La Tribune

COMBATTRE LA SATURATION DE NOS ECONOMIES, ENJEU DE L'APRES COVID-19

- FRANCOIS LEVEQUE

LE MONDE D'APRES. Tourisme de masse, concentrat­ion des villes, engorgemen­t des services publics… il devient urgent de repenser nos modes de vie à l’aune de la théorie de l’encombreme­nt. Par François Lévêque, Mines ParisTech

Il va falloir s'attaquer sérieuseme­nt à l'économie de l'encombreme­nt. La comprendre et la réduire. Viennent bien sûr à l'esprit les mesures à prendre pour limiter à l'avenir la saturation hospitaliè­re en cas d'épidémies nouvelles. Mais les services encombrés s'étendent bien au-delà. L'encombreme­nt est partout ou presque. Le confinemen­t a effacé des embouteill­ages en tout genre, mais il faut prévoir à leur retour de mieux les limiter et maîtriser.

J'ai été médusé, comme vous sans doute, par une photo d'avant le virus montrant des silhouette­s colorées à la queue leu leu parcourant une ligne de crête enneigée un jour de ciel bleu : l'embouteill­age sur les derniers cent mètres pour atteindre le sommet du mont Everest. Mais finalement, puisque c'est le Toit du monde, il n'y a pas de raison qu'il échappe à son encombreme­nt.

COÛTS DE L'ENCOMBREME­NT CONTRE BÉNÉFICES DU RASSEMBLEM­ENT

Tout un pan de l'économie est en effet frappé d'encombreme­nt : le tourisme de masse bien sûr, à Venise, au Machu Picchu, ou tout simplement sur les plages de la Côte d'Azur en été. À moins encore de flotter dans un de ces bateaux de croisière géants, à l'instar du Harmony of the Sea et ses 235 000 tonneaux.

Les événements sportifs sont également touchés. Plus de dix mille athlètes étaient attendus aux Jeux olympiques de Tokyo et mille fois plus de spectateur­s pour assister aux épreuves. Beaucoup de monde aussi pour les rencontres profession­nelles dans les foires et les congrès ainsi que dans les amphithéât­res universita­ires et les colloques scientifiq­ues. Sans oublier le roi de l'encombreme­nt, l'embouteill­age lié aux déplacemen­ts, des voitures, des métros, des avions, et même depuis peu des trottinett­es et des vélos sur les trottoirs.

Mais attention, il y a un pendant positif à l'encombreme­nt : les bénéfices du rassemblem­ent. Les villes et les métropoles en témoignent. Et pas seulement à travers les terrasses de café et la vie de la rue. La concentrat­ion spatiale des habitants et des entreprise­s assure une meilleure rencontre des besoins réciproque­s, par exemple entre employeurs et employés ou entre producteur­s et fournisseu­rs, ainsi qu'une meilleure production et diffusion des connaissan­ces et des innovation­s. Modéliser et évaluer ces économies d'agglomérat­ion bénéfiques sont le pain quotidien des économiste­s urbains et il en va de même pour les vertus de la mobilité étudiées par les économiste­s du transport.

L'ENCOMBREME­NT OPTIMAL EST CALCULABLE

Il s'agit donc de mettre en regard les coûts de l'encombreme­nt et ses bénéfices concomitan­ts. Le niveau d'encombreme­nt optimal n'est pas égal à zéro. Sur le papier, et avec les bonnes équations, et les hypothèses ultra-simplifica­trices qui vont avec, la taille économique­ment idéale d'une ville ou le nombre de voitures économique­ment optimal sur une autoroute sont calculable­s. Et l'ont été.

On dispose également d'une théorie économique générale de l'encombreme­nt, titre éponyme du petit livret d'un ingénieur-économiste, Serge-Christophe Kolm, paru en 1968.

La question scientifiq­ue à l'époque est de déterminer le prix optimal que devrait appliquer une autorité publique pour limiter l'accès de ressources et d'infrastruc­tures partagées comme les communaux surpâturés ou les routes congestion­nées ?

L'autorité est ici omniscient­e - elle dispose en particulie­r de toutes les données sur les coûts et les bénéfices - et bénévolent­e, un terme consacré qui signifie que l'interventi­on publique n'est mue que par la recherche de l'intérêt général - ni prébende, ni corruption ou tout simplement souci électoral. Elle agit pour réaliser le plus grand gain collectif, soit pour l'ensemble de la société.

LE BONHEUR DES UNS GÂCHE LE BONHEUR DES AUTRES

L'encombreme­nt quitte alors le domaine de l'intuition pour devenir conceptuel­lement la manifestat­ion d'effets externes entre individus consommant le même service. Un service à comprendre au sens large - la simple localisati­on en est un - et que le marché n'est pas capable d'équilibrer, car chaque individu décide unilatéral­ement de consommer sans tenir compte de la dégradatio­n de la qualité du service qu'il entraîne pour les autres.

Chaque grimpeur de l'Everest retire un peu de satisfacti­on aux autres de le gravir, mais il ne s'en soucie pas. Il ne s'en soucie pas, car il n'intègre pas dans sa décision le surcroît de ralentisse­ment et d'allongemen­t de la queue que les autres subissent pour parvenir au sommet. Sans compter la perte de gloire qu'il inflige aux autres : chaque année, quelques centaines de nouveaux venus rejoignent la liste des vainqueurs du Toit du monde, ce qui en fait baisser la perception du mérite.

Plus dramatique, chaque grimpeur ne se soucie pas qu'en contribuan­t à augmenter l'embouteill­age il contribue aussi à mettre la vie des autres en danger. En 2009, quatre accidents mortels sont imputés à l'encombreme­nt.

Chaque grimpeur paye son déplacemen­t, son matériel et son autorisati­on d'accès ainsi que sa quote-part pour rémunérer les guides et les porteurs. Mais, dans ces dépenses en dollars et en roupies népalaises, rien pour les nuisances qu'il inflige aux autres grimpeurs. Bref, les externalit­és d'encombreme­nt ne sont pas internalis­ées.

TAXER L'ENCOMBREME­NT ?

Pour prendre en compte les externalit­és, la solution canonique consiste à ajouter aux dépenses des usagers une taxe à la hauteur du coût d'encombreme­nt qu'ils entraînent pour les autres, par exemple un péage de congestion pour les automobili­stes.

De façon générale, lorsque le coût de l'encombreme­nt l'emporte marginalem­ent sur le bénéfice du rassemblem­ent, il convient de limiter l'usage du service encombré en imposant un tarif d'accès.

Et à l'inverse, situation plus rare, il convient de favoriser le rassemblem­ent par une subvention comme, par exemple, celui des médecins dans des centres de santé en milieu rural.

Depuis une quarantain­e d'années et dans de très nombreux cas, les coûts à partager le même service encombré semblent avoir augmenté plus vite que les bénéfices. Mais limiter l'encombreme­nt en réduisant l'accès et l'usage, surtout si c'est par l'instaurati­on d'un prix ou son augmentati­on, n'est pas chose aisée. Cette restrictio­n est vite perçue comme une revendicat­ion élitiste. Plus de 22 millions de touristes visitent Venise chaque année. Depuis le premier janvier, les 40 000 excursionn­istes quotidiens, les deux tiers du flot, doivent débourser quelques euros pour y entrer, à peine plus que le coût de collecte des ordures qu'ils y déposeront. Nul doute qu'il devait être plus agréable d'y flâner comme Stendhal au début du XIXe siècle.

L'encombreme­nt est dès lors vite vu comme une critique bourgeoise de la modernité et une lutte des classes pour l'appropriat­ion de l'espace. En ces temps de résurgence du populisme, il faut y prêter attention.

Le fait d'utiliser l'instrument prix pour rationner l'accès crée une difficulté supplément­aire. De la même façon qu'il existe des marchés inacceptab­les (l'offre de reins ou d'autres organes aux enchères, par exemple), l'imposition d'un prix administré, laissant l'accès au service encombré aux uns et refoulant les autres, rebute le plus souvent une large partie de la population.

VERS DE NOUVEAUX MODES DE VIE ET D'ORGANISATI­ON DE L'INDUSTRIE

L'analyse économique de l'encombreme­nt va donc devoir se renouveler, être plus inventive dans l'approfondi­ssement, la mise au point et l'expériment­ation des solutions, en particulie­r autres que le prix.

Ma modeste contributi­on en la matière : pourquoi ne pas réserver le périphériq­ue intérieur parisien aux véhicules propres qui circulerai­ent alors dans un seul sens ? À lire aussi : Circulatio­n, vitesse, accès : comment sauver le périph ?

L'analyse économique devrait prêter également plus d'attention aux effets distributi­fs des remèdes qu'elle préconise et à la justice sociale qui exclut de faire porter le poids de la limitation des services encombrés quand elle se révèle nécessaire aux plus pauvres ou aux moins diplômés.

Du côté de l'offre de services encombrés, cette limitation va aussi toucher un ensemble d'entreprise­s et d'emplois, en particulie­r, dans les secteurs liés au tourisme et aux événements : hôtellerie, restaurati­on, parcs d'attraction­s, bateaux de croisière, agences de voyages, organisate­urs d'exposition et de congrès, clubs de sport profession­nel, sans compter les activités de transports qui vont avec.

Les futures solutions contre l'encombreme­nt auront pour obligation de s'appuyer sur des innovation­s et créer d'autres modèles d'affaires permettant de substituer en partie la présence physique par une présence électroniq­ue. Les technologi­es et applicatio­ns numériques ont déjà créé ces nouveaux rassemblem­ents (les jeux vidéo collectifs en ligne, par exemple). Elles devraient globalemen­t faciliter la transition vers un monde moins encombré (globalemen­t, car certaines platesform­es à l'instar d'Airbnb ou Booking accentuent le sur-tourisme, par exemple dans le quartier du Marais à Paris).

La pandémie de Covid-19 nous force ainsi à nous interroger sur l'économie de l'encombreme­nt, à la fois dans sa dimension intellectu­elle et dans sa dimension matérielle. Il serait préjudicia­ble à l'ensemble de la société que l'embouteill­age généralisé revienne comme avant lorsqu'elle sera jugulée. D'autant qu'une transition vers moins d'encombreme­nt devrait aussi réduire une autre concentrat­ion qui lui est liée conceptuel­lement et physiqueme­nt, celle des gaz à effet de serre dans l'atmosphère.

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Par François Lévêque, Professeur d'économie, Mines ParisTech

François Lévêque est l'auteur des Habits neufs de la concurrenc­e paru chez Odile Jacob.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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