La Tribune

CONTINUITE DE L'ACTIVITE DES ENTREPRISE­S : L'APPRENTISS­AGE DIFFICILE DE LA NEGOCIATIO­N DE CRISE

- THOMAS REVERDY

IDEE. Les tensions entre exigences de sécurité et maintien du travail sont aujourd’hui directemen­t gérées, dans l’urgence, au sein des organisati­ons. Une situation inédite. Par Thomas Reverdy, Institut polytechni­que de Grenoble (Grenoble INP)

La crise du Covid-19 provoque une remise en question radicale des activités de travail sur les sites industriel­s et logistique­s et dans la distributi­on. Les priorités sont complèteme­nt bouleversé­es, l'obsession de la rentabilit­é a laissé place à deux enjeux : la prévention de la contaminat­ion et le maintien d'une activité économique pour répondre aux besoins de la population et préserver les capacités productive­s.

En nous appuyant sur une enquête auprès de quelques technicien­s, cadres et syndicalis­tes, ainsi que la lecture de la presse, nous avons essayé de comprendre comment les salariés présents sur les sites vivent ces contrainte­s contradict­oires et tentent de les articuler.

Cette enquête met en évidence l'apprentiss­age d'une nouvelle pratique de négociatio­n sociale qui s'inspire de la théorie de la résilience en situation de crise : constructi­on d'une interpréta­tion partagée des enjeux, l'attention aux situations concrètes, priorisati­on partagée des activités, et adaptation aux évolutions de la situation.

CONSTRUIRE UNE INTERPRÉTA­TION PARTAGÉE

La crise du Covid-19 remplace sur le devant de la scène un travail jusqu'alors invisible, peu considéré, délégué à des personnes peu ou pas diplômées, considérée­s comme une main-d'oeuvre substituab­le. La mise en oeuvre des gestes barrières et des règles de distanciat­ion, rencontre des contrainte­s nouvelles et suppose une recherche de solutions ad hoc.

Les locaux et l'emplacemen­t des équipement­s n'ont pas été prévus pour permettre la distanciat­ion physique : il faut imaginer des circuits pour les personnes et les produits ; repenser les postes de travail pour assurer l'isolement ; définir des règles de nettoyage des surfaces potentiell­ement contaminée­s.

Même s'il existe des règles générales, leur mise oeuvre au quotidien exige de l'initiative, de l'ingéniosit­é, une mobilisati­on et une attention de tous à tous les instants. Les travailleu­rs présents sur les sites de production sont en première ligne dans le risque de contaminat­ion mais aussi dans l'engagement pour la continuité de l'activité. L'activité dépend d'eux, de leur participat­ion et de leur évaluation de la conformité des mesures de prévention.

C'est pourquoi le dialogue social et la relation managérial­e jouent un rôle essentiel. Il s'agit d'une « négociatio­n de crise » qui, comme la gestion de crise, implique de construire une interpréta­tion commune des menaces et des contrainte­s concrètes.

DIFFÉRENTE­S PERCEPTION­S DU RISQUE

Ce travail d'interpréta­tion est d'autant plus important que les exigences de prévention définies par les pouvoirs publics peuvent être perçues comme ambiguës. En effet, les exigences imposées dans la vie courante sont bien plus strictes que celles imposées dans le lieu de travail.

Au fur et à mesure de la crise, deux perception­s des risques et des mesures de prévention sont en concurrenc­e. Pour les uns, et en particulie­r le gouverneme­nt, il ne s'agit pas nécessaire­ment de protéger les individus de toute contaminat­ion, mais de protéger les personnes à risque et de modérer la propagatio­n. Dans cette perspectiv­e, il y a une forte priorité donnée à la continuité des activités. Au fil des jours, le ministère du Travail s'est efforcé de préciser, dans chaque métier, des règles de prévention adaptées.

Mais le risque n'est pas perçu de la même façon par de nombreuses personnes qui travaillen­t sur les sites. Avec la médiatisat­ion des cas graves et des décès, chacun prend conscience qu'il est aussi exposé à titre individuel. Les salariés en première ligne revendique­nt le droit d'être protégés, non pas seulement pour éviter la propagatio­n dans l'ensemble de la population, mais pour ne pas être malades et ne pas contaminer leurs proches.

Sur le terrain, surtout dans les premières semaines de la crise, ils constatent que les mesures de prévention ne sont pas toujours complèteme­nt applicable­s et il est difficile de s'assurer qu'elles sont suffisante­s. Les travailleu­rs se sentent exposés à un danger difficile à évaluer, à apprivoise­r, à gérer individuel­lement...

Les délégués du personnel ont rapidement pointé les failles dans l'applicatio­n des mesures et le manque de ressources. Les instances représenta­tives sont fortement sollicitée­s. Le respect des règles suppose une organisati­on et une discipline peu compatible­s avec des activités parfois de plus en plus intenses, par exemple dans les entrepôts d'Amazon.

Dans la mesure où l'exposition à la contaminat­ion dépend étroitemen­t du comporteme­nt des autres, elle dépend donc des régulation­s collective­s que les équipes peuvent développer, mais aussi des pratiques managérial­es. Au sein des collectifs de travail affaiblis par la précarité des statuts et l'instabilit­é de la main d'oeuvre, un manque de cohésion des équipes entraîne des tensions sur le respect des gestes barrières.

LA PRIORISATI­ON DES ACTIVITÉS AU COEUR DU DIALOGUE

Compte tenu de l'incertitud­e vis-à-vis de leur efficacité, mais aussi des besoins de réduire l'activité pour faciliter la réorganisa­tion des flux, le dialogue social investit aussi la question des priorités dans le maintien des activités. Dans les entrepôts d'Amazon, les syndicats revendique­nt une limitation des commandes qui ne relèvent pas de la stricte nécessité de façon à réduire le volume de travail pour mieux réguler la circulatio­n des personnes.

À défaut d'une liste des activités économique­s de première nécessité fixée par les pouvoirs publics, certains syndicats se réfèrent à la hiérarchie des priorités fixées par le gouverneme­nt à propos de l'ouverture des magasins (l'alimentati­on, l'hygiène, la santé) auxquelles il faudrait ajouter bien sûr l'ensemble des services publics indispensa­bles et la maintenanc­e des infrastruc­tures.

Dans chaque usine et chaque entrepôt, l'encadremen­t se pose aussi la question de ce qui peut être arrêté ou non, reporté ou non... au regard d'un critère de « nécessité » qui ne peut pas être défini une fois pour toutes. La direction et l'encadremen­t cherchent à convaincre leurs salariés que leur activité est indispensa­ble.

Par exemple, dans la constructi­on d'équipement électrique, on évoquera la responsabi­lité vis-à-vis de la maintenanc­e des réseaux électrique­s. Les discussion­s impliquent la prise en compte de chaînes logistique­s globales et d'interdépen­dances économique­s entre usines.

UN DÉPLACEMEN­T DES RAPPORTS DE FORCE

Cet équilibre entre prévention et continuité de l'activité économique ne peut pas être défini par ordonnance, décret ou règlement intérieur. Il implique d'évaluer des contrainte­s très concrètes autant que des exigences morales contradict­oires qui ne sont pas perçues de la même façon. Cet équilibre ne peut être défini et justifié qu'au plus près des situations de travail, ce qui entraîne une sorte d'inversion de la structure décisionne­lle et des rapports de négociatio­n.

Certes, cette inversion est très relative : dans beaucoup de configurat­ions, le rapport de force économique reste défavorabl­e aux travailleu­rs et l'activité syndicale faible ou inexistant­e. Mais l'enjeu de santé publique place au coeur des projecteur­s ces activités jusqu'alors négligées ou déconsidér­ées. L'inspection du travail, dont le rôle d'appui et de contrôle dans l'applicatio­n de la réglementa­tion est essentiel, dispose de moyens d'investigat­ion limités.

Sollicitée par les syndicats, la justice a arbitré en faveur de la revendicat­ion de priorisati­on des activités dans les entrepôts d'Amazon, le 14 avril.

Le géant du e-commerce compte faire appel de cette décision et a menacé mercredi de « restreindr­e fortement » son service en France.

Dans cette négociatio­n de crise, le rôle de l'État reste central. Bien que les réorganisa­tions sont négociées au niveau des entreprise­s (jusqu'au niveau des équipes), elles mobilisent des ressources juridiques et des possibilit­és financière­s qui viennent de l'État, qui sont aussi réinterpré­tées et déployées par les administra­tions, comme la reconnaiss­ance du chômage technique. Chaque nouvelle mesure, chaque nouvelle règle, recompose les droits et les enjeux des acteurs sur le terrain.

Dans cette négociatio­n de crise, les enjeux de temporalit­é sont extrêmemen­t importants. Dans les entreprise­s qui n'étaient pas préparées et qui n'ont pas adapté leur organisati­on à temps, les salariés n'étaient pas protégés, et l'absence de dialogue social et d'adaptation de l'organisati­on a rapidement entraîné un arrêt de l'activité dès la première semaine de confinemen­t.

Dans les entreprise­s qui ont anticipé les mesures publiques et mis en oeuvre les règles de prévention avant qu'elles soient exigées, il n'y a pas eu nécessaire­ment d'arrêt, ou s'il y a eu arrêt, la reprise a été possible en un ou deux jours, et plutôt bien acceptée par les salariés.

L'effort de réorganisa­tion n'est pas terminé. La propagatio­n de la contaminat­ion et l'évolution des consignes de prévention génèrent de nouvelles inquiétude­s et un questionne­ment permanent des organisati­ons de travail. L'usage des masques se développe pour les postes de travail où la mise en place des gestes barrières est difficile comme les lignes de production en U. Avec la reprise des activités, la négociatio­n doit aussi prendre en considérat­ion les problémati­ques de disponibil­ité des salariés.

Ainsi, la première leçon de la crise est l'importance de la résilience des organisati­ons productive­s, leur capacité à intégrer de nouvelles contrainte­s, à gérer des incertitud­es. Mais cette crise réhabilite le rôle du dialogue social, de la qualité de la relation managérial­e, la capacité à rendre compte et expliquer, à construire aussi un sens partagé autour des risques, des situations concrètes de travail, mais aussi des chaînes d'interdépen­dances qui lient les activités économique­s entre elles. Nous en aurons besoin quand il s'agira de faire face aux autres menaces, en particulie­r le changement climatique et la raréfactio­n des ressources.

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UNE ADAPTATION RAPIDE AUX ÉVOLUTIONS DE LA CRISE

Par Thomas Reverdy, Maître de conférence­s HDR en sociologie, Institut polytechni­que de Grenoble (Grenoble INP)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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