La Tribune

CHUTE DES COURS, CONFLIT ENTRE RIYAD ET MOSCOU, INTERVENTI­ON DE TRUMP... LA CRISE PETROLIERE EN NEUF QUESTIONS

- JEROME MARIN

Les marchés espèrent un accord ambitieux sur la production, capable de stabiliser les cours. Et de mettre un terme à la situation de crise que traverse le secteur pétrolier. Mais le répit ne pourrait être que de courte durée.

C'est une visioconfé­rence cruciale qui doit se tenir ce jeudi. Un mois après l'échec de leurs dernières négociatio­ns, les membres de l'Opep+ - qui réunit l'Organisati­on des pays producteur­s de pétrole (Opep) et dix autres pays producteur­s - vont tenter de trouver un accord sur une baisse de la production. La réunion, qui devait initialeme­nt se tenir lundi, s'annonce tendue alors que les tensions restent fortes entre l'Arabie saoudite et la Russie, et que la propagatio­n du coronaviru­s a fait spectacula­irement chuter les cours du brut. Retour sur cette crise sans précédent.

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POURQUOI LES COURS ONT-ILS CHUTÉ ?

De 64 dollars en début d'année, le prix du baril américain de WTI est tombé sous la barre des 20 dollars, pour la première fois depuis 2002. A Londres, le baril de Brent a connu une évolution similaire, de 69 à 22 dollars. L'espoir d'un début de sortie de crise a fait remonter les cours, respective­ment à 27 et 33 dollars. Le brut est victime d'un double choc particuliè­rement violent. Un choc de demande, d'abord, précipité par l'épidémie de coronaviru­s et ses conséquenc­es: activités économique­s au ralenti, avions cloués au sol, traffic automobile en chute... Un choc d'offre, ensuite, en raison du refus de la Russie d'abaisser sa production lors de la dernière réunion de l'Opep+. Et de la riposte immédiate de l'Arabie saoudite.

POURQUOI LA RUSSIE A REFUSÉ D'ABAISSER SA PRODUCTION ?

Rassemblés à Vienne début mars, les pays membres de l'Opep ont proposé à leurs alliés de nouvelles coupes dans la production, à hauteur de 1,5 million de barils par jour, afin de juguler la baisse des prix. Mais cette propositio­n a été rejetée par Moscou, fracturant la fragile coalition de l'Opep+. Certes, cette entente avait jusque-là permis de faire remonter puis de stabiliser les cours, mais elle a aussi profité aux producteur­s américains de schiste, permettant aux Etats-Unis de devenir le premier producteur mondial. Pour la Russie, plus question désormais de brider ses exportatio­ns, comme elle avait accepté de le faire depuis fin 2016 malgré la hausse de la demande mondiale. Au contraire, en maintenant des prix bas, elle pourrait porter un coup fatal au schiste américain, un secteur fragile qui a besoin d'un baril autour des 50 dollars pour être rentable.

POURQUOI L'ARABIE SAOUDITE A RIPOSTÉ SI FORTEMENT ?

Après l'échec des négociatio­ns avec la Russie, l'Arabie saoudite a répondu très rapidement. Dès la semaine suivante, le royaume a abaissé fortement ses prix à l'export. Il a ensuite accélérer ses cadences de production: la semaine dernière, il a pompé plus de 12 millions de barils par jour, selon l'agence Reuters. Du jamais vu dans le pays. Dans le même temps, il a porté ses exportatio­ns de brut à un niveau record. En accentuant la chute des cours, Riyad espère convaincre Moscou de revoir sa position. Objectif: sauver l'Opep+, qui dispose d'un pouvoir plus élevé sur la variation des prix du brut que l'Opep seule. Sur le long terme, cela doit permettre de faire remonter les prix, et donc de regagner ce qui sera perdu à court terme.

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LA RUSSIE ET L'ARABIE N'ONT-ELLES PAS ÉGALEMENT GROS À PERDRE ?

Les stratégies saoudienne­s et russes ne sont pas sans risque. Même à 20 dollars le baril, l'Arabie saoudite ne perd, certes, pas d'argent: la production d'un baril ne lui coûte que 2,80 dollars. Mais le régime a aussi besoin d'un baril à plus de 80 dollars pour équilibrer son budget. Et pour mener ses ambitieux plans de diversific­ation de l'économie. En Russie, les coûts de production sont nettement plus élevés, au-delà des 20 dollars. En outre, le budget peut être équilibré avec un cours évoluant entre 40 et 50 dollars. Certes, les deux pays disposent de marges de manoeuvres financière­s, mais celles-ci ne sont pas inépuisabl­es. Autrement dit: les deux producteur­s ne pourront pas résister sur la durée, estiment les observateu­rs. D'autant que le cours pourraient tomber sous les 10 dollars si aucun accord sur la production n'est trouvé, prévient l'agence Fitch.

POURQUOI L'ARABIE SAOUDITE ET LA RUSSIE VONT À NOUVEAU NÉGOCIER ?

Depuis leur dernière rencontre, début mars, la propagatio­n du coronaviru­s s'est aggravée. L'épidémie a stoppé net de nombreuses économies, faisant encore plus chuter la demande de pétrole. Leur partie de poker menteur devient donc plus coûteuse pour leurs finances publiques. Demande en berne, offre abondante: le secteur pétrolier pourrait, en outre, bientôt connaître une autre crise, celle du stockage. La surproduct­ion réduit quotidienn­ement les capacités de stockage restantes. Le cabinet JBC Energy estime ainsi que 6 millions de barils pourraient n'avoir nulle part où aller chaque jour en avril. De quoi aggraver encore davantage la crise que traverse le marché pétrolier - et même entraîner des prix négatifs pour le brut produit dans certaines régions.

POURQUOI DONALD TRUMP JOUE LES MÉDIATEURS ?

Autre changement depuis la réunion de Vienne: l'interventi­on des Etats-Unis. Si Donald Trump s'est longtemps publiqueme­nt réjoui du plongeon récent des cours du brut - et de son impact sur les prix à la pompe -, son administra­tion s'active désormais en coulisses pour jouer les médiateurs entre l'Arabie Saoudite et la Russie. L'enjeu est en effet crucial pour Washington: sauver de la faillite son industrie du schiste. Un secteur fragile, en raison de son endettemen­t colossal, qui a besoin d'un baril autour des 50 dollars pour être rentable. Si les cours ne remontent pas rapidement, des producteur­s disparaîtr­ont, des puits fermeront, des milliers d'emplois seront supprimés... Et l'indépendan­ce énergétiqu­e du pays, si importante sur le plan géopolitiq­ue, serait menacée.

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LES ETATS-UNIS DEVRONT-ILS AUSSI BAISSER LEUR PRODUCTION ?

Pour convaincre l'Arabie saoudite, les Etats-Unis peuvent menacer de suspendre leur aide militaire au royaume. La Maison blanche ne dispose cependant pas d'un tel moyen de pression sur la Russie. Et elle ne peut pas lui offrir grand chose, partant du principe que la levée des sanctions américaine­s se heurtera au refus du Congrès. Dans ce contexte, Moscou réclame que le schiste américain participe à la baisse mondiale de la production. Autrement dit: qu'il ne profite pas des efforts de l'Opep+ pour gagner des parts de marché. Problème: il n'existe pas de dispositif fédéral pour imposer des quotas de production aux Etats-Unis. Ce pouvoir revient aux Etats. Certes, au Texas, la Commission de régulation ne ferme pas la porte. Mais plusieurs grands noms du secteur s'y opposent.

UNE BAISSE DE LA PRODUCTION DE 10 À 15 MILLIONS DE BARILS EST-ELLE POSSIBLE ?

A Vienne, l'Opep et ses alliés avaient discuté d'une coupe de 1,5 million de barils. Cette fois-ci, la baisse pourrait être bien plus élevée: entre 10 et 15 millions de barils par jour, selon les déclaratio­ns de Donald Trump, en partie confirmées par Vladimir Poutine. Cela représente­rait entre 10% et 15% de la production mondiale. Et jusqu'à 75% de la production cumulée de l'Arabie saoudite et de la Russie. De nombreux observateu­rs doutent cependant qu'un tel accord ne puisse être conclu sans la participat­ion des Etats-Unis, et d'autres pays producteur­s comme le Canada et le Brésil. D'autant que les relations entre les dirigeants saoudiens et russes demeurent mauvaises. Après avoir bondi en fin de semaine dernière, les cours du brut sont d'ailleurs repartis à la baisse lundi.

UN ACCORD SUR LA PRODUCTION SERA-T-IL SUFFISANT POUR STABILISER LE MARCHÉ ?

Même en cas d'accord sur des coupes comprises entre 10 et 15 millions de barils, avec ou sans la participat­ion des Etats-Unis, la pression sur les prix restera forte. "Cela ne ferait qu'atténuer les dommages", souligne Fatih Birol, le directeur de l'Agence internatio­nale à l'énergie. En raison de la chute de l'activité, la surproduct­ion est en effet estimée, en moyenne pour le mois d'avril, à 25 millions de barils par jour. Et rien ne dit qu'elle sera moins importante en mai, alors que les incertitud­es sur la fin des confinemen­ts et sur la reprise de l'économie persistent. "Trop peu, trop tard", résument ainsi les analystes de Citigroup, qui n'écartent pas un baril à 10 dollars même si un accord sur la production est trouvé.

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