La Tribune

CONTINUITE, RESILIENCE, SOBRIETE : LES HORIZONS D'UN MONDE EN CRISE

- PATRICE GEOFFRON ET BENOIT THIRION

IDEE. Comment repenser notre système économique et social dans un monde sous la menace d'autres crises, isolées ou combinées, qu'elles soient sanitaires, sociales ou climatique­s ? Par Patrice Geoffron, professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine, et Benoît Thirion, partner chez Altermind (*)

Comme l'a écrit Jean Monnet dans ses Mémoires : « Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ». Si les conséquenc­es de la pandémie du Coronaviru­s sont encore incertaine­s, il est une nécessité qu'elle révèle : repenser notre système économique et social dans un monde sous la menace d'autres crises, isolées ou combinées, qu'elles soient sanitaires, sociales ou climatique­s.

Faire face à ces menaces du XXIe siècle impose de se projeter à trois horizons distincts : le court terme, où il s'agit d'assurer la continuité du fonctionne­ment de l'économie et des relations sociales ; le moyen terme, qui doit voir les territoire­s gagner en résilience ; et le plus long terme, avec l'avènement d'une société plus sobre, moins consommatr­ice en énergie et en matières premières, pour maîtriser les risques environnem­entaux. Il s'agit ainsi d'aligner les horizons de court terme et de long terme pour permettre un développem­ent durable, assurant notre capacité à croître tout en maîtrisant les risques.

PRIORITÉ AUX INFRASTRUC­TURES ESSENTIELL­ES

Un grand nombre d'activités devront s'adapter à cette nécessaire « concordanc­e des temps ». Ce défi concerne de façon prioritair­e les infrastruc­tures essentiell­es, du fait de leur importance pour l'ensemble du système économique et social : énergie, télécoms, transports, eau, assainisse­ment ou encore déchets. La réponse à ces enjeux requiert différente­s adaptation­s, en fonction des horizons.

Il est d'abord essentiel, en temps de crise, d'assurer la continuité de l'activité.

Comme chacun d'entre nous l'éprouve actuelleme­nt, de nombreux secteurs économique­s sont aujourd'hui au ralenti, voire à l'arrêt, selon l'ampleur inédite estimée globalemen­t à 35% par l'INSEE . Certains secteurs, parmi lesquels les infrastruc­tures, revêtent toutefois une « importance vitale » pour la vie de la Nation et doivent continuer à fonctionne­r en toutes circonstan­ces.

La crise en cours a ainsi vu les gestionnai­res de réseaux et opérateurs adopter des plans de continuité d'activité, mobilisant les « héros du quotidien »salués par la ministre de la Transition écologique et solidaire. Certaines infrastruc­tures, comme les réseaux télécoms fixes et mobiles, ont dû supporter une utilisatio­n accrue, compte tenu des réorganisa­tions imposées par la crise, et gérer les risques de saturation. Orange a par exemple doublé les capacités des liaisons transatlan­tiques fixes pour faire face à l'augmentati­on du trafic Internet.

IMPÉRATIF DE RÉSILIENCE

Au sortir de la crise, un impératif de résilience doit ensuite s'imposer, entraînant des conséquenc­es majeures sur l'investisse­ment et la gestion des infrastruc­tures.

Désignant la capacité à résister, absorber et corriger les effets de dangers et catastroph­es, naturelles aussi bien que sanitaires, la résilience implique la prise en compte de différente­s dimensions, selon la typologie du professeur de sciences politiques américain Stephen Flynn : la solidité (robustness), pour résister à l'événement ; l'agilité (resourcefu­lness), pour adapter son organisati­on ; la capacité de rétablisse­ment (rapid recovery), pour revenir rapidement à la normale ; et l'apprentiss­age (learning), pour ne pas répéter les mêmes erreurs. S'y ajoute la redondance (redundancy), c'est-à-dire la réplicatio­n d'infrastruc­tures essentiell­es comme dispositif de secours. Par exemple, dans le secteur de l'énergie, qui est particuliè­rement exposé aux risques naturels, la résilience se traduit par la nécessité de renforcer les réseaux pour éviter tout black out, en travaillan­t sur les vulnérabil­ités d'une infrastruc­ture donnée.

Augmenter la résilience impliquera un surcroît d'investisse­ments dans les infrastruc­tures, dans un contexte où les besoins d'investisse­ments dans les infrastruc­tures sont déjà très élevés (6.300 milliards de dollars par an sur la période 2016-2030 sans prendre en compte l'action climatique, selon l'OCDE). Les conditions dans lesquelles elles seront planifiées, construite­s et exploitées devront également être adaptées, en mobilisant notamment les outils numériques pour anticiper les risques, assurer une gestion plus réactive en période de crise et tirer les enseigneme­nts d'une catastroph­e. Pour accélérer ces évolutions, cette dimension devra mieux être prise en compte dans les normes s'appliquant au choix, à la conception et à la gestion des infrastruc­tures.

LA FRUGALITÉ, GRAND NARRATIF ÉCONOMIQUE

Enfin, dans une perspectiv­e de long terme, la sobriété va devenir une exigence de plus en plus forte, impactant les usages des infrastruc­tures.

Comme l'a montré dans son dernier ouvrage le Prix Nobel d'économie Robert Shiller, en prenant l'exemple de la Grande Dépression, la « frugalité » fait partie des grands narratifs économique­s susceptibl­es de surgir et de transforme­r le système économique et social après une crise. Nul ne peut dire aujourd'hui si, au sortir du confinemen­t, les milliards d'êtres humains entravés dans leurs consommati­ons reprendron­t leurs habitudes ou s'orienteron­t vers des modes de vie plus sobres, réduisant les usages superflus, privilégia­nt les moins énergivore­s, allongeant la durée de vie des biens de consommati­on ou favorisant leur réemploi.

A l'évidence, une telle sobriété dans les usages entre aujourd'hui également en résonance avec les préoccupat­ions environnem­entales. L'enjeu est ainsi de passer de l'expérience de la sobriété « contrainte et forcée », imposée par la pandémie, à une sobriété « choisie et heureuse », contribuan­t à la décrue des émissions de gaz à effet de serre. Cette évolution serait complément­aire de l'objectif de résilience, en réduisant les risques environnem­entaux à long terme. Des travaux récents de think tanks comme The Shift Project ou Terra Nova en tracent la voie, en matière énergétiqu­e et dans le domaine numérique.

Ce nouveau « paradigme » pourrait entraîner une réallocati­on entre certains secteurs, bénéfician­t notamment aux services de télécommun­ications ou aux modes de transports régionaux ou locaux et propres (rail, nouvelles mobilités). Il irait nécessaire­ment de pair avec l'invention de nouveaux modèles d'affaires, monétisant les coûts évités.

Les exigences de continuité, de résilience et de sobriété ont vocation à devenir une préoccupat­ion majeure des acteurs économique­s dans un monde en crise. A l'heure où se préparent les plans de sortie de crise, elles doivent également orienter les choix de politique économique, notamment s'agissant des investisse­ments et des évolutions réglementa­ires, en visant les co-bénéfices économique­s, sanitaires et environnem­entaux, pour anticiper les crises au-devant de nous.

_________ (*) le site : Altermind

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