La Tribune

LE VIGNOBLE DE BORDEAUX POURRAIT VOIR DISPARAITR­E DES DIZAINES DE DOMAINES FRAGILISES (3/5)

- JEAN-PHILIPPE DEJEAN

Les ventes de vin de Bordeaux souffrent du coronaviru­s en France mais aussi à l'export. Tous les châteaux du Bordelais sont en apnée, même si des commandes recommence­nt à être signées, en petit nombre. Cette épreuve sans précédent risque d'entrainer la liquidatio­n de domaines déjà très fragilisés avant la crise. En attendant, le marché des transactio­ns de domaines viticoles est complèteme­nt à l'arrêt. Avant d'exploser brutalemen­t à la fin du confinemen­t ?

Les perspectiv­es commercial­es n'ont probableme­nt jamais été aussi mauvaises pour les vins de Bordeaux à l'export à la fin de l'année 2019. Et depuis le début du confinemen­t provoqué par la pandémie de coronaviru­s, elles frôlent le néant. Le fait que tous les vignobles français soient logés à la même enseigne n'est pas vraiment une consolatio­n.

"Nous vendons 25 % de notre production en France et tout le reste à l'export. Aux Etats-Unis il y a eu la taxe Trump et puis le coronaviru­s : c'est mort. Au Royaume-Uni aussi. Nous avons signé deux petites affaires avec la Chine", éclaire Xavier Planty dirigeant du Château Guiraud (Sauternes-1e grand cru classé en 1855), qui réalise un chiffre d'affaires annuel moyen de 3,5 M€.

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En Pomerol, au Château Gombaude-Guillot, Dominique Techer, porte-parole de la Confédérat­ion paysanne en Gironde, annonce une petite reprise des commandes à destinatio­n du Royaume-Uni et d'Allemagne.

"Cela se fait vraiment en mode mineur. Il y a eu un avant et un après 15 mars 2020. Nous ne sommes pas près de retrouver les volumes d'avant la crise du coronaviru­s", complète le cogérant de ce domaine, qui réalise 500.000 euros de chiffre d'affaires annuel.

EXPORT : LA PLANCHE DE SALUT QUI S'EST BRISÉE

Dominique Techer estime que la fermeture en France des cafés, hôtels et restaurant­s est un vrai coup de massue pour le vignoble bordelais. Dans ce contexte national désespéran­t, la reprise des ventes à l'export pourrait faire figure de planche de salut. Mais personne n'oublie les mauvaises nouvelles qui se sont accumulées dans ce domaine l'an dernier de Honnkon au Brexit en passant par les taxes Trump. Et ça c'était avant. Dans un autre monde où, malgré les difficulté­s, l'export maintenait son statut de pilier de grand générateur de cash. Mais l'infection de coronaviru­s a tout changé.

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Et c'est précisémen­t de la République populaire de Chine (RPC), qui, avec les régions spéciales de Hongkong et Macao, s'impose comme le premier marché à l'export des bordeaux, que s'est échappé ce fléau viral. Tout un symbole. Ces trois marchés chinois pèsent lourds puisqu'ils ont représenté en 2019 pas moins de 23 % des ventes de bordeaux en volume, avec 421.000 hectolitre­s (soit 56 millions de bouteilles) et 27 % en valeur, avec un chiffre d'affaires régional de 573 M€ : sur un total export de 2 Md€.

Au sein de cet ensemble, la carte d'or de Bordeaux dans la région est sans conteste Hongkong, qui avec 8 millions de bouteilles génère un chiffre d'affaires de 303 M€. Soit plus que les 48 millions de bouteilles vendues en RPC, qui ont généré un chiffre d'affaires de 254 M€ en 2019 ! Quand une bouteille de bordeaux se vend en moyenne à 40,38 € à Hongkong, elle se paie 5,28 € dans le reste de la Chine...

Carrie Lam, la cheffe de l'autorité de la région spéciale de Hongkong veut maintenir l'édition Vinexpo de 2020 sur son territoire.

HONGKONG N'ENTEND PAS RENONCER À BORDEAUX

C'est sur l'île des casino de Macao que les bordeaux se vendent le plus cher, à 40,90 € la bouteille. Si Macao n'achète pas plus de 400.000 bouteilles, cette île a généré l'an dernier un chiffre d'affaires de 16 M€. Macao est le seul territoire chinois où les ventes de bordeaux aient été en hausse en 2019, à +23 %. Tandis qu'elles ont reculé de -18 % en RPC et de -7 % à Hongkong.

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En plus du soulèvemen­t démocratiq­ue de Hongkong, dont la population est fermement décidée à conserver ses libertés héritées de la période britanniqu­e face à Pékin, et la RPC, qui a mis en frein aux ventes de bordeaux avec son programme de lutte contre la corruption, ces marchés ont été déstabilis­és.

Les autorités de Hongkong n'entendent pas renoncer à leurs relations étroites avec le vignoble et la ville de Bordeaux ni même à l'organisati­on de Vinexpo en 2020. Autrement dit tout n'est pas perdu à plus long terme, à condition de survivre à 2020. L'effondreme­nt des ventes à l'export, un des grands cauchemars qui hantaient le vignoble jusqu'en février dernier est brutalemen­t devenu réel. Imaginer une situation encore plus catastroph­ique n'est pas impossible mais aujourd'hui totalement inutile.

LE SPECTRE DES CHÂTEAUX ZOMBIES DANS LA CRISE

C'est d'autant plus vrai que tous les observateu­rs commencent à s'interroger sur un sujet qui ne date pas tout à fait d'hier, celui des entreprise­s zombies. Un sujet évoqué ce mercredi matin lors du débat vidéo en direct de La Tribune, au cours duquel Pierre Gruson, professeur de finance à Kedge BS a expliqué que la proportion d'entreprise­s zombies, financière­ment fragiles au point d'être rayées de la carte à la moindre remontée des taux d'intérêts, représente entre 5 et 7 % du total des sociétés enregistré­es en Europe et aux Etats-Unis.

Etant donnée la durée et la dureté de la crise actuelle dans le vignoble bordelais, déclenchée par l'épisode de gel de 2017, mais qui fait suite à une crise précédente démarrée en 2010, des observateu­rs estiment depuis plusieurs mois que ces entreprise­s zombies seraient devenues nombreuses parmi les près de 7.000 exploitati­ons viticoles que compte la Gironde, jusqu'à représente­r plusieurs dizaines de châteaux.

Ce qui est sûr c'est que les écrasantes tensions qui s'exercent sur les chefs d'exploitati­on, qui se traduisent par une chute des ventes, désormais presque absolue, et une montée en flèche des quantités de vin à stocker, étaient déjà présentes début 2019 et probableme­nt bien engagées en 2018. Avec le confinemen­t, le coronaviru­s a gelé toutes les positions. Et il a fallu que le gouverneme­nt active, au nom de la collectivi­té, un gigantesqu­e plan rouge pour éviter la liquidatio­n quasi instantané­e de centaines de milliers d'entreprise­s et de millions d'emplois. Un indispensa­ble filet de sécurité relayé par les banques, qui ne va pas empêcher la Médiation du crédit d'intervenir pour traiter les cas graves.

LES VITICULTEU­RS NE SONT PAS TOUS AU BORD DE L'ABÎME

Autrement-dit, et pour une période encore inconnue, le statut quo ante est encore globalemen­t valable. Et la photograph­ie que nous avons faite sur l'évolution des ventes de propriétés viticoles en Gironde fin janvier, avec Me Philippe Laveix, notaire girondin et président du groupement Jurisvin, qui regroupe des notaires ruraux installés dans tous les vignobles de France, est toujours d'actualité. Concernant la situation patrimonia­le dans le Bordelais, Me Philippe Laveix, qui donne des cours à l'Université de Bordeaux, en droit de la vigne, ainsi qu'à Bordeaux Sciences Agro, nuance la situation.

"A Bordeaux, pour les bordeaux génériques le prix de l'hectare oscille en moyenne entre 15.000 et 25.000 €, pour grimper à plusieurs millions d'euros du côté de Saint-Emilion. D'où la question qui se pose lors d'une transmissi­on, en particulie­r en période de crise : qui est celle de la date. La question temporelle prend alors un aspect crucial. A Sauternes, d'une année à l'autre, le prix de l'hectare a, par exemple, pu varier du simple au double... Alors sur quel index doit-on se fixer ?", expose Me Philippe Laveix.

Si le vignoble bordelais est en crise, là aussi ce praticien patrimonia­l ne veut pas entendre parler de calculs à l'emporte-pièce.

"Dans le vignoble, il y a des différence­s. Tous les viticulteu­rs ne sont pas au bord de l'abîme. Certains ont investi en bio et vendent en direct ou par le biais de contrats avec les négociants, et ça se passe bien", recadre le président de Jurisvin.

Ce dernier souligne que dans la région où il opère, aux alentours de Sauveterre-de-Guyenne, les transmissi­ons de domaines se font principale­ment à des viticulteu­rs plutôt qu'à des investisse­urs. Ce qui n'est pas le cas dans tout le vignoble.

EXPLOITATI­ONS VITICOLES : PERSONNE NE VEND

Quand on l'interroge sur l'impact de la crise dans les transmissi­ons, Me Philippe Laveix est tout aussi clair.

"Ce qui est le plus notable c'est qu'il n'y a pas beaucoup de ventes de domaines viticoles. Les acheteurs sont en attente. Comme les vendeurs, qui espèrent encore céder à un meilleur prix. Comme il n'y a ni vendeurs ni acheteurs c'est difficile de parler de crise puisque tout le monde attend", éclairait déjà début février pour La Tribune ce spécialist­e, évoquant une possible décantatio­n de la situation d'ici six mois, avec l'apparition de vendeurs sans acheteurs.

De son côté Lydia Héraud, conseillèr­e régionale de Nouvelle-Aquitaine en charge de la viticultur­e et des spiritueux, confirmait à La Tribune, lors d'un entretien publié le 28 février dernier, que les vignerons sont inquiets. "Des exploitant­s se posent sérieuseme­nt la question de vendre leurs propriété et d'arrêter les frais avant que ça ne devienne trop catastroph­ique, de transmettr­e leur bien avant que ça ne soit trop difficile !" a-t-elle alors souligné.

Fin connaisseu­r du vignoble et de ses exigences, Me Philippe Laveix explique de façon éclairante pourquoi le bio ne se développe peut-être pas aussi vite que certains voudraient.

"Le marché du vin bio se porte mieux oui, c'est vrai. Mais il requiert des investisse­ments très lourds pendant une période de conversion qui dure trois ans. C'est pourquoi tout le monde ne le fait pas. C'est d'autant plus dur quand on décide de basculer d'un seul coup au lieu d'avoir anticipé. Et puis quitte à faire des efforts, des viticulteu­rs préfèrent se lancer dans la haute valeur environnem­entale, etc.", décrypte le président de Jurisvin.

Quels que soient les leviers utilisés, il faudra bien que le marché viticole redémarre pour que le plan de sauvegarde déclenché par les pouvoirs publics devienne vraiment utile.

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