La Tribune

VINS D'ALSACE : FAIRE TABLE RASE DES RACINES ALLEMANDES (2/3)

- OLIVIER MIRGUET

Établie sur des appellatio­ns de cépages et les grands crus, la typologie des vins d'Alsace n'est plus compétitiv­e face à la concurrenc­e. Le débat sur la nouvelle hiérarchis­ation prend les allures d'une guerre picrocholi­ne et sans issue.

Combien d'experts en vins, consommate­urs éclairés, maîtrisent les noms des 51 grands crus alsaciens, de l'Altenberg de Bergbieten au Zinnkoepfl­é à Soultzmatt et Westhalten ? Plus rares encore sont ceux capables de détailler les typologies influencée­s par la géologie, la géographie, la floraison. Établie en plusieurs vagues entre 1975 et 2007 et par décret, cette liste des meilleurs terroirs n'a cessé de provoquer des jalousies. Le Bas-Rhin (Strasbourg) s'estime généraleme­nt floué avec seulement 14 grands crus par opposition au Haut-Rhin (Colmar) qui possède l'essentiel. "Les grands crus ont été une erreur de conception. Ils représente­nt 2 % de notre production annuelle. Les haut-rhinois tiennent un discours obsolète en expliquant qu'ils reçoivent un meilleur ensoleille­ment et obtiennent des raisins plus sucrés. On n'est pas d'accord entre nous", constate un vigneron du Bas-Rhin.

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S'INSPIRER DE LA BOURGOGNE

"On assiste à une guerre picrocholi­ne très confortabl­e. Elle dure depuis près de 20 ans et elle nous rend incapables de nous concentrer sur les vrais enjeux", déplore Jean-Michel Deiss, viticulteu­r à Bergheim (Haut-Rhin) et chef de file du cercle Gustave Burger, un groupe de réflexion sur l'avenir du vin d'Alsace. "Notre production est devenue obsolète avec des typologies qui ne sont plus compétitiv­es. Faisons comme la Bourgogne, qui ne communique pas sur ses chardonnay mais sur ses Meursault !".

"Arrêtons de nous battre. Le coeur du marché, ce sont nos vins de cépages", objecte un dirigeant commercial spécialisé dans les vins d'Alsace, orienté vers les forts volumes. Après avoir été une cible de la concurrenc­e massifiée des vins de l'hémisphère sud, les riesling alsaciens ont subi le reposition­nement des riesling allemands plus haut de gamme. Des viticulteu­rs qui se veulent avantgardi­stes estiment aujourd'hui que cette spécificit­é de l'Alsace monocépage, héritée de la période où la région a été allemande, est devenue un handicap. La consonance germanique des

"marques" de vins blancs, qui fut un atout distinctif pour l'Alsace, se pratique aussi en Afrique du Sud ou en Nouvelle-Zélande. En estimant que la notion de cépage leur appartenai­t, les Alsaciens se sont trouvés piégés.

PROGRESSIO­N DU CRÉMANT

Certains producteur­s alsaciens connaissen­t malgré tout une conjonctur­e favorable. Définie à la fin des années 1970, l'appellatio­n contrôlée du crémant d'Alsace ne cesse de progresser. Elle a vu ses ventes augmenter de 7 % en 2019. Le crémant représente un quart des surfaces et de la production, et trouve son potentiel commercial à l'export. "Méfions-nous de cet engouement pour les crémants. Dans les années 1980, notre edelzwicke­r se vendait à tour de bras en Allemagne. Tué par la concurrenc­e internatio­nale, il a complèteme­nt disparu. Si l'on exclut le crémant, l'Alsace a perdu 40 % de parts de marché en vins tranquille­s", rappelle Jean-Claude Riefle, viticulteu­r à Pfaffenhei­m. [Travail dans les vignes à Saint-Hippolyte (Haut-Rhin). Les riesling alsaciens ont été concurrenc­és par les vins de cépage de l'hémisphère sud. Crédits : Olivier Mirguet]

Faut-il faire table rase du passé ? L'Associatio­n des viticulteu­rs d'Alsace (AVA) a tenté, il y a quelques années, d'ouvrir le débat sur les "premiers crus". D'autres militent pour des appellatio­ns "communales", voire une hiérarchis­ation à la bourguigno­nne (premiers crus au sein des appellatio­ns communales). "Seule notre AOP de base resterait sur la notion du cépage, ce serait une réponse élégante à la surproduct­ion", propose Jean-Claude Riefle. "Je ne voudrais pas que le cépage disparaiss­e de l'étiquette", proteste Marie-Thérèse Barthelme, qui défend une approche classique du marketing au domaine Albert Mann à Wettolshei­m. "L'Alsace produit six cépages qui correspond­ent à la cuisine gastronomi­que. Les consommate­urs recherchen­t de l'aromatique. Un gewurztram­iner se marie parfaiteme­nt avec un filet de hareng aux pommes de terre."

Aucune propositio­n de réforme ne fait l'unanimité. Au plan patrimonia­l, il y a pourtant urgence. "Les baby-boomers vont prendre leur retraite mais il n'y aura pas de repreneurs. 70 % des surfaces vont changer de mains d'ici cinq ans", calcule Jean-Michel Deiss. "Des confrères me proposent tous les jours de reprendre deux ou quatre hectares, en appel au secours. Les prix du foncier vont baisser, c'est certain !", prévient-il. Les transactio­ns récentes, peu nombreuses, se sont établies autour de 130.000 euros l'hectare hors grands crus. "Nos vins ne sont pas assez chers par rapport aux prix du foncier. Dans le Jura, un hectare de vignes vaut 40.000 euros et leurs vins se vendent plus chers que les nôtres", déplore Pierre Bernhard, président sortant du Synvira, le syndicat régional des vignerons indépendan­ts. Contrairem­ent à la région du champagne, dont les opérateurs indépendan­ts viennent d'unir leur action syndicale avec les Alsaciens, le vignoble d'Alsace n'attire pas encore d'investisse­urs financiers extérieurs. Avec 15.000 hectares dans l'appellatio­n contrôlée, le patrimoine entre la plaine du Rhin et les coteaux vosgiens apparaît figé. À l'instar du bordelais, de l'argent frais pourrait bientôt affluer dans des groupement­s fonciers agricoles ou dans des marques commercial­es. Quand la crise aura fait chuter les prix de la vigne en Alsace ?

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LE FONCIER, ENJEU MAJEUR

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