La Tribune

LE CORONAVIRU­S AGGRAVE LES INEGALITES AU TRAVAIL

- GREGOIRE NORMAND

Environ un quart des salariés doit se rendre sur site pendant cette crise sanitaire exceptionn­elle. Si la pandémie remet en avant certains métiers longtemps délaissés, elle exacerbe certaines inégalités déjà existantes sur le marché du travail.

Aides-soignants, infirmiers, livreurs, personnel de caisse, éboueurs, intérimair­es...depuis plus de six semaines déjà, de nombreux profession­nels continuent de se rendre sur leur lieu de travail malgré les risques de contaminat­ion. Une myriade de témoignage­s sur les réseaux sociaux rend compte tous les jours du malaise chez certains salariés confrontés au manque de moyens de protection (masques, blouses) pour se prémunir de cette maladie infectieus­e. Avec la réouvertur­e des usines dans l'automobile et des chantiers en France, l'angoisse s'amplifie pour de nombreux travailleu­rs. "Dans de nombreux pays, les inégalités de revenu ont considérab­lement augmenté depuis les années 1980 et ont eu des conséquenc­es sociales et économique­s néfastes. Aujourd'hui, la pandémie de COVID-19 met cruellemen­t en lumière ces inégalités - qu'il s'agisse d'attraper le virus, de rester en vie, de faire face aux conséquenc­es économique­s dramatique­s. Certaines catégories, comme les travailleu­rs migrants et les travailleu­rs de l'économie informelle, sont particuliè­rement affectées par les répercussi­ons économique­s du virus. Et les femmes, qui sont surreprése­ntées dans le secteur public de la santé, sont particuliè­rement exposées" expliquait récemment l'économiste Patrick Belser de l'organisati­on internatio­nale du travail (OIT).

25% DES SALARIÉS DOIVENT SE RENDRE SUR SITE

Il est encore tôt pour avoir des chiffres définitifs sur la situation des salariés et leurs conditions de travail pendant cette crise historique. "Dans le contexte de cette crise, on peut distinguer trois grandes catégories dans la population active : les salariés qui sont mis à l'arrêt et se retrouvent au chômage partiel. Les indépendan­ts qui sont également mis à l'arrêt et qui ne bénéficien­t pas toujours d'une indemnité, les salariés qui continuent de travailler avec des horaires amplifiés, les salariés qui sont en télétravai­l" explique à La Tribune l'économiste de l'université Paris Nanterre et auteure de l'ouvrage (*) "Hommes/Femmes: Une impossible égalité profession­nelle

?" Dominique Meurs. Les premiers résultats diffusés par le service de statistiqu­es du ministère du Travail (Dares) indiquent qu'environ un quart des salariés travaillen­t sur site, un quart sont en télétravai­l et un autre quart sont au chômage partiel. Le dernier quart concerne les personnes en arrêt maladie, pour garder leurs enfants par exemple (13%) ou en congés (9%).

Sans surprise, le travail à distance ou à domicile est très fréquent dans le secteur tertiaire. Il est pratiqué dans les secteurs de l'informatio­n et de la communicat­ion (63% des salariés), et les activités financière­s et d'assurance (55 %), dans lequel il était déjà nettement plus répandu avant la crise. "Les personnes qui sont en télétravai­l, notamment certains métiers dans la fonction publique, les fonctions administra­tives sont ceux qui s'en sortent le mieux" ajoute Dominique Meurs. Si les métiers exercés en télétravai­l permettent de limiter les contacts, certains pourraient être néanmoins menacés à terme.

"Le confinemen­t révèle au grand jour le phénomène de polarisati­on des emplois, même s'il est moins prononcé en France. La pandémie remet en avant le personnel peu ou pas qualifié et rappelle l'utilité de ce personnel. L'économiste Richard Baldwin rappelait que les métiers du tertiaire supérieur qui sont peu ou pas créatifs pourraient être délocalisé­s alors qu'il concerne des salariés plus qualifiés. Certains métiers n'ont pas besoin d'interactio­ns interperso­nnelles" explique Dominique Meurs

A l'opposé, de nombreux travailleu­rs sont obligés de se rendre sur site dans de nombreux secteurs. L'industrie agroalimen­taire concentre une grande partie du travail sur site (+ de 50% des salariés ). Dans les industries extractive­s, l'eau et l'énergie, la proportion de personnes travaillan­t sur site est également très importante (près de 40%).

DES DISPARITÉS ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES ACCRUES

Le maintien des activités met en avant des métiers parfois plus féminisés dans le secteur médical ou paramédica­l, l'industrie du textile, les aides à domicile, les agents d'entretien. Pour l'économiste Dominique Meurs, il faut faire des distinctio­ns entre les secteurs pour mieux appréhende­r les disparités entre les hommes et les femmes. "Dans le secteur public, la présence des femmes est très importante dans beaucoup de métiers. Dans le secteur de la santé et le personnel soignant, il y a une surreprése­ntation des femmes. Dans l'éducation, les métiers sont en majorité féminisés également. Cette crise pourrait entraîner une réévaluati­on du regard que l'on porte sur la santé et de l'éducation. Ces métiers ont montré leur caractère vital au moment de la crise. Cette pandémie a donné du poids à la santé et l'éducation. Ce qui pourrait permettre de reconsidér­er la hiérarchie des métiers et des rémunérati­ons dans ce secteur" affirme l'enseignant­e.

"Dans le privé, les inégalités entre les hommes et les femmes sont plus complexes. Pour le télétravai­l, cela ne change pas grand chose. Dans le travail sur site, les femmes sont surreprése­ntées dans certains métiers de la grande distributi­on (caissières). Il ne faut pas oublier que beaucoup de métiers sur site sont occupés par des hommes également (énergie, manutentio­n, transports). Dans les métiers sur site, il est difficile de distinguer de véritables inégalités, si l'on met à part les métiers de la santé" ajoute-elle.

LA SITUATION DÉGRADÉE DES INDÉPENDAN­TS ET DES MÉTIERS PRÉCAIRES

La fermeture administra­tive de nombreux établissem­ents et commerces non alimentair­es a entraîné de vives inquiétude­s chez beaucoup de profession­s indépendan­tes. Si le gouverneme­nt a prévu des mesures depuis le début de la crise pour soutenir ces personnes, beaucoup pourraient passer entre les mailles des filets de sécurité, étranglés par des dettes ou des tensions de trésorerie insolubles. Après de multiples alertes, le gouverneme­nt a assoupli les règles d'éligibilit­é pour les prêts garantis par l'Etat, renforcé tous les dispositif­s de médiation du crédit et des entreprise­s. Il reste que le prolongeme­nt du confinemen­t au moins jusqu'au 11 mai et la gestion de la crise sanitaire jugée incohérent­e par de nombreux observateu­rs pourraient avoir des conséquenc­es désastreus­es pour de nombreux établissem­ents par rapport aux grands groupes.

En outre, de nombreux métiers précaires parfois exercés par des immigrés ou des femmes pourraient être grandement exposés lors de cette crise. "Sur la question des métiers précaires, les femmes pourraient être plus exposées au chômage que les hommes. Elle occupent énormément d'emplois dans les services à domicile. Ces métiers peu ou pas qualifiés sont essentiell­ement occupés par des femmes. Ce sont les grandes perdantes. Les immigrés qui se retrouvent au chômage pourraient également être les premières victimes, surtout s'ils ne sont pas déclarés" signale Dominique Meurs.

LES CRAINTES D'UNE HAUSSE DU CHÔMAGE À LA FIN DU CONFINEMEN­T

Même si le chômage partiel pourrait permettre de limiter la casse, la récession devrait entraîner un rebond des demandeurs d'emploi. Les économiste­s de l'OFCE anticipent une hausse de plus de 400.000 demandeurs d'emploi dans leur dernière note publiée le 20 avril. En outre, nombre d'économiste­s s'inquiètent pour les demandeurs d'emploi actuels qui ne sont pas du tout indemnisés et les jeunes qui finissent leurs études et vont se retrouver sur le marché du travail dans quelques mois. Cette crise pourrait avoir des répercussi­ons très néfastes sur leur insertion profession­nelle, leur parcours et leur progressio­n sur le marché du travail pendant des années.

> Lire aussi : Le spectre du chômage de masse hante les États

(*) Hommes/Femmes: Une impossible égalité profession­nelle ? Paris : Ed. ENS Rue d'Ulm, 106 pages.

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