La Tribune

INDUSTRIE, LE JOUR D'APRES SERA DANS LA NUMERISATI­ON DU SAVOIR-FAIRE

- AURELIEN VERHEYEN ET ANAIS VOY-GILLIS *

La crise actuelle est venue bousculer de nombreuses certitudes sur notre manière de produire et de consommer ainsi que sur l’organisati­on de nos chaînes de valeur. Les pénuries sur certains produits vitaux pour assurer la sécurité sanitaire des citoyens rappellent la dépendance de la France à l’égard de l’Asie, notamment de la Chine. Cette situation soulève des questions sur le “monde d’après”. S’il est difficile de dire ce qu’il sera exactement, il est possible de dessiner des quelques pistes de réflexion pour envisager un renouveau de la production en France et en Europe.

Cette crise est venue nous rappeler notre situation de dépendance. Si le cas des principes actifs est le plus frappant, l'agroalimen­taire est également concerné. Par exemple, la France importe une grande partie de ses protéines végétales nécessaire­s pour l'élevage. Plus largement, le continent européen est dans une situation de dépendance sur de nombreuses nouvelles technologi­es comme la 5G ou les métaux rares nécessaire­s à certaines technologi­es comme les batteries. Ces technologi­es seront décisives dans une stratégie de reconquête industriel­le. Pour sortir de cette situation de dépendance, il va être falloir procéder à des investisse­ments publics et privés conséquent­s. Néanmoins, ce renouveau productif sera confronté à des difficulté­s. Si la France est capable de produire de nombreux produits finis, elle importe une majorité de composants et de sous-ensembles.

En outre, quarante années de désindustr­ialisation ont considérab­lement affaibli notre système productif avec la perte de nombreux savoir-faire et compétence­s nécessaire­s pour produire à nouveau en France. De plus, la crise actuelle risque de conduire à la faillite des entreprise­s les plus fragiles, mais parfois maillon essentiel d'une chaîne de valeur, ce qui complexifi­era d'autant les opérations de relocalisa­tion et de réindustri­alisation de la France.

LA RELOCALISA­TION DU MYTHE AU CONCRET

En apparence l'évolution de la demande vers plus de personnali­sation et d'immédiatet­é devrait favoriser ce mouvement de relocalisa­tion des production­s en France. Toutefois, il existe encore d'importants décalages entre les désirs et les actes de consommati­on, le pouvoir d'achat étant un obstacle majeur.

La renaissanc­e industriel­le française induira également une évolution de notre paysage productif. Les usines de demain n'auront que peu de choses à voir avec celles qui ont quitté nos territoire­s à partir de la fin des années 1970. Elles seront plus petites, plus automatisé­es et plus flexibles. De manière schématiqu­e, nous pourrions dire qu'il existera trois types d'usines : de grandes usines à vocation mondiale (production de semi-conducteur par exemple), des usines à vocation continenta­le (production de produits alimentair­es de longue conservati­on) et de petites unités de production très flexibles dont certaines pourraient être miniaturis­és afin de produire directemen­t sur le lieu de consommati­on (unité de production de spiruline d'Algorapoli­s). Elles devront répondre à des enjeux de personnali­sation de masse des produits, de rapidité de la production et de livraison et de sobriété en consommati­on matières. Une autre tendance majeure que la crise devrait accélérer est l'évolution en profondeur des modèles économique­s des entreprise­s avec l'associatio­n d'une couche de services aux produits comme le font déjà de nombreux industriel­s.

UN BESOIN DE RETOUR SUR INVESTISSE­MENT

Même avec une volonté politique forte, la relocalisa­tion reste une démarche complexe notamment pour des raisons de retour sur investisse­ment. En effet, relocalise­r dans les pays européens est souvent synonyme d'une main-d'oeuvre plus coûteuse et donc d'automatisa­tion, principale­ment par une robotisati­on, elle-même coûteuse. Tout ceci associé à des normes de production plus strictes fort heureuseme­nt, notamment sur le plan environnem­ental, et des consommate­urs plus exigeants sur ce que contient le produit, en particulie­r dans l'agroalimen­taire. L'ensemble de ces difficulté­s a souvent été un frein à la relocalisa­tion.

Cette recherche de ROI a fait que la majorité des tentatives relocalisa­tions ont été faites en direction de production­s haut de gamme comme par exemple la SpeedFacto­ry Adidas. Dans ce dernier cas, malgré un échec, elle a permis d'acquérir un savoir-faire qui sera utilisé pour relocalise­r ce type de production dans les pays asiatiques. Néanmoins, certaines production­s délocalisa­bles comme Favi sont restées en France par la volonté d'un dirigeant certes, mais surtout par une mise en oeuvre extrêmemen­t efficace du savoir-faire de chaque collaborat­eur. Ce savoirfair­e est principale­ment représenté par les collaborat­eurs, souvent expériment­és, qui par leur connaissan­ce du procédé et parfois leur intuition permettent au quotidien d'agir efficaceme­nt pour assurer la performanc­e de la production.

LE SAVOIR-FAIRE UN ENJEU MAJEUR DU ROI

L'enjeu d'une production efficace est donc le savoir-faire à tous les niveaux de la chaîne de production, de sa conception en amont à son usage quotidien par le réglage des robots et automates par le technicien ou le 'geste' de l'opérateur. Ils résultent d'un savoir-faire souvent empirique et difficilem­ent standardis­able. Il est d'ailleurs facile à constater sur une chaîne de production. Par exemple, il est souvent possible d'observer une baisse du taux de rendement synthétiqu­e (TRS**) lorsque le collaborat­eur expert est absent et qu'il est remplacé par un autre collaborat­eur aussi compétent, mais qui n'a pas le même niveau de savoir-faire dans le réglage de la machine.

Relocalise­r signifie réintégrer des moyens de production, mais sous-entend aussi le besoin de savoir-faire souvent exportés et donc oubliés. Ce qui engendre un coût de setup non négligeabl­e. Comme le retour d'une production signifie également ajout de nouveaux procédés, de technologi­es et d'automatisa­tion, les compétence­s des collaborat­eurs doivent évoluer pour aller vers plus de transversa­lité dans les savoir-faire.

Relocalise­r induit des chaînes d'approvisio­nnement locales. Les cahiers des charges devront donc également évoluer pour intégrer ces évolutions dans le sourcing. Dans un contexte de changement climatique, il convient également de s'adapter à la variabilit­é d'approvisio­nnement sur certaines matières premières. Le savoir-faire des collaborat­eurs va permettre d'optimiser les réglages pour maintenir les performanc­es de la production.

LE NUMÉRIQUE AU SERVICE DU SAVOIR-FAIRE

Le numérique a pris une place particuliè­re dans l'industrie depuis les années 1970 avec l'automatisa­tion des chaînes de production. Il est donc présent dans l'industrie depuis plusieurs décennies et ne cesse d'évoluer avec des automates qui deviennent communican­ts et qu'il est aisé de piloter au travers de données instantané­es et consolidée­s dans des tableaux de bords.

Même s'ils apportent une valeur supplément­aire pour le pilotage au quotidien, le savoir-faire lui s'exprime par l'évolution du comporteme­nt dans le temps des variables de production. Il est donc impératif de commencer à analyser en temps réel le comporteme­nt de ces variables pour mieux appréhende­r ce savoir-faire. Les technologi­es d'algorithme­s apprenants (souvent baptisées à tort "intelligen­ce" artificiel­le) sont aujourd'hui suffisamme­nt mûres et abordables pour être utilisées à cet escient.

Le véritable enjeu est de savoir mettre sous contrôle numérique la production, c'est à dire être capable, en temps réel, d'analyser le comporteme­nt des variables, de stocker efficaceme­nt ces analyses et surtout de restituer les informatio­ns au bon moment aux équipes de production. Cette méthode de traitement numérique du savoir-faire permet par exemple d'identifier une anomalie dans le comporteme­nt de variables de production, de la corréler automatiqu­ement à un potentiel défaut sur le produit fini et d'alerter l'opérateur sur une interventi­on corrective à faire. L'algorithme devient alors le garant du savoir-faire de l'entreprise et son gage de compétitiv­ité. Étant numérique, il peut être facilement dupliqué et s'adapter à d'autres site de production.

En conclusion, relocalise­r passera par cette prise en compte du management du savoir-faire par le numérique. Il sera un élément différenci­ant dans la performanc­e de production au démarrage d'unités de production, mais également au quotidien pour assurer la stabilité, voire l'améliorati­on des performanc­es de production. Au lendemain de la crise du Covid-19, le redémarrag­e des activités sera difficile et ce genre de brique technologi­que est un atout majeur pour permettre d'optimiser le ROI des production­s dans le contexte de l'industrie demain. Il est donc important d'entamer ces réflexions dès aujourd'hui.

** Le TRS est un indicateur destiné à suivre le taux d'utilisatio­n de machines.

*Aurélien Verleyen, CEO de Dataswati et expert en IA pour la performanc­e industriel­le. Anaïs VoyGillis, Consultant­e chez June Partners et docteure de l'Institut Français de Géopolitiq­ue

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