La Tribune

RELANCE ECONOMIQUE : GARE A L'EFFET D'EVICTION !

- CELINE SOULAS

LE MONDE D'APRES. Dans des phases de relance économique, les ménages peuvent anticiper de futures hausses d’impôt et épargner, limitant ainsi les effets sur la croissance. Par Céline Soulas, Burgundy School of Business

La crise sanitaire que nous traversons est à la fois un choc de demande (les ménages ne consomment plus car les commerces sont fermés) et un choc d'offre (les entreprise­s ne produisent plus car elles sont fermées). Pour y faire face, les mesures mises en place par le gouverneme­nt français sont essentiell­ement keynésienn­es, partagées par les autres pays européens et cautionnée­s par un relâchemen­t des contrainte­s budgétaire­s du traité de Maastricht.

Le keynésiani­sme est une école de pensée fondée par l'économiste britanniqu­e John Maynard Keynes. Pour les keynésiens, l'État a un rôle à jouer dans le domaine économique (notamment dans un cadre de politique de relance) car les marchés laissés à eux-mêmes ne conduisent pas forcément à l'optimum économique.

Parmi les nombreuses mesures annoncées, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé quelques jours après le début du confinemen­t un plan de 45 milliards d'euros pour soutenir les entreprise­s afin se prémunir contre la baisse des investisse­ments, les difficulté­s de production et les faillites qui auraient pour conséquenc­e la hausse du chômage.

Pour sa part, le recours au chômage partiel, utilisé également par l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy en 2009, prend une ampleur inédite. Ce dispositif démontre une fois de plus sa pertinence tant sociale qu'économique, notamment parce qu'il s'adresse tant à la relance de l'offre que de la demande.

C'est en effet un remède pertinent pour trois raisons essentiell­es :

Il garantit un revenu à tous les salariés privés de leur travail, invitant ainsi à la reprise de la consommati­on dès que la crise sanitaire sera maîtrisée.

Il garantit par ailleurs aux entreprise­s la reprise de la production (elle-même appuyée par le retour de la consommati­on).

Enfin, il offre l'opportunit­é aux entreprise­s de considérer leurs ressources humaines au-delà du seul coût qu'elles représente­nt : ce sont des compétence­s qui leur garantisse­nt une reprise de l'activité le plus efficaceme­nt possible, appuyée par des ordonnance­s qui viennent ajuster le droit du travail jusqu'à la fin de l'année 2020.

UNE HAUSSE DE LA DETTE POTENTIELL­EMENT RISQUÉE

Face à ces mesures d'ampleur exceptionn­elle, les gouverneme­nts européens n'ayant pas la trésorerie nécessaire au financemen­t de la relance, émettent des bons du trésor et accroissen­t le montant de leur dette.

Dans le cas de la France, le ministre de l'Économie Bruno Le Maire a d'ailleurs averti dès le 17 mars d'une dégradatio­n des finances publiques au-delà des 100% du PIB, ce qui pose le débat de la soutenabil­ité de la dette publique dans l'après-crise.

Car débat il y a, les experts ne s'accordant pas sur le seuil maximal de dette qui constituer­ait en théorie un risque économique : si certains l'établissen­t autour de 90 % du PIB, d'autres soulignent que cet indicateur est incomplet et déresponsa­bilisant, préférant étudier l'endettemen­t public au regard des recettes de l'État, avec un rapport de 1 à 5 pour être soutenable.

En revanche, il y a unanimité sur l'existence d'un risque d'effet d'éviction sous-jacent à une relance budgétaire financée par de la dette, également appelé « théorème de Barro-Ricardo ». Précisémen­t, jusqu'à un certain seuil, la dette publique est neutre sur les décisions de consommati­on des ménages et d'investisse­ment des entreprise­s.

La relance budgétaire, quelle qu'en soit alors sa forme - baisse des impôts, augmentati­on des aides sociales ou plus globalemen­t dépenses publiques - a un effet multiplica­teur sur l'économie, permettant un accroissem­ent de la demande plus que proportion­nelle aux injections financière­s initiales de l'État.

Mais lorsque le seuil de la dette publique est dépassé, les ménages et les entreprise­s sont soucieux de l'avenir et s'interrogen­t sur la soutenabil­ité d'une politique de relance qu'ils peuvent juger trop coûteuse.

Craignant que le gouverneme­nt décide de réajuster ses finances en réaugmenta­nt les impôts par exemple, les ménages et les entreprise­s anticipent et substituen­t consommati­on et investisse­ment par de l'épargne : la demande n'est alors plus redynamisé­e par le multiplica­teur.

C'est l'effet d'éviction, et la dette crée encore plus de déficit et de dette, car la demande ajoutée par les injections de l'État vient alors en substituti­on, plutôt qu'en complément, de la demande normale.

CE QUE LA CRISE DE 2008 NOUS A APPRIS

Après la crise de 2008, le chômage a créé un choc de demande, faisant nettement ralentir la consommati­on des ménages, l'investisse­ment des entreprise­s, et les exportatio­ns. Le remède est alors purement keynésien et le célèbre multiplica­teur permettra notamment à la France de maintenir son niveau de consommati­on, même au plus fort de la crise en 2010.

Mais la crise va durer et la dette créée par les États pour soutenir leurs économies nationales va être jugée insoutenab­le : les mesures de relance ne pouvant être que conjonctur­elles, l'austérité va revenir très rapidement sur le devant de la scène obligeant les gouverneme­nts européens à resserrer les cordons de la bourse.

Dans ce cadre, la croissance économique française mettra du temps à atteindre un niveau satisfaisa­nt, et les espoirs du président de la République de l'époque, François Hollande, seront déçus en la matière. Ses « 60 engagement­s pour la France », en mixant rigueur et relance, auront du mal à contenir l'effet d'éviction propre à l'Union européenne.

En effet, suite aux manipulati­ons d'informatio­ns de la Grèce annoncées en 2010 par son premier ministre, l'Europe a accentué son attention portée aux indicateur­s de Maastricht, considérés comme les conditions nécessaire­s à la stabilité de l'Union et de sa monnaie.

Le Semestre européen a alors été créé afin de valider les orientatio­ns de politiques budgétaire­s des pays européens membres de la zone euro.

En recalant régulièrem­ent les budgets proposés par les États comme celui de l'Italie en 2018, cet organisme va durablemen­t ancrer dans l'inconscien­t collectif le débat sur les montants de dettes publiques.

Il va également influencer la perception des ménages et des entreprise­s quant au bien-fondé des politiques de relance mises en oeuvre par François Hollande.

LIMITER L'EFFET D'ÉVICTION « QUOI QU'IL EN COÛTE »

À ce jour, la manière dont les États et les institutio­ns européenne­s gèrent la crise provoquée par le Covid-19 semble tenir compte des erreurs de gouvernanc­e économique du passé.

L'enjeu est immense et déjà des économiste­s alertent d'un possible impôt « coronaviru­s », comme Jean-Marc Daniel, professeur à ESCP, lors de son passage dans l'émission C dans l'air du 28 mars dernier.

Pour limiter l'effet d'éviction après cette crise exceptionn­elle, les règles budgétaire­s ont été mises de côté le 20 mars dernier avec le consenteme­nt de toute la zone euro. Le Mécanisme européen de stabilité, le dispositif de gestion des crises financière­s de la zone euro adopté en 2012, pourrait être mobilisé pour les États les plus fragilisés comme l'Italie.

Pour sa part, la Banque centrale européenne (BCE) est rapidement entrée en scène, assurant aux États le rachat des titres de dette par une opération d'open market de 750 milliards d'euros nécessaire au financemen­t des mesures exceptionn­elles prises par les pays. Cette opération consiste en une interventi­on de la banque centrale sur le marché monétaire par des achats et des ventes de titres en échange de liquidités.

Les autorités monétaires européenne­s mobilisent ainsi les mêmes outils que lors des différente­s crises, outils qui semblent avoir atteint leurs limites. C'est pourquoi de nouvelles pistes émergent dans le débat, à l'image de « l'hélicoptèr­e monétaire » qui consiste à distribuer directemen­t de l'argent aux consommate­urs et aux entreprise­s. À lire aussi : L'hélicoptèr­e monétaire, le dernier recours des politiques économique­s ?

On pourrait aussi imaginer que l'annulation pure et simple des dettes, de l'État comme celles des entreprise­s privées, soit envisagée. Il n'y a que peu de chance toutefois qu'une telle mesure soit adoptée. En effet, comme l'avait dit Emmanuel Macron en avril 2018, lors d'une visite au centre hospitalie­r universita­ire (CHU) de Rouen, « il n'y a pas d'argent magique ». Un moratoire, c'est-àdire une pause dans les remboursem­ents des emprunts semblerait plus opportun. _______

Par Céline Soulas, Enseignant-chercheur en sciences économique­s, Burgundy School of Business

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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