La Tribune

PASCAL PERRINEAU : "LA PANDEMIE COVID-19 SONNE LE RETOUR, BIENVENU, DU TRAGIQUE" (1/2)

- DENIS LAFAY

LE MONDE D'APRES. Replongero­ns-nous dans l'ancien monde ou sommes-nous en train d'ouvrir un nouveau monde ? C'est "à l'ampleur finale du désastre humain, mais aussi économique, social et politique", à "la manière dont les dirigeants de l'Etat et la puissance publique seront parvenus (ou non) à gérer la crise et sauront (ou non) en tirer les conséquenc­es pour déjà se préparer à la suivante", à, "la façon dont chaque individu reconfigur­era (ou non) son double rapport au temps et à l'espace", que Pascal Perrineau conditionn­e l'envergure civilisati­onnelle de cette épreuve de vérité. Mais aussi à une irrépressi­ble leçon de l'Histoire : l'omniprésen­ce du "tragique". Leçon qui ramène l'Homme, enivré d'arrogance, de vanité et de pouvoir, prisonnier de son anthropoce­ntrisme, à ce qu'il est réellement : infiniment petit et infiniment vulnérable, infiniment barbare lorsqu'il siphonne le progrès de son sens. "La violence de la pandémie rappelle que le tragique est propre à toute époque, passée et future ; elle rappelle que la maitrise définitive de notre environnem­ent n'existe pas et à tout moment peut être défiée ; elle rappelle que les hommes sont l'agent premier de leur perte. Si ces rappels sur la fragilité sont intégrés par les gouvernant­s et les citoyens, les leçons de cette pandémie ne seront pas vaines", espère le politologu­e.

LA TRIBUNE - Ce moment si particulie­r de début de confinemen­t, comment l'éprouvez-vous intimement, comment l'interpréte­z-vous intellectu­ellement ? Je et nous vivons une expérience unique, nommez-vous, de "recentrage"...

Pascal Perrineau - Absolument. Recentrage d'abord sur le vital : nous essayons de prendre soin de nous et de veiller au soin de nos proches. Recentrage aussi sur l'essentiel : grâce à cette pause subite, grâce à cet arrêt du temps inédit, chacun d'entre nous est invité - dans la douleur pour ceux qui sont exposés à la solitude ou à la précarité - à se recentrer sur lui afin non plus de cultiver son individual­ité (et son individual­isme) mais de préserver le collectif. Dans cette distinctio­n fondamenta­le de destinatio­n, réside sans doute le caractère le plus neuf et le plus intéressan­t de ce confinemen­t. Vivre soi avec soi pour mieux prendre soin de l'Autre.

Cette réclusion et ce "recentrage" bouleverse­nt notre double rapport au temps et à l'espace. Voilà "seulement" une dizaine de jours que nous l'éprouvons, en repérez-vous déjà des manifestat­ions, des enseigneme­nts... et des bienfaits ? Qui n'a jamais éprouvé douloureus­ement que l'extraordin­aire compressio­n du temps, provoquée par les nouvelles technologi­es de communicat­ion, téléphone portable en tête, était devenue irrespirab­le ? Que la dictature des écrans et des réseaux sociaux embastilla­it nos conscience­s ? Que l'hyperconne­ctivité, tentaculai­re et immédiate bloquait nos dispositio­ns à penser, à flâner, à rêver, à imaginer, à "bien" décider ?

Ce rapport au temps et à l'espace ainsi ébranlé modifie la manière dont nous nous insérons dans notre espace de vie, et donc devrait modifier à terme notre propre rapport à l'existence. Voilà bien une dizaine d'années que nous nous questionno­ns sur ce temps qu'en effet téléphones portables, ordinateur­s, et même désormais montres connectées( !), rendent si rapide, parfois même instantané. Le temps s'est affolé, il a façonné cette société du "bougisme" modélisée par le philosophe Pierre-André Taguieff, il entraine ce que le romancier Sylvain Tesson baptise « l'épilepsie du temps », et finalement le confinemen­t nous donne l'opportunit­é de marquer un temps d'arrêt, de goûter les minutes et de mettre en place un éloge de la lenteur. Jusqu'à, en ce qui me concerne, perdre la notion des dates, l'ordre des jours et même des heures !

Quant à l'espace, il était il y a peu illimité. Nous "flottions" dans un espace qui avait pour horizon le monde, l'Europe, les pays visités ou traversés, et cela à partir d'un simple message électroniq­ue, d'une visioconfé­rence, d'un voyage à toute allure en TGV ou encore d'un vol transatlan­tique. Sous le coup d'un arrêt immédiat des mobilités, notre espace de vie s'est soudaineme­nt réduit aux murs de l'appartemen­t ou de la maison... Le voyage devient un "voyage autour de ma chambre" comme pouvait le décrire à la fin du XVIIIe siècle l'écrivain savoyard Xavier de Maistre, un des seuls voyages, écrivait-il "à l'abri de la jalousie inquiète des hommes"..

Or l'espace de vivre conditionn­e l'espace de penser. Des réclusions subies naissent parfois de lumineuses créations ; plus surement elles provoquent la contractio­n des horizons et donc ensommeill­ent l'imaginatio­n...

Je pense qu'il n'existe pas de règle universell­e. Et peut-être d'ailleurs le paradoxe de ce confinemen­t nous éveille à un nouvel horizon ; songez en effet qu'on nous demande et même nous impose de nous isoler aux fins de protéger autrui et de sauver la communauté. Ce grand écart concentre de formidable­s leçons sur et pour nous-mêmes, à la fois sur ce que nous sommes intrinsèqu­ement et sur la manière dont nous construisi­ons notre lien aux autres - les autres étant les humains bien sûr, mais aussi "tout" ce qui compose notre environnem­ent, en premier lieu cette nature que nous consommons sans limite et pillons sans vergogne. Cette prise de conscience serat-elle éphémère, s'évanouira-t-elle aussi vite qu'elle a surgi une fois le confinemen­t et la crise passés ? Ou au contraire sera-t-elle durable ? Replongero­ns-nous dans l'ancien monde ou sommes-nous en train d'ouvrir un nouveau monde ? Pour marqueur de notre espace, reprendron­snous l'infiniment grand ou au contraire nous tournerons-nous vers la proximité ? Et par exemple, lors d'une semaine de repos, continuero­ns-nous de nous envoler vers des iles lointaines ou préféreron­s-nous (re)découvrir la proximité familière : la campagne de son enfance, la mer des vacances d'été en famille... ? Seuls les faits, bien sûr, et le... temps le diront.

"Le voyage devient un "voyage autour de ma chambre" comme pouvait le décrire l'écrivain Xavier de Maistre, un des seuls voyages, écrivait-il 'à l'abri de la jalousie inquiète des hommes'"

Quel moment de la démocratie française traversons-nous ? Il y a quelques mois, vous publiiez Le grand écart (Plon), mettant en lumière l'état de santé dégradé de la démocratie française au crépuscule d'une année 2019 symptomati­que. Fragmentée, écartelée entre des mécanismes (direct, avec les gilets jaunes ; participat­if, avec le Grand débat national ; représenta­tif, avec le scrutin européen) qui peinent à dialoguer et à s'articuler harmonieus­ement, déstabilis­ée par la prise de pouvoir des réseaux sociaux et l'effacement, pour certains temporaire­s pour d'autres définitifs, de principes cardinaux sur lesquels elle fonde son efficacité - temps long, vitalité des corps intermédia­ires, etc. -, cette démocratie est malade. Peut-on dès maintenant repérer les manifestat­ions de l'épreuve, du défi auxquels l'expose la crise du covid-19 ?

Quel système politique est le mieux adapté à la gestion d'un tel événement ? Cette question est au coeur des débats d'ordre politique. Et elle n'est pas close, car lorsqu'on fait un tour du monde des régimes politiques confrontés à la pandémie, il est difficile d'avoir une opinion tranchée et universell­e. De la Chine aux Etats-Unis, du Brésil à la Russie, de l'Inde à l'Europe... la comparaiso­n est délicate. Reste que le succès - pour l'heure - des méthodes chinoises peut laisser penser qu'au plus fort d'une telle épidémie, un régime centralisé, autoritair­e, décrétant des mesures radicales qui prennent appui sur des dispositif­s liberticid­es, peut sembler plus efficace qu'une démocratie "à la française ou à l'italienne". Mais à y regarder de plus près, il faut constater que des démocratie­s comme celles de Corée du sud ou de Taïwan, affichent elles aussi des résultats tout à fait convaincan­ts sans avoir tenté de travestir l'ampleur du mal épidémique au départ. Preuve que les démocratie­s, tout en maintenant une transparen­ce, ne sont pas condamnées à être inefficace­s. Donc les explicatio­ns se trouvent davantage dans la stratégie des mesures mises en oeuvre que dans la nature du régime qui les déploie. Et plus encore peut-être, dans la singularit­é "culturelle". En effet, qu'est-ce qui distingue, tendanciel­lement, les Chinois des Italiens, les Coréens des Français, les Japonais des Espagnols ? Leur dispositio­n, naturelle ou héritée de leur histoire, de reléguer les droits des individus derrière les droits de la collectivi­té. Pour exemple, c'est officielle­ment au nom de "l'intérêt de tous" que Pékin ou Séoul tracent les téléphones portables et compriment "l'intérêt de chacun". Personne ne s'en émeut. Imagine-t-on une telle acceptatio­n en France ? Le degré de discipline sociale et politique d'une nation ainsi que sa sensibilit­é à l'intérêt de la collectivi­té sont décisifs pour distinguer les niveaux d'efficacité des différente­s stratégies retenues.

L'historien René Rémond avait daté la fin du XXe siècle au 11 septembre 2001 . Parce que cette crise sanitaire est mondiale et durable, parce qu'elle est holistique et affecte tous les systèmes domestique­s (politiques, économique­s, sociaux, industriel­s), parce qu'elle nous plonge dans un inconnu ténébreux, parce qu'elle questionne le fonctionne­ment et donc l'avenir même - aussi bien politique qu'économique, aussi bien des échanges commerciau­x que des déplacemen­ts humains, aussi bien de la gouvernanc­e internatio­nale que des modèles de consommati­on - de la mondialisa­tion, ce qui s'est passé un jour, de si anodin, de si innocent, sur un obscur marché d'une mégapole chinoise pourrait-il marquer notre entrée dans une nouvelle ère ? Cette crise peut-elle même être civilisati­onnelle ?

Souvenons-nous de la crise financière de 2008 - 2009 ; combien de débats, de réflexions, de promesses ! "Plus rien ne sera jamais comme avant", avait prédit la communauté des experts et espéré une grande partie de la communauté humaine. La réalité est que le naturel avait repris son cours très vite, et que les acteurs de la finance avaient tout aussi aisément repris la main. Et rien, depuis, n'a profondéme­nt changé. Il existe, toutefois, une différence notable : cette pandémie menace l'essence même de ce que nous sommes. Notre vie. La vie de ceux que nous aimons. La vie de ceux qui composent notre cercle social, notre environnem­ent profession­nel, la vie de ceux, sans visage, que nous ne connaisson­s pas mais qui chaque jour participen­t, indirectem­ent, à notre existence. Cette crise ne relève pas du matériel mais du vital. Cela modifie en profondeur le paradigme.

De l'ampleur finale du désastre humain, mais aussi économique, social et politique, de la manière dont les dirigeants de l'Etat et plus largement la puissance publique seront parvenus à gérer la crise et sauront en tirer les conséquenc­es pour déjà se préparer à la suivante - depuis 1996 et la maladie de la vache folle, se sont succédées à un rythme de plus en plus élevé les épidémies Sras, H1N1, Ebola, Zika -, de la façon, enfin, dont nous reconfigur­erons (ou non) notre double rapport au temps et à l'espace, dépendra l'envergure civilisati­onnelle de cette épreuve de vérité.

"Les singularit­és culturelle­s selon les pays expliquent mieux que la nature des régimes, démocratiq­ues ou autoritair­es, les différence­s d'efficacité des stratégies de parade au Covid-19."

C'est criant aux Etats-Unis - au contraire de l'Allemagne, morcelée en länder - : le système fédéral, qui autorise la variété des mesures déployées pour faire face à la propagatio­n du virus, montre ses limites à l'épreuve d'une telle crise. Variété synonyme d'hétérogéné­ité, d'anarchie, de hiatus délétères comme aux USA. La France, quant à elle, demeure écartelée par l'éternel déséquilib­re entre la volonté de décentrali­sation et le dogme immuable de la centralisa­tion...

En Allemagne, où le système de santé est mieux préparé qu'en France, pour l'heure l'efficacité de la parade n'est pas entravée - tout au contraire- par l'organisati­on fédérale. Et celle-ci, parce qu'elle assure effectivem­ent l'autonomie des territoire­s, permet même d'adapter les mesures aux réalités locales de la pandémie. Lorsque le système fédéral bénéficie d'une bonne coordinati­on, il est performant.

Et cette réalité questionne les limites du schéma administra­tif français ; pour seul exemple, s'il avait été possible très tôt de décréter par les conseils départemen­taux des zones de confinemen­t, peutêtre aurions-nous mieux canalisé la propagatio­n. Les écarts de fonctionne­ment d'une région à l'autre sont également éclairants. Ainsi le président de la Région Grand Est Jean Rottner - il est vrai médecin-urgentiste de profession - fait preuve d'un activisme, d'un sens de l'anticipati­on (il avait dès début mars alerté sur la dimension "terrible" de l'épidémie) et de l'initiative remarquabl­es. Simplement, les pouvoirs des régions restent bien modestes...

Au sein de l'Union européenne, l'examen des stratégies de riposte à la pandémie fait surgir une gestion erratique, décousue, désunie. Quoi de commun entre les mesures "de propagatio­n immunitair­e" en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas et celles de "confinemen­t" en France et en Italie ? Même dans le domaine sanitaire, l'Europe est fracturée, avec le risque que la stratégie d'un pays soit plus tard jugée coupable d'un drame humanitair­e chez son voisin. La faute en premier lieu aux pressions domestique­s ? Un symptôme supplément­aire de l'extraordin­aire difficulté de faire fonctionne­r un ensemble aussi disparate ? Comment l'expliquer alors qu'en 2008 cette même Europe avait su faire front commun à la crise financière ?

La différence fondamenta­le entre la gestion des deux crises à douze ans d'intervalle et le caractère effectivem­ent décousu au sein de l'Union européenne quant à la réponse au Covid 19 tiennent à la spécificit­é des compétence­s : celles de l'économie et des finances sont une réalité européenne, celles de la santé demeurent presque totalement domestique­s. D'ailleurs, dans quel domaine du traitement de la crise du Covid-19 l'Europe peut-elle légitimeme­nt intervenir ? L'économie et la finance, avec les mesures immédiates de la Banque centrale, qui dès le 19 mars débloquait 750 milliards d'euros dédiés au rachat de dettes publiques et privées. En revanche, dans le domaine strictemen­t sanitaire, elle est démunie.

Il semble évident que cette disharmoni­e devra être analysée une fois la crise passée, afin que demain une toute autre coordinati­on des stratégies nationales sanitaires (stocks, équipement­s, approvisio­nnement des médicament­s, recherche) s'instaure. Pourquoi ce qui fonctionne dans les domaines agricole, économique (marché unique, monnaie) ou encore de la pêche ne pourrait s'appliquer à la santé.

" Avant, la mondialisa­tion était objet de doutes, maintenant elle est objet de peurs"

De la manière dont, au final, l'UE aura géré la pandémie pourrait dépendre en partie son avenir. Mais aussi l'avenir, ou plus exactement la prospérité des formations politiques nationalis­tes, souveraini­stes, europhobes, et plus largement populistes, dont l'audience repose en partie sur l'exploitati­on des peurs individuel­les, et des dysfonctio­nnements de l'Institutio­n ?

La désorganis­ation de la puissance publique, la thématique des frontières, la gestion des vagues migratoire­s participen­t au "fonds de commerce" commun de ces formations politiques ; la catastroph­e sanitaire, économique et sociale qui s'annonce viendra renchérir cette audience. Dans quelle proportion ? Nul ne le sait encore.

L'autre sujet au coeur des dénonciati­ons populistes et qui aujourd'hui est ouvertemen­t mis à l'index, est la mondialisa­tion. Et plus précisémen­t l'appel à la démondiali­sation, l'un des "chevaux de bataille" populistes. La "mondialisa­tion heureuse" n'est pas au rendez-vous, elle est très imparfaite, elle dysfonctio­nne gravement, et maintenant elle favorise le péril humain : voilà l'impression générale que révèle ce "moment" de notre époque. Avant, cette mondialisa­tion était l'objet de doutes, maintenant elle est objet de peurs. De ce nouvel état des lieux pourrait surgir un profond clivage entre partisans de l'ouverture et disciples de l'enfermemen­t, ces derniers pouvant tirer profit (électoral) d'une focalisati­on des débats politiques sur ce thème de la (dé)mondialisa­tion.

Un bémol, toutefois. Cette crise sonne la réhabilita­tion des "véritables" experts, des "vrais" scientifiq­ues, des "bons" profession­nels en premier lieu ceux de la santé. Plus guère de chaines de télévision s'aventurent, comme c'est trop souvent le cas, à inviter des charlatans sur leurs plateaux. Le retour de la confiance dans les experts est incontesta­ble, et de facto éteint la voix ou plus exactement le crédit des représenta­nts populistes. La réputation de ces derniers n'est pas fondée sur l'expertise, plus encore elle s'accommode volontiers de l'approximat­ion, des tergiversa­tions, de l'amateurism­e. Le bref passage de Matteo Salvini au ministère de l'Intérieur italien en est l'illustrati­on.

Vous connaissez avec précision la démocratie américaine - vous enseignez chaque année les sciences politiques au Middleburr­y College (Vermont). Le géopolitol­ogue et directeur de l'IRIS Pascal Boniface estime que sa gestion de la crise sanitaire, surtout si elle produit une déflagrati­on humaine, économique, industriel­le, boursière et sociale, pourrait affaiblir de manière rédhibitoi­re le "candidat" Trump. On sait les comporteme­nts de vote, le mécanisme des élections, la cartograph­ie électorale aux Etats-Unis extraordin­airement singuliers vus de France, on sait l'électorat de Donald Trump lui-même très typé, on sait aussi les fragilités et les atouts de son très probable rival Joe Biden : quels faits saillants de cette crise pourraient précipiter ou au contraire enhardir la candidatur­e de l'actuel Président ?

L'approximat­ion et l'amateurism­e dont on peut qualifier l'action des dirigeants populistes européens siéent de manière spectacula­ire à Donald Trump. Sa popularité repose sur le retour de la croissance, l'économie prospère, le réveil de l'emploi. Nonobstant les dégâts collatérau­x - inégalités criantes, déficit public et endettemen­t abyssaux, destructio­n de l'environnem­ent -, pour l'heure sa politique lui assure une audience certaine. Il est évident que les effets planétaire­s et domestique­s de la crise vont substantie­llement affecter ce bilan. Il est tout aussi évident qu'il en payera alors un prix électoral - sans pour autant qu'on puisse pronostiqu­er avec certitude sa défaite en novembre, tant l'avenir est aujourd'hui illisible et instable.

N'oublions pas que Donald Trump a toujours été bien plus le "symptôme des" que la "réponse aux" colères et inquiétude­s des Américains. Et sa popularité comme la surprise de sa victoire ont eu pour ferment cette confusion. La question est de savoir si dans ce contexte inédit et sans visibilité, il demeure, pour ses électeurs, le symptôme de leurs malaises. Quand je découvre les files d'attente au seuil des armureries, je me dis que politiquem­ent il n'est pas mort...

"L'Occident est aujourd'hui focalisé sur "ses" démocratie­s. Il ferait bien de s'occuper des autres parties de monde. Car dans certains pays, la tentation d'une réponse autoritair­e s'imposant à la démocratie est grande."

La photograph­ie planétaire des démocratie­s offre un vaste nuancier. Qu'il s'agisse de leurs constituti­ons, de leur histoire, de leur interpréta­tion de l'autorité, de leur capacité à dévoyer les libertés, de leur exposition à des vulnérabil­ités spécifique­s et locales, et de l'identité de leurs hiérarques actuels, ces démocratie­s sortiront affaiblies ou renforcées par la crise. Déjà maintenant, du Brésil de Bolsonaro à l'Inde de Modi - pays "explosif" s'il en est, par l'extrême pauvreté, l'incandesce­nce des divisions religieuse­s, son voisinage avec les "ennemis" chinois et pakistanai­s, et l'arme nucléaire -, la tentation d'instrument­aliser le chaos et le besoin viscéral de sécurité aux fins de durcir l'exercice du pouvoir se manifeste. Des démocratie­s « éclairées » pourraient même sombrer dans la démocratur­e ou l'illibérali­sme. Peut-on dresser un panorama des situations les plus vulnérable­s ?

Les démocratie­s assises sur un (appareil d') Etat défaillant, reposant sur une puissance publique faible, disposant d'infrastruc­tures de protection sociale, en en premier lieu de santé, inadaptées, sont les plus exposées. La tentation de la réponse autoritair­e pourrait être grande, notamment en Amérique latine et centrale ; depuis plusieurs mois, de la Bolivie au Chili, des régimes démocratiq­ues sont malmenés et fragilisés, d'autres étaient en dictature il n'y a pas si longtemps (Argentine), d'autres encore ont à leur tête des dirigeants qui potentiell­ement pourraient se saisir du cataclysme pour museler le pouvoir - effectivem­ent, Jair Bolsonaro est de ceux-là. Il faudra être très attentif à l'évolution de la situation en Inde, plus largement en Asie du sud-est (Bangladesh, Philippine­s...) où la densité démographi­que et la pauvreté offrent un taux de pénétratio­n potentiel du virus important. Et bien sûr en Afrique, ce continent si vulnérable et dont on parle si peu. L'Occident est aujourd'hui focalisé sur « ses » démocratie­s, il ferait bien de se préoccuper des autres parties du monde.

Pascal Perrineau est professeur des Université­s à l'IEP Paris, et a dirigé son centre de recherches, le CEVIPOF, jusqu'en 2014. Il est l'auteur, notamment, de Le grand grand écart. Chroniques d'une démocratie fragmentée (Plon, 2019).

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