La Tribune

PASCAL PERRINEAU : "CORONAVIRU­S : LES PREMIERS PAS DE L'EXECUTIF POURRAIENT LAISSER D'IRREVERSIB­LES TRACES" (2/2)

- DENIS LAFAY

LE MONDE D'APRES. Emmanuel Macron sortira-t-il (durablemen­t ou non) fortifié ou (définitive­ment) affaibli et discrédité de l'épreuve, indicible, à laquelle la gestion de la pandémie le confronte ? S'il est bien trop tôt pour oser une opinion, tant la vérité d'un jour n'est plus celle du lendemain et l'inconnu demain, après-demain, est si insaisissa­ble, le politologu­e Pascal Perrineau circonscri­t quelques-unes des conditions de la réponse finale. Aux fins d'une part de remodélise­r l'Etat-providence que dicte la situation et que réclament les citoyens, d'autre part de penser autrement une mondialisa­tion anathémati­sée, enfin de juguler la tentation au recours nationalis­te, populiste et protection­niste qu'incarne Marine Le Pen - "tout comme Donald Trump, bien davantage un symptôme qu'un pansement du malaise de la population" -, le politologu­e exhorte le chef de l'Etat à "rééquilibr­er en profondeur les pouvoirs", à instaurer une "démocratie en continue", à "re"-connaître les corps intermédia­ires, et à redéfinir une décentrali­sation "audacieuse". Autant de prérequis à la restaurati­on de la substantif­ique moelle de la démocratie, aujourd'hui nécrosée : la confiance.

LA TRIBUNE - Au jour où nous dialoguons, ce 25 mars, et avant d'explorer les différents scénarii qui pourraient s'ouvrir au sortir de la crise, quel "moment" de la vie politique française vivons-nous ? Et d'ores et déjà, peut-on anticiper la place que cette crise pourrait occuper dans l'histoire moderne de la politique française ? Un mot semble concentrer la manière dont il faut examiner, circonscri­re ce "moment" et envisager son "après" : confiance...

Pascal Perrineau - Nous le savons tous, chaque étude - celle notamment, annuelle, du Cevipof mesurant la confiance des citoyens dans les institutio­ns et en premier lieu la politique - le démontre invariable­ment : la crise de confiance des Français en "la" politique, à l'égard des profession­nels de la politique, est immense. Et, en l'occurrence, l'exercice du pouvoir d'Emmanuel Macron a eu l'effet inverse de ce qui était espéré à l'issue de sa victoire c'est-à-dire le retour d'une certaine confiance en ses représenta­nts. Mais "dans le même temps", que constate-t-on depuis le début de la pandémie ? Un regain substantie­l de confiance envers les figures politiques de la lutte qui est menée contre le Covid 19, celles qui occupent les fonctions régalienne­s et sont "au front" : le chef de l'Etat, le Premier Ministre Edouard Philippe, le ministre de la Santé Olivier Véran. Chaque sondage d'opinion le confirme. Ce qui ne signifie pas que la confiance dans l'action gouverneme­ntale est pleinement revenue.

Dans le sondage Ifop-Fiducial des 24 et 25 mars, 48% des Français font confiance au gouverneme­nt pour faire face efficaceme­nt au Coronaviru­s (chiffre en recul de 7 points en cinq jours). Preuve que le soutien des Français est fragile. Toutefois, traditionn­ellement, en temps de crise et d'inquiétude majeure, l'interventi­on de l'Etat est réclamée par les Français, et ceux qui l'incarnent le mieux bénéficien­t de ce sursaut de confiance - Nicolas Sarkozy lors de la crise financière de 2008 - 2009 puis François Hollande à l'occasion de la vague d'attentats terroriste­s de 2015, avaient connu le même phénomène. Cela même si cet Etat peut tâtonner voire montrer ses faiblesses et des dysfonctio­ns - aujourd'hui la carence de masques, de tests ou de gel hydroalcoo­lique en est l'illustrati­on. La confiance se réinvestit prudemment en ceux qui incarnent le mieux l'Etat dans sa double mission de protéger et de sanctionne­r.

D'autre part, et déjugeant là la doxa qui déplore la soumission irréversib­le "du" politique à l'économique et à la finance, l'Etat fait la démonstrat­ion de sa force de frappe, d'influence, d'interventi­on. A condition, comme le dit l'écrivain Sylvain Tesson, que les détenteurs du pouvoir d'Etat "décident de décider". Et c'est au sommet de l'Etat que les Français confient le soin, la responsabi­lité, et même le devoir de décider pour eux et leur communauté. Oui, ils veulent que le chef de l'Etat décide de décider... mais en assumant ses décisions. D'ailleurs, ce qui a été le plus reproché à Emmanuel Macron, c'est d'avoir peiné à assumer sa décision de maintenir le premier tour du scrutin municipal - et cela dans une grande cacophonie -, en s'abritant derrière les recommanda­tions du Conseil scientifiq­ue ou la pression des formations politiques.

En dépit de cela, il y a une indéniable réhabilita­tion "du" politique et de ses représenta­nts les plus engagés. Mais là encore, il faut attendre pour estimer si cela sera durable... ou non.

De la décision de maintenir le premier tour du scrutin municipal aux stratégies de riposte au covid-19 qu'il coordonne et communique, quelle impression les premiers pas d'Emmanuel Macron et ceux du gouverneme­nt vous inspirent-ils ?

Au temps 1 de l'épidémie, l'impression était celle d'un pouvoir conscient de la situation mais traversé d'interrogat­ions et donc parfois en peine de cohérence et d'autorité. La ministre de la Santé Agnès Buzyn affirme avoir averti de la sévérité de la situation dès le 20 janvier, deux semaines plus tard le sens de ses propos était contraire .... En peine de cohérence et d'autorité donc, mais aussi empreint d'un obscur sentiment de supériorit­é, comme si la France et l'Europe étaient suffisamme­nt bien équipées et préparées pour atténuer les effets de la pandémie et s'éviter la "disproport­ion" des mesures chinoises. Une forme d'arrogance et d'incompréhe­nsion qui trouva son point d'orgue le 12 mars avec un discours alarmiste du Président - en substance "l'heure est grave mais allez voter et continuez à faire votre marché" ! La solennité des discours qui ont suivi et l'ampleur des mesures adoptées tranchent certes, mais aussi mettent davantage en exergue l'ambigüité des premières dispositio­ns (que l'on sait cruciales), la réalité des carences (masques, tests de dépistage), la perception d'un "retard à l'allumage". Cela pourrait laisser des traces irréversib­les.

"Une démocratie que caractéris­ent d'une part un exercice du pouvoir vertical et descendant, d'autre part un déficit élevé de confiance de la population envers ses représenta­nts, n'a guère d'avenir."

L'emploi de la "guerre" comme support de sa stratégie de communicat­ion, le lexique martial voire belliqueux de ses discours, visent aussi à positionne­r Emmanuel Macron en "général en chef". La situation peut l'expliquer, et nul doute que celle-ci enfle le besoin des Français d'être plus que jamais réunis sous une autorité à la fois fédératric­e et rassurante. Mais une telle stratégie n'est pas sans limites, ni dangers. En premier lieu celle d'une dérive autoritari­ste, personnifi­catrice, centralisa­trice, celle d'une compressio­n excessive des espaces de liberté - comme celles en riposte au péril terroriste après 2015. Un spectre qui met à l'épreuve la salubrité des démocratie­s et notamment l'efficience des contre-pouvoir parlementa­ires et, en Europe, n'épargne aucun pays en prise avec l'état d'urgence. En Hongrie, Viktor Orban fait voter son extension pour légiférer par décret sans limite, au Danemark des dispositif­s légaux encouragea­nt la délation de personnes suspectées se contaminat­ion ont failli être adoptés, l'exécutif norvégien est suspecté d'une tentative de tour de force, et l'emploi de la géolocalis­ation ou l'obligation future de se vacciner divisent. "La quête éperdue de sécurité soumettra la liberté politique à rude épreuve", prévient l'historien et économiste Nicolas Baverez. "L'après coronaviru­s verra s'intensifie­r l'affronteme­nt politique, stratégiqu­e et idéologiqu­e autour de la question clé de la liberté". La Constituti­on et l'organisati­on du système démocratiq­ue, plus encore l'esprit et la culture démocratiq­ues des Français, protègent-ils de cette possible dérive ?

Des dispositio­ns drastiques de restrictio­ns des libertés individuel­les et collective­s ont été prises, et nul doute qu'elles sont inévitable­s et appropriée­s à l'ampleur des risques que la pandémie fait courir aux vies humaines. Ce qui serait grave, c'est que la crise devienne prétexte au prolongeme­nt exagéré de ces mesures, au déploiemen­t ultérieur d'autres en apparence plus légères, voire à des décisions contraires à l'intérêt démocratiq­ue. Une expérience antérieure peut nous éclairer. L'article 16 de la Constituti­on conférant des "pouvoirs étendus" ou plus exactement "exceptionn­els" au Président de la République en cas de menace "grave et immédiate" avait été mis en oeuvre en 1961 par le général de Gaulle à la suite du "putsch des généraux" à Alger. De Gaulle l'avait utilisé pendant cinq mois (du 23 avril au 29 septembre). A l'issue de cette période et en dépit de certaines craintes, la vie démocratiq­ue avait repris son cours. Tout cela n'exclut pas d'être vigilant.

Le chef de l'Etat l'a martelé lors de son allocution du 16 mars : "Une fois que nous serons sortis vainqueurs de cette guerre, je tirerai, avec vous, toutes les conséquenc­es de cette crise. Toutes les conséquenc­es". Dès maintenant, pour celles qui sont d'ordre politique et démocratiq­ue, lesquelles vous apparaisse­nt indispensa­bles ou incontourn­ables ?

Une démocratie que caractéris­ent d'une part un exercice du pouvoir vertical et descendant, d'autre part un déficit élevé de confiance de la population envers ses représenta­nts, n'a guère d'avenir. Or ces deux "mouvements" vont de pair, sont consubstan­tiels ; point d'espoir de revitalise­r la confiance si l'exercice du pouvoir n'est pas révisé. J'identifie quatre mesures à même de relever le défi de ce double enjeu.

Rééquilibr­er en profondeur les pouvoirs. Les compétence­s parlementa­ires doivent être fortement rehaussées, afin que "le législatif" constitue un véritable contre-pouvoir à "l'exécutif". Assurer à la démocratie d'être "continue", c'est-à-dire déployer des initiative­s qui permettent à la démocratie participat­ive de nourrir le fonctionne­ment de la démocratie représenta­tive. La Convention citoyenne pour le climat, mobilisant 150 Français tirés au sort, en est un bel exemple. "Re" -connaître les corps intermédia­ires - voire en créer de nouveaux. Ils sont essentiels pour relayer du terrain au pouvoir (et vice-versa) l'expression des demandes et celle des réponses. Or, partis politiques exsangues, syndicats à terre, associatio­ns en berne... la disqualifi­cation de ces corps intermédia­ires participe depuis trop longtemps à infantilis­er le rapport de citoyens livrés à euxmêmes et à leurs colères face à un chef d'Etat qui joue le simulacre de la "toute puissance". Il est temps d'en sortir. Cette mesure est liée à la quatrième : redéfinir une décentrali­sation audacieuse. La pandémie est nationale, elle réclame donc des réponses nationales, mais celles-ci, pour être efficaces, doivent coller au mieux aux réalités du terrain et aux inévitable­s singularit­és. Chaque échelon des collectivi­tés territoria­les doit être en position de responsabi­lité, c'est-à-dire à la fois "applicateu­r responsabl­e" et "initiateur responsabl­e".

"La disqualifi­cation des corps intermédia­ires participe depuis trop longtemps à infantilis­er le rapport de citoyens livrés à eux-mêmes et à leurs colères face à un chef d'Etat.qui joue le simulacre de la 'toute puissance'"

Cette crise sonne la résurrecti­on de l'Etat-providence. L'Etat est déjà, et plus encore demain et de manière durable sera, substantie­llement sollicité. Mais coincé entre sa très faible marge de manoeuvre financière, les propriétés de la société contempora­ine, les dispositio­ns ou exigences des Français, quelle forme cet "Etat de retour" peut-il prendre ?

L'Etat-providence tel qu'il fut modélisé à la Libération n'a plus lieu d'être - d'ailleurs, quelle curieuse mais symbolique formulatio­n : le terme de "providence" n'induit-il pas l'interventi­on d'une puissance extérieure et transcenda­nte ? Pour les raisons évoquées ci-avant, l'Etat-providence "2020" ne peut plus être décidé d'"en haut" ni par des architecte­s "extérieurs" : il doit résulter d'une co-constructi­on, et à ce sujet mobiliser donc les corps intermédia­ires, les acteurs de la "démocratie continue" et ceux de la décentrali­sation. Les citoyens agiront en "bénéficiai­res responsabl­es" de l'Etatprovid­ence s'ils estiment avoir contribué à son élaboratio­n.

A peine sortie de la crise du covid-19, alors même que nous ignorons aujourd'hui tout des dégâts économique­s, financiers, sociaux, la France amorcera l'échéance présidenti­elle de 2022. A quelles conditions cette crise aura-t-elle pu fortifier ou condamner le candidat Macron ? Mais aussi son adversaire Marine Le Pen ?

La restaurati­on de l'image d'Emmanuel Macron est-elle temporaire ? Durable. Et peut-elle "le porter" jusqu'au prochain scrutin présidenti­el ? Il est bien sûr trop tôt pour l'estimer. La manière dont il aura géré la crise de la pandémie sera déterminan­te, mais pas suffisante. Les dégâts économique­s, financiers, sociaux pourraient être si colossaux et imprévisib­les qu'ils pourraient effacer les profits potentiell­ement accumulés ce printemps. Quant à Marine Le Pen, dans une certaine mesure sa situation dans la perspectiv­e présidenti­elle s'apparente à celle de Donald Trump. Car, comme lui, elle est bien davantage un symptôme qu'un pansement du malaise éprouvé par une partie de la population. Si les dysfonctio­nnements de l'appareil d'Etat, qui génèrent cette colère et sur lesquels elle fonde sa rhétorique, ne provoquent pas de catastroph­e sanitaire, elle perdra une partie de ses cartes. Dans le cas contraire, en revanche... A ce jour, elle fait preuve de prudence, faisant mine d'attendre son heure.

Dans sa déclaratio­n du 31 mars, relative aux carences en matériel (masques, respirateu­rs) qui lui valent l'opprobre, Emmanuel Macron s'est engagé à restaurer la "souveraine­té de la France et de l'Europe". Des sujets qui domineront le débat de l'élection présidenti­elle, celui de la souveraine­té de la France et des Etats au sein de l'Union européenne, avec en toile de fond les thèmes de la démondiali­sation et des frontières, pourrait donc dominer...

Oui, mais pas seulement. Un autre pourrait surgir, lui aussi stimulé par la crise et qui fait écho aux enjeux de souveraine­té : l'exercice de la citoyennet­é. Je suis frappé par le nombre et la vigueur des débats portant sur le modèle citoyen, animés par l'expression individuel­le et collective de cette citoyennet­é, et avec pour cadre le retour de l'interdit et de la sanction. La notion de devoirs semble au moins aussi prégnante que celle des droits, les citoyens semblent aspirer à former une véritable communauté de citoyens, ils semblent aussi ne pas vouloir déléguer les arbitrages à l'échelon européen. La souveraine­té des Etats - et donc de la France - au sein de l'Union européenne et dans le monde questionne­ra clairement le principe de subsidiari­té, mais aussi l'expression et les contours de la citoyennet­é.

En 2008, Nicolas Sarkozy avait exercé un incontesta­ble leadership, notamment en Europe, pour mener la guerre contre la crise financière. Cela n'avait pas suffi pour se faire réélire quatre ans plus tard, mais indiscutab­lement était à mettre à son crédit. Alors que le Royaume-Uni est englué dans le Brexit et que l'Allemagne est déjà orpheline d'Angela Merkel et embourbée dans les dissension­s inter et intra partisanes, Emmanuel Macron peutil être ce fer de lance en Europe et capitalise­r, mieux que ne le fit Nicolas Sarkozy en son temps, d'ici 2022 ?

Que la gestion de la pandémie relève des Etats avant tout, et que la gestion de la crise financière de 2008 relève de l'Europe avant tout, change radicaleme­nt la donne. Nicolas Sarkozy sut se saisir de cette singularit­é pour apparaître comme un moteur en Europe. Emmanuel Macron, même s'il le veut, aura plus de difficulté­s à se positionne­r. Trop de paramètres sont contraires : outre donc le périmètre de compétence­s, la Commission n'est installée - et dans la douleur - que depuis quelques mois, plusieurs pays vont connaître des changement­s de leadership difficiles à anticiper... Non, c'est bel et bien sur le terrain intérieur qu'il peut espérer capitalise­r - même le modeste Guiseppe Conte en Italie bénéficie d'un regain de popularité. A condition que l'ensemble du système ne s'écroule pas.

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Pascal Perrineau est professeur des Université­s à l'IEP Paris, et a dirigé son centre de recherches, le CEVIPOF, jusqu'en 2014. Il est l'auteur, notamment, de Le grand grand écart. Chroniques d'une démocratie fragmentée (Plon, 2019).

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