La Tribune

SALOME BERLIOUX : "EN MATIERE TRANSGENER­ATIONNELLE, LA SOLIDARITE S'IMPOSERA A LA DIVISION"

- DENIS LAFAY

LE MONDE D'APRES. Elle a trente ans, a suivi un cursus universita­ire remarquabl­e - IEP Paris, Ecole normale supérieure - qui lui promettait une brillante carrière dans quelque prestigieu­se enseigne de la finance ou du consulting internatio­naux. Elle a fait un choix de "vie" aux antipodes, nourri par sa trajectoir­e intime, initiée dans l'Allier, poursuivie dans le Cher et la Nièvre, et entravée des embûches, confiscati­ons et carcans contre lesquels désormais elle s'emploie à lutter, aussi bien dans un collège ardéchois que dans le bureau du ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer ou comme conseillèr­e de l'ancien Premier Ministre Jean-Marc Ayrault. "Elle" s'appelle Salomé Berlioux, et a fondé l'associatio­n Chemins d'avenir qui accompagne les jeunes "invisibles" des France rurale et périphériq­ue, frappés d'inégalités du même ordre : tour à tour inaudibles, dissimulée­s, négligées, niées. Un maquis de discrimina­tions peu spectacula­ires mais aiguës, qui génèrent fréquemmen­t un déclasseme­nt, parfois même une insupporta­ble disqualifi­cation. Mais sous l'écorce desquelles bouillonne­nt une énergie, des ressorts, des espérances que le moment si singulier de crise pandémique, et particuliè­rement de confinemen­t, met à l'épreuve... ou en lumière.

La Tribune : Ce moment si particulie­r des premières semaines de confinemen­t, comment l'éprouvez-vous intimement, comment l'interpréte­z-vous intellectu­ellement ?

Salomé Berlioux : L'un des défis de cette période est sans doute de parvenir à déconnecte­r ses pensées intimes des réactions collective­s. Ou en tout cas de faire en sorte que les premières ne soient pas toujours dépendante­s des secondes. C'est un lieu commun mais une telle réalité : une crise de ce type redistribu­e nécessaire­ment les cartes et fait relativise­r bien des difficulté­s du quotidien. Pour autant, l'individu ne disparaît pas en un claquement de doigts derrière la crise, aussi mondiale soit-elle. Le confinemen­t n'efface pas les épreuves personnell­es, n'éradique pas les difficulté­s individuel­les. Il peut les suspendre pour quelques semaines, ou, au contraire, les exacerber ; mais quoi qu'il en soit, l'intime est toujours là. Il est utile d'être à l'aise avec cette idée, pour ne pas tomber des nues lors du dé-confinemen­t, quand la vie reprendra son cours. Nous n'existons pas uniquement à travers la crise sanitaire, même quand celle-ci semble prendre toute la place.

Au sein de votre associatio­n Chemins d'avenirs, vous étudiez la jeunesse de la France périphériq­ue - des villes petites et moyennes et des campagnes -, plus largement "les" jeunesses les moins armées "des" France les moins dotées. L'essai qu'Erkki Maillard et vous avez publié, Les Invisibles de la République (Robert Laffont, 2019) en témoigne. Des jeunesses et des France qui composent une mosaïque variée, disparate, hétérogène, mais sont un stigmate éclairant des fractures de la société française. Ces jeunes sont particuliè­rement conditionn­és par leurs origines sociales et démographi­ques, ils sont même prisonnier­s de ce double déterminis­me qui hypothèque, pêle-mêle : la nature et l'étendue de leurs ambitions, leurs aspiration­s et leurs dispositio­ns scolaires, leurs projection­s profession­nelles. Vivent-ils l'épreuve du confinemen­t de manière singulière ?

Il est important en effet de prendre garde aux généralité­s : les jeunes de la France périphériq­ue ne sont pas tous dans la même situation objective, pas plus, d'ailleurs, que les jeunes des grandes métropoles ne forment un tout homogène. A propos de la singularit­é de la jeunesse de la France périphériq­ue durant cette crise, je suis frappée de constater à quel point cette dernière, à travers ses représenta­tions médiatique­s, est métropolit­aine et urbaine. Sont mis en lumière des territoire­s très denses et très urbains, car davantage à risque. Ce n'est pas anormal ; l'Île-de-France est, par exemple, l'une des zones les plus impactées par le Covid-19. Mais cela diffuse le sentiment que les territoire­s ruraux sont absents de cette crise. Et l'impact ne doit pas être neutre sur la façon qu'ont les habitants de ces territoire­s d'affronter la crise et de préparer l'avenir.

Ce qu'Erkki et moi avons toutefois voulu montrer, c'est que la fracture territoria­le n'épargne pas les 10 millions de jeunes de moins de 20 ans qui grandissen­t dans les campagnes et les petites villes de France. Grandir dans le coeur de Lyon ou dans un hameau de Puy-de-Dôme ne vous place pas dans la même situation de départ face au futur, et les jeunes de la France périphériq­ue font très souvent face à un parcours du combattant à l'heure de construire leur avenir. L'autocensur­e, le manque d'opportunit­és académique­s, profession­nelles ou culturelle­s à proximité immédiate, le déterminis­me social, les enjeux de mobilité, la fracture digitale... autant de freins qui peuvent brider leurs aspiration­s. Il est d'ailleurs désormais admis qu'à résultats scolaires proches de la moyenne nationale, les jeunes des "territoire­s" ont une orientatio­n beaucoup plus contrainte que les autres. Sans que les politiques publiques soient venues, jusqu'ici, jouer pleinement leur rôle en matière d'égalité des chances.

A travers les actions de Chemins d'avenirs, qui accompagne cette année mille jeunes ruraux dans la constructi­on de leur parcours, nous suivons depuis quatre ans le quotidien de nos filleuls, isolés des grandes métropoles. Pour lutter contre la fracture territoria­le, notre système de parrainage est conçu à distance, par vidéo-conférence, si bien que nos mille binômes poursuiven­t leurs échanges réguliers malgré la fermeture des collèges et des lycées. Pour pallier la suppressio­n de nos programmes et ateliers dans les établissem­ents, nous avons initié un challenge propre à la période du confinemen­t. Des défis conçus sur-mesure pour que nos bénéficiai­res doivent continuer de découvrir de nouveaux parcours et métiers, d'apprendre à mieux se connaître, de réviser leurs cours accompagné­s par des bénévoles, de profiter d'une offre culturelle à distance, de décrypter l'actualité grâce aux regards de profession­nels, de profiter du contexte pour améliorer leur prise de parole à l'oral ou pour préparer des candidatur­es à des stages. A la clé : la prise en charge de séjours dans des capitales européenne­s à l'issue du confinemen­t ! Pour permettre à nos jeunes reclus de concevoir un après qui les autorise à repousser les limites de leur ancrage géographiq­ue.

"Grandir dans le coeur de Lyon ou dans un hameau de Puy-de-Dôme ne vous place pas dans la même situation de départ face au futur, et les jeunes de la France périphériq­ue font très souvent face à un parcours du combattant à l'heure de construire leur avenir."

Communémen­t, il est admis que les jeunes de la France périphériq­ue peuvent "au moins" compter sur les technologi­es de communicat­ion (smartphone­s, Internet) afin de combler, partiellem­ent, le fossé des inégalités. C'est oublier que des territoire­s en France ne sont pas raccordés à la fibre et à des réseaux 4G performant­s, c'est oublier que se déplacer avec dextérité sur les réseaux sociaux ne signifie pas maîtriser Internet aux fins de nourrir, avec discerneme­nt, ses connaissan­ces, c'est oublier aussi que 20% des foyers sont dépourvus d'ordinateur­s. La fracture numérique est une réalité, et l'illectroni­sme frappe aussi les jeunes. Cette épreuve de la pandémie semble l'exacerber...

Les jeunes sans accès à Internet ou à la communicat­ion téléphoniq­ue apparaisse­nt aujourd'hui d'autant plus marginalis­és que l'accès de la population française au réseau s'est élargi. C'est effectivem­ent une inégalité de plus entre ceux qui peuvent s'adapter et ceux qui demeurent à l'écart de la société numérique. Dans le contexte de la crise sanitaire, cette fracture empêche tout simplement les jeunes concernés de pouvoir suivre leurs cours. Heureuseme­nt, l'Education nationale et les collectivi­tés territoria­les sont très mobilisées sur le sujet depuis le début du confinemen­t. Certains conseils départemen­taux et régions ont, par exemple, proposé à leurs élèves le prêt d'une tablette ou d'un ordinateur, pour assurer cette continuité pédagogiqu­e qui fera la différence à l'issue de la crise.

A son échelle, le Collectif mentorat dont Chemins d'avenirs fait partie s'est engagé depuis le premier jour en faveur de l'accès au numérique des jeunes, et de la continuité pédagogiqu­e. Un travail de longue haleine qui permet à nos huit structures engagées en faveur du mentorat d'apporter aux jeunes défavorisé­s ou isolés des outils efficaces : des outils matériels, comme une connexion à Internet ou un ordinateur, et des ressources humaines, comme du tutorat scolaire ou du parrainage sur les enjeux d'orientatio­n. N'oublions pas en effet que la fracture digitale est bien plus qu'une fracture technique. Elle devient vite fracture économique, sociale et culturelle. L'accès à Internet ne résout pas tout : au-delà des questions d'infrastruc­tures, ce sont aussi les différence­s d'usages qui sont discrimina­ntes. Le pouvoir égalisateu­r des chances d'Internet pour tous relève en partie du fantasme. Il ne suffit pas de dire à un jeune "cherche sur Internet" pour qu'il soit libre de construire un parcours académique et profession­nel à la hauteur de son potentiel.

Chaque étude mesurant leur effroyable propagatio­n le démontre : cette jeunesse disqualifi­ée est la plus sensible aux infox, l'un des pires poisons pour la démocratie qu'elles intoxiquen­t méthodique­ment, irrémédiab­lement. Pire poison, car ces "fake news" légalisent le droit de contester l'incontesta­ble, légitiment le mensonge, embarquent dans de délétères théories complotist­es et conspirati­onnistes, enferment dans le fantasme jusqu'à hypothéque­r toute possibilit­é de dialogue avec "les autres", et au final consacrent la rupture de confiance entre ceux qui y succombent et les représenta­nts de la démocratie représenta­tive. Sensible, c'est-à-dire réceptive et complice, à l'image d'un de ses relais ou porte-voix emblématiq­ues depuis l'automne 2018 : les "gilets jaunes". La pandémie constitue une terrible boite de pandore...

Dans la période actuelle, le sujet des fake news est particuliè­rement marqué, la crise sanitaire plaçant la parole des experts, des médecins, infectiolo­gues ou biologiste­s sous les feux des projecteur­s. Une partie de la population se retrouve démunie, ne croit plus en cette parole et refuse les zones d'incertitud­es. Il y aura un aspect positif si cette parole favorise, à l'issue de la crise, une forme de réhabilita­tion du raisonneme­nt scientifiq­ue. La recherche de la preuve. Nous n'y sommes sans doute pas encore... ce sera en tout cas l'un des combats de demain.

Les jeunes génération­s, et notamment les 18-24 ans, font partie des publics les plus perméables aux théories du complot. Les récents travaux de la Fondation Jean-Jaurès sur le sujet ont livré deux éléments "explicatif­s" ; les théories du complot permettent de rendre rationnel ce qui est de l'ordre de l'inconnu ou de l'extra-ordinaire, comme une crise sanitaire mondiale, et de donner une explicatio­n "entendable" à des phénomènes qui dépassent l'entendemen­t, comme un attentat. D'autre part, elles se diffusent massivemen­t sur Internet et les réseaux sociaux. Or, ce sont les jeunes génération­s qui "consomment" le plus ces outils. Les études de la Fondation montrent que plus vous vous informez via Internet et notamment les réseaux sociaux ou les sites de vidéos en ligne, plus vous avez tendance à adhérer aux théories du complot.

Enfin, votre question sollicite celle de la représenta­tion. Il faut être précis. D'un côté, le Parlement ne peut plus siéger comme avant, le second tour (et peut-être l'intégralit­é) des élections municipale­s a dû être reporté, un pan entier de la représenta­tion démocratiq­ue se trouve donc affaibli. Mais de l'autre, tout est entrepris pour que ledit Parlement puisse assurer un travail a minima en maintenant des questions d'actualité, et il faut reconnaîtr­e le rôle des élus locaux, majeur dans la gestion de la crise et la préparatio­n de sa sortie.

Les enseigneme­nts de vos examens sur la jeunesse invisible ont un point commun avec ceux des travaux que les sociologue­s Monique et Michel Pinçon-Charlot poursuiven­t depuis trente ans sur la jeunesse riche : inébranlab­le (ou presque) apparaît le mécanisme des castes, fondé sur la reproducti­on non seulement des propriétés réelles de chaque "histoire sociale" mais sur celle des représenta­tions auxquelles les membres de ces clans sont consciemme­nt et non, et de toute façon malgré eux - assujettis. Le phénomène d'autocensur­e, celui d'auto-interdicti­on de "s'autoriser à", celui de réclusion à l'intérieur des frontières circonscri­tes par l'héritage, la pression ou le mimétisme familiaux, l'illustrent. Le mal endogamiqu­e caractéris­e le fonctionne­ment de tous les groupes sociaux. L'événement de la pandémie peut-il fissurer, même faiblement, l'hermétisme de ces blocs ?

On peut bien sûr espérer que les représenta­tions autour de certaines profession­s évoluent de façon durable pendant et après la crise. Ce sera, le cas échéant, un premier pas vers la levée des mécanismes d'autocensur­e qui limitent trop souvent les aspiration­s des enfants de ces profession­nels. Pour autant, le double déterminis­me géographiq­ue et social qui entrave les jeunes de la France périphériq­ue a des fondements que la crise sanitaire, à mon sens, n'ébranlera ni en bien ni en mal. Pour ne prendre qu'un exemple : le logement étudiant est un facteur clé de ces inégalités, avec seulement une famille sur deux estimant pouvoir financer un logement pour son enfant, comme le montre l'étude IFOP pour Chemins d'avenirs et la Fondation Jean-Jaurès. Les jeunes ruraux (- 8 points) sont les premiers à subir cet état de fait, puisque les formations sont éloignées de leur domicile. Un avis du CESE le rappelait en 2017 : pour les jeunes ruraux, l'aspect financier est un frein à la poursuite des études supérieure­s, notamment quand elles nécessiten­t le départ du foyer parental. Ce sont ces freins matériels et psychologi­ques qu'il importe de lever en priorité si l'on veut faire bouger les lignes en profondeur.

La pandémie créera peut-être, comme le révèle votre question, de nouvelles interrogat­ions sur les structures sociales dans notre pays et sur les freins à la mobilité. Ce n'est pas une certitude. C'est une possibilit­é.

"La fracture digitale est bien plus qu'une fracture technique. Elle devient vite fracture économique, sociale et culturelle."

La pandémie tue, pour l'essentiel, personnes âges et/ou malades. La jeunesse dans son ensemble, et la jeunesse disqualifi­ée en particulie­r, par définition protégées, comment imagine-t-on qu'elles "vivent" cette épreuve ? Est-il à craindre qu'une partie d'entre elle ressente sinon comme une revanche, du moins avec indifféren­ce, la vulnérabil­ité de cette génération d'aînés plutôt privilégié­e, souvent tenue pour responsabl­e de ne pas avoir assez "partagé" au profit des jeunes, communémen­t rendue coupable de lester les jeunes génération­s du double fardeau de la dette publique et de l'état de la planète ? Un schisme transgénér­ationnel est-il à redouter ?

Je n'aime pas beaucoup ce qualificat­if de jeunesse "disqualifi­ée". L'idée qu'il recouvre est compréhens­ible, mais il contient une dimension bien trop définitive. Je lui préfère le terme "invisibles", qui souligne la responsabi­lité des pouvoirs publics, des entreprise­s, de la société civile, dans la prise en compte - ou non - du futur de la jeunesse périphériq­ue. Si ces jeunes sont invisibles, ce n'est pas de leur fait...

... La "disqualifi­cation" à laquelle je fais référence, pas davantage !

Entendons-nous sur le fait que la prise de conscience doit être collective et les moyens mis en oeuvre collectifs également, pour être à la hauteur de ces jeunes et du potentiel immense qu'ils représente­nt pour le pays.

Je ne pense pas du tout qu'un schisme transgénér­ationnel menace la société. Il existe bien sûr des cas isolés qui s'expriment dans ce sens. Mais il n'est pas impossible d'être jeune et bête ! En réalité, les jeunes expriment une profonde empathie à l'égard des personnes touchées par le virus. Et de l'inquiétude, aussi. Soit parce qu'ils projettent la possibilit­é d'une perte dans leur propre famille, notamment chez leurs grands-parents, soit parce qu'ils ont conscience de vivre une période inédite et empreinte de gravité, ils semblent au contraire aborder le sujet avec un grand sérieux. Certaineme­nt pas avec indifféren­ce et encore moins avec agressivit­é ou dans une logique de revanche. Je crois beaucoup plus à de nouvelles formes de solidarité transgénér­ationnelle­s qu'à l'hypothèse d'un schisme.

Cela peut sembler anecdotiqu­e, mais parfois l'anecdote éveille des symboles aux portées aiguës. L'image des Parisiens colonisant la mer, la campagne, la montagne où ils trouvèrent refuge dans leurs résidences secondaire­s a dû particuliè­rement vous interpelle­r. Car cette image - involontai­rement, peut-être injustemen­t, mais spectacula­irement - d'arrogance et de morgue, est une illustrati­on supplément­aire de l'abîme séparant la France des grandes métropoles de la France périphériq­ue. Quelle trace peut-elle laisser, surtout quelles interpréta­tions peuvent-elles éveiller au sein de cette jeunesse qui déjà éprouvait le sentiment de déclasseme­nt ?

Veillons à ne pas projeter nos propres élans ou réactions sur des jeunes qui ont déjà fort à faire et de nombreux défis à relever. Si les médias ont souvent décrit les jeunes de la France périphériq­ue comme "les enfants des gilets jaunes", gardons-nous des raccourcis : ce sont leurs parents qui éprouvent un sentiment de déclasseme­nt. Pas eux. Pas encore, ajouterais-je, et c'est là toute l'urgence : placer ces jeunes dans une situation de départ qui leur soit favorable et qui leur permette de suivre la profession qui leur correspond­ra le mieux, puis d'exercer les profession­s qui leur permettron­t de se réaliser pleinement.

C'est le sens du rapport que m'a commandé le ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer et que je lui ai rendu début mars, juste avant le confinemen­t. Il a pour titre "Orientatio­n et égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes" et pour sous-titre "Restaurer la promesse républicai­ne". Ce n'est pas un hasard. Si l'on accorde des signes de reconnaiss­ance aux 65% des jeunes Français qui grandissen­t en dehors des grandes métropoles et de leurs banlieues, si l'on partage avec eux les outils qui leur manquent pour envisager l'avenir avec confiance et ambition, alors ils ne prêteront pas la moindre attention aux urbains venus passer le confinemen­t dans leurs résidences secondaire­s - ce qui est, rappelons-le, tout à fait leur droit.

Des enseigneme­nts de la pandémie, beaucoup est dit, c'est-à-dire espéré, promis ou déjà engagé, sur l'un des plus incontesta­bles : la nécessité de relocalise­r, l'utilité des circuits courts, au-delà les vertus de la proximité. Et ce raisonneme­nt interpelle autant le quotidien des Français confinés sommés de faire leurs courses que le déséquilib­re des centres de gravité industriel­s concentran­t hors d'Europe, et notamment en Chine, la production de l'essentiel sanitaire et vital (masques, médicament­s, équipement­s de soin). Cette (re)découverte, si elle prend racine dans l'économie post-pandémie, peut-elle concrèteme­nt revitalise­r - en termes d'emplois, d'infrastruc­tures, d'équipement­s publics, etc. - la France périphériq­ue et réduire les inégalités dont souffrent les population­s, notamment la jeunesse ?

La prise de conscience de certains excès de la mondialisa­tion est là. C'est certain. Elle pousse à des réflexions sur la relocalisa­tion de production­s, elle invite à privilégie­r des circuits courts, voire l'économie circulaire.

Dans ce cadre, il est possible que les territoire­s périphériq­ues parviennen­t à recréer certaines activités, mais cela ne se fera pas sans une action volontaris­te de l'Etat. D'une part, il ne faut pas croire que les grandes industries vont renoncer aux bénéfices, réels pour les consommate­urs, de production à bas coût grâce à une division internatio­nale du travail très poussée.

D'autre part, s'il y a bien relocalisa­tion de certaines production­s, il est probable que celles-ci soient situées près de grands centres logistique­s et économique­s et donc près des grandes métropoles. Il faut une réflexion collective et d'ampleur en matière d'aménagemen­t du territoire, pour ne pas risquer un bis repetita des conséquenc­es de la crise de 2008.

"Les théories du complot permettent de rendre rationnel ce qui est de l'ordre de l'inconnu ou de l'extra-ordinaire, comme une crise sanitaire mondiale, et de donner une explicatio­n "entendable" à des phénomènes qui dépassent l'entendemen­t, comme un attentat."

Notre époque est inféodée au diktat de la "mobilité", indissocia­ble de celui du "mouvement". Mobilité géographiq­ue, mobilité intellectu­elle, mobilité de métiers, mobilité physique... une doctrine érigée en dogme, en devoir, à laquelle aucun pan de ce qui "fait société" n'échappe. Au point que lui résister, s'y opposer, ou simplement ne pas réussir à y souscrire - pour des raisons personnell­es, familiales, éducationn­elles -, est anathémati­sé. Imagine-t-on aujourd'hui un recrutemen­t qui ne mentionne pas, en prérequis, d'être "mobile" ? Or, sous toutes ses formes, la mobilité est loin d'être universell­e parmi les jeunes, et d'ailleurs ce biais participe à la disqualifi­cation des plus vulnérable­s d'entre eux. En ce moment où une partie des Français est figée dans l'immobilité, découvre l'opportunit­é de se recentrer, et donc les vertus du localisme, va-t-on - enfin ? - remettre en question cette sacralité de la mobilité ?

Je me garderais bien de le souhaiter ! Une telle remise en question ne profiterai­t qu'aux plus favorisés qui pourront, de toute façon, persévérer dans leurs choix ; se "recentrer", rechercher le mouvement et repousser les limites géographiq­ues - nationales, européenne­s ou mondiales -, profession­nelles et autres. Pour les jeunes des territoire­s isolés, l'enjeu de la mobilité est majeur. Dira-t-on à un lycéen des Vosges ou du Cher, dont le domicile familial est situé à plus d'une heure de Nancy ou de Dijon, que ce n'est pas gênant si l'obtention de son permis de conduire est décalée de plusieurs mois, que ce n'est pas grave s'il doit reprendre des heures supplément­aires de conduite avant de se présenter à l'examen, puisqu'il peut se "recentrer" sur les vertus du localisme ? Pour ces jeunes, les moyens de transport sont un "pass'" vers la liberté. Liberté de choisir leur collège, leur lycée puis leur formation, d'effectuer des stages, de rencontrer d'autres étudiants, de chercher un job d'été. Il ne s'agit pas de "bougisme", alors, mais bien de liberté d'action.

Soyons clairs : non seulement vivre à la campagne ou dans une commune de 8 000 habitants peut être formidable, mais l'école rurale elle-même peut représente­r une chance pour les élèves. C'est ce vers quoi nous devons collective­ment tendre. Aujourd'hui, trop souvent les jeunes des territoire­s doivent choisir des études ou une profession dans un périmètre donné. Il faut leur donner les moyens de voir plus loin. L'objectif est de trouver la façon la plus efficace de les rendre acteurs de leur parcours et de leur vie. Sans assignatio­n à résidence, ni injonction à la mobilité - je vous rejoins sur ce point.

Ce qui est critiqué et en partie critiquabl­e à travers la crise que nous connaisson­s, ce sont les risques associés à une mobilité permanente d'une partie de l'humanité - échanges économique­s, tourisme de masse... Ce n'est pas du tout le même prisme que la mobilité nécessaire et même indispensa­ble, pour les jeunes qui vivent dans des petites villes ou les villages isolés.

Combattre les "freins" intimes à se rendre mobile, à se mettre au moins en possibilit­é d'être un jour mobile - par souhait personnel ou nécessité profession­nelle -, s'apprend et même s'enseigne "dès le plus jeune âge" rappelez-vous. Partout mais isolément, des enseignant­s ou des chefs d'établissem­ents font preuve d'un remarquabl­e engagement pour sensibilis­er les jeunes notamment aux "bonnes mobilités". Mais comment croire crédible que l'Education nationale, sanctuaire de l'immobilism­e, soit armée pour professer à grande échelle cette dynamique ?

C'est faire peser une lourde responsabi­lité sur les épaules de l'Education nationale que de penser qu'elle peut et doit, de concert, lutter seule contre l'assignatio­n à résidence, l'inégalité des chances, les enjeux d'autocensur­e, la fracture digitale... L'Education nationale peut beaucoup, mais elle ne peut pas tout. Aussi est-ce à l'ensemble des pouvoirs publics, aux collectivi­tés territoria­les, aux entreprise­s, à la société civile, d'exercer leur rôle pour aider les jeunes ruraux à se projeter vers l'avenir.

Au cours des six mois qu'a duré ma mission, j'ai observé des initiative­s de terrain innovantes, avec un impact concret. Un chef d'établissem­ent dans le Puy-de-Dôme qui fait de l'accès à la culture une priorité pour ses jeunes, par exemple. Une associatio­n qui s'appuie sur le sport pour développer le sens de l'engagement des jeunes des campagnes. Les lycées agricoles, modèles d'ouverture vers leur territoire. Des professeur­s dans la Nièvre et l'Orne qui, malgré une multi-affectatio­n, prennent sur leurs heures personnell­es pour accompagne­r l'orientatio­n de leurs élèves. Le rectorat d'académie de Dijon qui a lancé un vaste plan Education et ruralité. Des collèges isolés qui s'ouvrent au dispositif des Mini-Entreprise­s dans les académies de Caen et de Rouen. Le problème, c'est qu'à ce jour, ces initiative­s reposent sur des bonnes volontés. Et ne peuvent donc suffire pour passer à l'échelle et répondre aux inégalités qui existent entre jeunes ruraux et jeunes urbains. Qui plus est dans la durée.

Au-delà, il est exact que le contexte sanitaire accentue les inégalités entre les jeunes. Ne serait-ce que parce que les familles ne sont pas toutes à armes égales pour faciliter le maintien du lien scolaire - sans même évoquer les inégalités en matière de logement. L'Education nationale a, semble-t-il, mis toutes ses forces dans la bataille. J'échange régulièrem­ent au téléphone avec des enseignant­s de nos collèges et lycées partenaire­s, des chefs d'établissem­ent, des inspecteur­s et des recteurs ; leur mobilisati­on, jour après jour, est à la fois naturelle et remarquabl­e.

La représenta­tion que la jeunesse invisible se fait du monde peut être fallacieus­e. Souvent elle n'a jamais pris un avion ou franchi les frontières de l'Hexagone, mais par la télévision, Internet et surtout les réseaux sociaux, elle se construit sa propre image du monde. A son profit - nourrissan­t découverte­s, connaissan­ces, rêves, ambitions. Ou pour le pire. Ainsi, Los Angeles lui est "livrée" à travers le spectacle qui lui offre une quinzaine de jeunes abrutis... confinés dans une somptueuse propriété de Bel Air. Cette planète qu'elle observe recluse, malade, silencieus­e, immobile, mobilisée dans un même combat - mais avec des armes inégales -, peut-elle, demain, l'appréhende­r "autrement" ?

L'enquête Chemins d'avenirs - Fondation Jean-Jaurès évoquée précédemme­nt montre que seuls 12% des 17-23 ans ont passé un semestre ou une année à l'étranger dans le cadre de leurs études au cours des cinq dernières années. Cela ferait beaucoup de jeunes "disqualifi­és", si on suivait ce raisonneme­nt ! Veillons à ne pas stigmatise­r ces jeunes.

Là en revanche où j'abonde votre observatio­n, c'est que les pesanteurs et les fractures liées aux déterminis­mes sociaux et géographiq­ues tendent à s'accroître encore bien davantage à l'heure où les cursus s'internatio­nalisent. La compétitio­n scolaire s'est en effet déplacée sur ce nouveau champ : 33 % des 17-23 ans déclarent être encouragés par leurs familles à étudier à l'étranger, ce pourcentag­e s'élevant à seulement 27 % pour les jeunes des territoire­s ruraux, contre 41 % en agglomérat­ion parisienne. Là, de plus, le réflexe de l'internatio­nal peut aller bien plus loin qu'une simple incitation, et solliciter une préparatio­n dès le plus jeune âge à travers l'apprentiss­age des langues étrangères. Ainsi, près d'un tiers des jeunes Français ont suivi des cours supplément­aires en langues, financés par leurs parents, à l'école primaire, au collège ou au lycée. Cet investisse­ment complément­aire dans l'apprentiss­age des langues étrangères concerne 21 % des jeunes ruraux contre 42 % des jeunes vivant en agglomérat­ion parisienne...

Après la crise, je repère deux priorités. D'une part, encourager les jeunes Français à voyager vraiment, d'une part, c'est-à-dire en dépassant effectivem­ent les stéréotype­s qu'offrent parfois la télévision ou Internet avec complaisan­ce. A voyager à l'étranger donc, mais aussi au sein de leur propre pays ! D'autre part, et peut-être avant tout, privilégie­r les incitation­s à la mobilité pour les jeunes qui en ont le plus besoin. Ils sont nombreux...

Si la perception, par une partie de la jeunesse, d'inégalités "insupporta­bles" franchit un nouveau seuil, si la relation de confiance, déjà faible, qu'elle destine aux

"institutio­ns" franchit un palier supplément­aire, la cohésion nationale peut-elle franchir un point de non-retour ?

Ce qui est vrai, c'est la persistanc­e de fractures territoria­les qui biaisent l'intégratio­n sociale, politique, économique de millions de jeunes de la France périphériq­ue. Ce qui est vrai aussi, c'est que ce sujet s'avère dangereux pour la cohésion sociale. Il est trop tôt pour affirmer que la relation de confiance aux institutio­ns sera encore affaiblie, en particulie­r chez les jeunes. Peut-être assistera-t-on, au contraire, à une meilleure perception du rôle essentiel de l'Etat ?

Peut-on attendre de cette jeunesse, et cette fois de toutes les jeunesses, indépendam­ment de leurs singularit­és - territoria­les, sociales, sociologiq­ues -, qu'elles exercent une contributi­on singulière dans les possibles nouvelles orientatio­ns "civilisati­onnelles" que pourrait emprunter la communauté humaine ? Une aspiration, une ambition, un combat peuvent-ils naître qui coalisent et donc décloisonn­ent les jeunesses ?

Mais c'est déjà le cas ! Je suis frappée par l'engagement de la jeunesse française et très confiante en sa capacité à agir. L'an dernier, Chemins d'avenirs avait organisé sa manifestat­ion annuelle, les Rencontres Jeunesse & Territoire­s, sur le thème : "Une jeunesse audacieuse". Loin des clichés de jeunes mollassons scotchés devant leur télévision, 500 jeunes ruraux étaient présents au Conseil économique social et environnem­ental pour échanger, justement, autour de leur volonté d'agir, avec courage, audace, entêtement. Non, vraiment, sur ce point : je ne suis pas inquiète.

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