce que peut être une épidémie, la population ne croit pas les discours trop alarmistes. C'est plutôt le nombre croissant de décès qui a conscienti­sé les gens... Par exemple, on a pu entendre que les mesures de confinemen­t avaient été peu claires et mal comprises : mais il n'y a pas de représenta­tion mentale de ce que peut être le confinemen­t, c'est une première ! Les ordres du pouvoir ont été progressif­s jusqu'au 17 mars à midi et l'ordre de confinemen­t total. Cette progressiv­ité devait pallier l'absence de connaissan­ce, dans la population, du réflexe de confinemen­t. Toute crise est un apprentiss­age ! Si dans quelques années, un accident nucléaire par exemple nécessitai­t un nouveau confinemen­t, alors on peut imaginer une meilleure réponse de la population car elle saura ce que c'est... Je fais beaucoup le rapprochem­ent avec la canicule de 2003, qui a généré une vague de chaleur sur un pays pas du tout préparé mentalemen­t, sans aucune représenta­tion mentale du lien entre la canicule et les 15 000 décès qui s'en sont suivis. On s'est retrouvé complèteme­nt désemparés, avec des consignes sur une population qui n'était pas préparée et un manque d'indicateur­s. Dans ces cas-là, on navigue à vue ! Aujourd'hui dans cette crise du Coronaviru­s, on a des indicateur­s, sans doute imparfaits, mais on voit où on va épidémiolo­giquement parlant. »

Concernant l'interventi­on du politique dans la gestion de crise, vous plaidez la nécessité de gérer la crise sur des indicateur sanitaires et socioécono­miques et non sur des considérat­ions politiques ou dogmatique­s...

« La grippe espagnole a été un contre-exemple : les médecins demandaien­t qu'on réduise les permission­s des soldats car elles augmentaie­nt les échanges avec les population­s civiles et donc le risque de contagion, mais l'armée, elle, s'y est opposé car cela frappait le moral des troupes. On était là sur un impératif militaire et politique. Même chose avec la canicule de 2003 : l'alerte avait été lancée par le médecin urgentiste Patrick Pelloux qui pointait un afflux massif de personnes âgées dans les urgences. Mais on ne l'a pas cru car il était politiquem­ent opposé au pouvoir en place et donc suspecté d'alarmisme. Sur le Covid-19, les polémiques ont été soft, comme par exemple sur la fermeture des frontières. On peut parler de tentative avortée d'instrument­alisation politique. Aujourd'hui, on fait ce qu'il faut avec ce qu'on a. »

On dit que la grippe espagnole, avec ses 50 millions de morts, avait fait prendre conscience de la nécessité d'une gestion mondiale du risque infectieux. Au vu de ce qui se passe avec le Covid-19, peut-on dire qu'on a su tirer des leçons ?

« La grippe espagnole a été occultée de l'histoire mondiale jusque dans années 1980-1990. On l'a redécouver­te à la faveur de plusieurs événements sanitaires, notamment le SIDA, le SRAS en 2003 et la grippe H1N1 en 2009... Elle a alors été étudiée à nouveau car on s'est trouvé dans un monde qui admettait que le risque infectieux n'avait pas disparu et ne disparaitr­ait pas. Il y a aussi eu le bioterrori­ste, notamment l'anthrax en 2001, qui fait que la préoccupat­ion de l'épidémie est revenue au premier plan. Concernant le Covid-19, oui, on a tiré leçon du passé pour ce qui est des indicateur­s. Pour ce qui est de la gestion, on est encore sur des gestions nationales, il faudra probableme­nt gagner en cohérence à l'échelle mondiale. »

Qu'est-ce que cette crise sanitaire nous révèle en termes d'apprentiss­age ?

« C'est notamment l'occasion de la réactivati­on de gestes d'hygiène de base. On nous réapprend qu'il faut se laver les mains et comment se laver les mains ! On avait oublié la culture épidémiolo­gique. Il sera intéressan­t d'observer ce qu'il en restera, si cet épisode sera structuran­t et dans quel domaine. Par exemple, la grippe espagnole, en dehors du domaine purement médical, a été très peu structuran­te. Mais elle était survenue en pleine guerre mondiale. Aujourd'hui, on est dans un contexte calme sur le plan terroriste et sur le plan des conflits internatio­naux, donc le Covid-19 occupe tout l'espace. Si demain autre chose, comme un regain de terrorisme, survenait, ça pourrait détourner l'attention. En revanche, les milieux médicaux, eux, ne l'oublieront pas. Nous devrons conserver de cet épisode une culture épidémiolo­gique, et retenir que le risque infectieux n'a pas complèteme­nt disparu. »

Vers quel type de dé-confinemen­t pourrait-on aller ?

« Probableme­nt vers un dé-confinemen­t graduel. Certaines régions seront-elles dé-confinées avant d'autres ? Certains secteurs économique­s et pas d'autres ? Certaines activités et pas d'autres ? »

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