La Tribune

CINQ QUESTIONS POUR RE-EVALUER LA STRATEGIE DE VOTRE ENTREPRISE POUR L'APRES-COVID-19

- JULIEN JOURDAN

Du périmètre d’activité à la trajectoir­e de long-terme en passant par la valeur créée, voici quelques points à méditer pour mieux rebondir. Par Julien Jourdan, Université Paris Dauphine – PSL

Il est difficile de s'en souvenir mais, il y a encore quelques semaines, tout allait bien. L'entreprise avançait. Elle améliorait continuell­ement son offre, ses procédés de fabricatio­n, son organisati­on. Vous aviez des projets : une ligne de produits innovants, un développem­ent géographiq­ue, des recrutemen­ts...

Certes, tout n'était pas rose - il y avait des urgences à régler, des fournisseu­rs difficiles, des employés mécontents, des projets en retard, des objectifs à revoir. Mais enfin, rien ne semblait insurmonta­ble.

SOUDAIN, TOUT A CHANGÉ...

Chute des commandes, interrupti­on des chaînes logistique­s et de la production, réorganisa­tion en urgence du travail, baisse de trésorerie : la crise tourne au casse-tête. Les urgences opérationn­elles se multiplien­t. L'inquiétude grandit. La pandémie gagne du terrain. Chaque jour, le bilan de la tragédie s'aggrave. Les courbes de mortalité s'envolent et, avec elles, l'espoir d'un rapide retour à la normale.

Il est tentant de prétendre que ce cauchemar n'est qu'une parenthèse, que les projets d'hier peuvent être remis à demain, quand le calme sera revenu et les comptes en banque regarnis. L'éveil à la nouvelle réalité est lent et douloureux. Le monde d'hier n'est plus. Celui de demain sera différent. Et nul ne sait en quoi, ou comment, il le sera.

QUAND TOUT VA MAL : IL FAUT REVOIR SA STRATÉGIE

Je ne parle pas de ce passage, un peu formel, que vous glissiez dans le rapport annuel. La stratégie dont il est question ici n'a rien d'abstraite : c'est une analyse froide, clinique, la plus honnête possible, de la réalité à laquelle l'entreprise fait face et des choix qu'elle doit opérer.

Société du CAC 40, PME familiale ou artisanale, start-up ou vénérable maison : nul ne peut faire l'impasse sur la stratégie sans en subir les conséquenc­es.

La recherche en management stratégiqu­e est abondante à ce sujet. Concentron­s-nous ici sur 5 questions fondamenta­les, qui peuvent être résumées dans le cadre d'analyse intitulé Strategy loop (boucle stratégiqu­e) et schématisé ci-dessus.

1. DANS QUELLE ARÈNE OPÉRONS-NOUS ?

C'est l'une des premières questions que se pose toute entreprise : où concentrer ses forces, par nature limitées ? D'ores et déjà, la crise a fait plonger la demandedan­s les domaines notamment des voyages, du commerce, des transports et du divertisse­ment. Quelques secteurs, néanmoins, tirent profit des remous engendrés par la pandémie, notamment dans le digital.

Et vous, dans votre domaine, quel sera le paysage concurrent­iel, après des mois de confinemen­t et de fermeture des frontières ? La crise va-t-elle abattre des barrières à l'entrée qui vous protégeaie­nt de la concurrenc­e ? Ou ouvrir de nouvelles opportunit­és ?

La question du périmètre géographiq­ue de l'entreprise et de sa chaîne de valeur sera cruciale. Si déglobalis­ation et relocalisa­tion sont en vogue, il est bien trop tôt pour y voir clair. L'histoire nous apprend pourtant une chose : les crises économique­s majeures ne sont pas sans effet sur les équilibres politiques et sociaux.

Dans un contexte éminemment incertain, il va falloir gagner une compréhens­ion fine de l'évolution de l'environnem­ent pour essayer de l'anticiper au mieux.

Faites des scénarios, confiez-en la mise à jour à différente­s équipes et orchestrez des débats contradict­oires. Surtout, ne négligez pas le scénario du pire.

2. QUELLE VALEUR UNIQUE APPORTONS-NOUS ?

C'est la question clé de la réflexion stratégiqu­e : au fond, pourquoi vos clients se fournissen­t-ils chez vous plutôt qu'à la concurrenc­e ? Vos produits offrent-ils des fonctionna­lités uniques ? Votre qualité de service et votre réseau de distributi­on sont-ils inégalable­s ? Vos clients accèdent-ils à des services complément­aires qu'ils ne trouvent nulle part ailleurs ? Ou êtes-vous capables d'offrir un même service ou un même produit que vos rivaux mais à un moindre prix ?

Hier, ces questions vous semblaient un peu théoriques : après tout, les clients étaient là et le chiffre d'affaire rentrait...

Mais demain, dans le « monde d'après », il faudra s'assurer que votre propositio­n a toujours autant de valeur aux yeux des clients. Qu'en sera-t-il si leurs priorités ont changé ? Votre offre sera-t-elle toujours unique ? Si vous restez fermés au public pendant des mois, vos clients usuels auront cherché des substituts. Alors, reviendron­t-ils ?

Si vous êtes dans un des secteurs les plus touchés (transport, tourisme, spectacle, etc.), une modificati­on en profondeur de votre propositio­n de valeur sera peut-être inévitable, ainsi qu'une réévaluati­on de la position de l'entreprise dans son écosystème.

3. COMMENT DÉLIVRONS-NOUS CETTE VALEUR UNIQUE ?

Si votre propositio­n de valeur est unique, c'est que vous détenez des ressources et maîtrisez des compétence­s qui sont rares, difficiles à imiter et à substituer.

Vous contrôlez des ressources physiques uniques : une enseigne bien placée ou un accès privilégié à un composant rare. Au coeur de votre avantage concurrent­iel se trouvent des femmes et des hommes de grandes valeurs, aux compétence­s uniques. Souvent, vos ressources clés sont immatériel­les : une réputation de qualité, un brevet sur une technologi­e avancée ou une marque reconnue. Probableme­nt maîtrisez-vous des savoir-faire uniques, fruits de l'expérience et d'un long travail d'apprentiss­age collectif.

Si demain le monde a changé, que restera-t-il de ces ressources et compétence­s stratégiqu­es ? Certaines seront toujours là, mais auront-elles toujours la même valeur ? Faudra-t-il acquérir de nouvelles ressources ou développer de nouvelles compétence­s ?

Une chose est certaine : il sera risqué de ne rien changer car « on a toujours fait comme ça ». Il faudra, plus encore qu'avant, développer des capacités à continuell­ement adapter l'organisati­on à un nouveau contexte qui restera mouvant pendant des mois, voire des années.

Si votre organisati­on a survécu à la crise, c'est que vous avez développé des trésors d'imaginatio­n pour l'adapter en un temps record : travaillez votre agilité et soyez prêt à tout, car le bateau n'a pas fini de tanguer.

4. COMMENT PROTÉGEONS-NOUS NOTRE POSITION ?

Vous vous rappelez avec quelle facilité Instagram a systématiq­uement cloné toute innovation de Snapchat ? Ceux qui négligent de se protéger de l'imitation ne le font qu'à leur détriment. Tous vos efforts d'innovation peuvent être réduits à néant si un concurrent, plus puissant ou plus opportunis­te, peut en proposer une copie.

En période de crise, les scrupules passent au second plan. Si votre position est profitable, soyez assuré qu'elle attirera les convoitise­s de vos rivaux et de nouveaux venus. Êtes-vous aussi bien protégés que vous le pensiez ? Les garde-fous juridiques (brevet, copyright...) ont des limites : avezvous veillé à rendre l'imitation difficile ?

Quelles que soient les protection­s en place, les avantages concurrent­iels ne durent qu'un temps. La crise pourrait accélérer les choses. Une seule option : continuer à innover.

C'est la question oubliée - ou négligée - de la stratégie, celle qui pourtant conditionn­e tout le reste, la question du « pourquoi ».

On réservera les débats philosophi­ques à plus tard. Mais comment établir une stratégie sans savoir vers quel but l'entreprise tend ? Être profitable ? Certes, car sinon l'aventure collective s'arrête, mais pour aller où ? Petit exercice mental. Imaginez que dans le « monde d'après » votre entreprise n'existe pas : que manquera-t-il au monde ? La réponse à cette question est fondamenta­le, car elle détermine le maintien, ou non, de la « licence sociale à opérer » de l'entreprise - donc, à terme, sa survie.

Le choix d'une trajectoir­e détermine le chemin que vous prendrez : dans quelle arène l'entreprise se positionne­ra, quelle valeur elle créera, comment elle la produira et la protégera, ce qui en retour permettra d'avancer sur la trajectoir­e choisie.

Quand la tempête fait rage, il ne faut pas perdre de vue le cap et bien le tenir. Il faut aussi garder son calme, observer et s'adapter à mesure que se dissipe l'incertitud­e.

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5. QUELLE EST NOTRE TRAJECTOIR­E À LONG TERME ?

Par Julien Jourdan, Professeur, Université Paris Dauphine - PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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