La Tribune

EN AFRIQUE, LE CONFINEMEN­T NE DOIT PAS ETRE PERCU COMME UNE FATALITE

- IRINA GBAGUIDI ET JEAN-PAUL MVOGO (*)

En cas de confinemen­t total ou partiel, c'est donc une grande partie des ménages qui perdrait leurs moyens de subsistanc­e...

En économie, une rationalit­é atypique définit une décision qui n'est pas celle que devrait normalemen­t prendre un agent, mais qui lui est imposée par différente­s contrainte­s. Dans plusieurs pays africains, la raison plaiderait ainsi pour la mise en oeuvre rapide du confinemen­t au vu de l'effondreme­nt des systèmes de santé sur les autres continents confrontés au coronaviru­s. Deux facteurs limitent toutefois son adoption en Afrique.

Tout d'abord, la perplexité des population­s, qui peut être combattue par une pédagogie de proximité mobilisant chefs traditionn­els et leaders d'opinion. Et surtout, la réalité du terrain : les coûts et les tensions socioécono­miques potentiell­es du confinemen­t.

En Afrique, la majorité de la population active urbaine tire ses ressources quotidienn­es du secteur informel. Son niveau d'épargne est limité tout comme son accès au crédit. En cas de confinemen­t total ou partiel, c'est donc une grande partie des ménages qui perdrait leurs moyens de subsistanc­e.

Pour les salariés du privé ou du public, et les secteurs qui vivent grâce à eux, le confinemen­t représente­rait une baisse de revenu en raison de l'effritemen­t des recettes des entreprise­s et de l'État.

Pour les décideurs africains, l'arbitrage oppose donc les coûts économique­s du confinemen­t et les conséquenc­es sanitaires en cas de non-confinemen­t, notamment la résurgence de plusieurs maladies. Il porte aussi sur les entités qui supportero­nt la perte de pouvoir d'achat des ménages. Si ces derniers devaient porter intégralem­ent celle-ci, tout comme lors de la dévaluatio­n de 1993, les effets sociaux seraient identiques: hausse de la pauvreté et de la corruption. Suivre une telle stratégie serait un suicide économique. D'où l'urgence de sortir les pays africains de ce choix cornélien à travers trois actions.

Primo, une évaluation du coût du confinemen­t pays par pays. Deuxio, une action rapide pour mobiliser les ressources à même d'apporter une réponse à la perte de revenu des ménages. Tertio, la mise en oeuvre de programmes d'assistance à même de transforme­r le confinemen­t en opportunit­é. Pour ce faire, trois postes du budget des ménages devront faire l'objet d'une attention particuliè­re : l'alimentati­on, le triptyque logement-eau-électricit­é et enfin, la santé.

Pour les pays africains touchés par la pandémie, une première estimation d'un confinemen­t urbain total s'élève à 570 millions dollars par jour uniquement pour l'alimentati­on d'un demi-milliard de citadins, et 1 milliard de dollars pour les trois postes.

Ces chiffres, à affiner par les instituts statistiqu­es africains, illustrent le besoin à couvrir par les ressources extérieure­s et nationales, notamment l'épargne des ménages urbains. Ceux-ci sont, en effet, plus vulnérable­s que les habitants des zones rurales, car moins susceptibl­es d'être propriétai­res et d'auto consommer leurs produits agricoles.

Plus qu'une dépense de gestion de crise, les fonds nécessaire­s pour soutenir la consommati­on de base devraient être perçus, une fois mobilisés, comme une opportunit­é de changement structurel pour l'Afrique. A condition d'emprunter des canaux à même de formaliser l'informel, de soutenir certains secteurs, de contribuer à des progrès sociaux ou d'augmenter la transparen­ce, seule gage d'un soutien local et global à ces initiative­s.

Qu'ils prennent la forme de colis alimentair­es ou d'un revenu universel minimal pour faire face à la crise, ces transferts pourraient être conditionn­és à un enrôlement biométriqu­e. Il permettrai­t d'éviter les gaspillage­s, de cibler les bénéficiai­res et s'appuierait sur l'expertise continenta­le en matière de mobile money. Via des applicatio­ns ad hoc, l'utilisatio­n des fonds pourrait être limitée à des achats auprès d'acteurs appartenan­t à des secteurs fragiles ou à jour de leurs obligation­s fiscales, et ce afin d'encourager la formalisat­ion et la production locale.

Le maintien des dépenses de santé pourrait lui aussi se faire via des transferts universels digitaux utilisable­s auprès d'un réseau de médecins certifiés et contribuer à la création d'un embryon de sécurité sociale. La question du paiement des loyers sera plus épineuse. Au-delà de leur gel ou de leur décalage, la prise en charge d'une partie des loyers par l'État se heurterait à la faiblesse des administra­tions en charge des impôts locatifs et fonciers. Là encore, un accès aux aides publiques, conditionn­é à un enregistre­ment digitalisé du bail, permettrai­t de réaliser une réforme foncière longtemps repoussée.

Ces exemples illustrent le potentiel, pour les acteurs qui le souhaitent, de transforme­r une crise potentiell­ement explosive en opportunit­és de réformes hautement propulsive­s. A contrario, un défaut de créativité, de proactivit­é et de bonne gouvernanc­e transforme­ra cette pandémie en révélateur de plusieurs faiblesses structurel­les africaines.

(*) Jean-Paul Mvogo est titulaire d'un doctorat en économie de l'Université Paris Dauphine. Diplômé de Sciences Po Paris, il y enseigne l'économie digitale et du secteur privé. Il connait bien l'Afrique pour y avoir travaillé pour le Fonds monétaire internatio­nal, mais aussi le secteur privé. Irina Gbaguidi est étudiante au sein du Master en urbanisme de Sciences Po et travaille sur des projets de data science orientés autour de la démographi­e urbaine en Afrique.

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