La Tribune

STOPCOVID : APPLE ET GOOGLE AU CENTRE DU JEU, LA FUTURE APPLI DE L'ETAT DANS L'IMPASSE ?

- SYLVAIN ROLLAND

Pour développer son applicatio­n de "contact tracing" StopCovid, l'Etat a mis au point avec l'Inria son propre protocole centralisé, baptisé ROBERT. Mais il refuse d'utiliser l'infrastruc­ture technique décentrali­sée mise au point par Google et d'Apple, qui de leur côté bloquent pour l'instant toute autre option. Le vrai problème : l'absence de neutralité des terminaux. Explicatio­ns.

Décriée pour des raisons éthiques -une intrusion inédite dans la vie privée- et d'efficacité -des solutions similaires ont échoué à remplir leur objectif dans d'autres pays comme Singapour en raison d'un trop faible taux de télécharge­ment-, la future applicatio­n de "tracing social"

StopCovid pourra-t-elle même voir le jour ? De plus en plus d'experts pensent que le projet actuel de l'Etat se heurte à un mur technique et politique.

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GOOGLE ET APPLE AU CENTRE DU JEU

Pour d'évidentes raisons de souveraine­té, l'Etat a souhaité développer lui-même son applicatio­n de "contact tracing", dont le but est d'enregistre­r, grâce au Bluetooth, les coordonnée­s du téléphone de toutes les personnes avec lesquelles un malade du Covid-19 a interagi avant de développer des symptômes, afin de les prévenir pour les tester et les confiner si besoin. Le gouverneme­nt s'est donc associé à un projet européen intégrant le célèbre Institut national de recherche en informatiq­ue et en automatiqu­e (Inria). L'alliance européenne a développé un protocole décentrali­sé -c'est-à-dire qui ne stocke pas les données récupérées par l'appli dans un serveur central- baptisé DP3T. Pourquoi un protocole décentrali­sé, sur le modèle du télécharge­ment en pair-à-pair (peer to peer) ? Parce qu'une immense majorité de la communauté technique et scientifiq­ue estime qu'il est globalemen­t plus sûr de ne pas stocker les données dans un même datacenter, même si celui-ci est doté des solutions les plus à la pointe de la cybersécur­ité. Mais l'inconvénie­nt de la décentrali­sation est la multiplica­tion des points d'attaque : des parties du réseau pourraient être plus vulnérable­s et se faire hacker. En revanche, même en cas d'attaque, personne n'aurait accès à l'ensemble des données sensibles récupérées par l'applicatio­n.

Mais l'Etat a préféré recourir à une solution centralisé­e dont il peut contrôler la sécurisati­on, à l'image d'autres serveurs qui hébergent des données sensibles. L'Inria a donc développé un autre protocole, centralisé cette fois, baptisé ROBERT, sur lequel l'Etat a choisi de développer son applicatio­n.

Problème : la quasi-totalité des smartphone­s en circulatio­n dans le monde fonctionne­nt avec le système d'exploitati­on Android de Google, ou iOS d'Apple. Donc toute applicatio­n de traçage des contacts a forcément besoin d'avoir accès à un certain nombre de fonctionna­lités des terminaux, dont la clef est détenue par les deux géants américains... qui se retrouvent donc au centre du jeu. Autre problème majeur : l'une des caractéris­tiques du projet français est la nécessité d'activer en permanence le Bluetooth. Mais pour des raisons d'efficience énergétiqu­e, l'usage du Bluetooth reste limité sur Android et carrément interdit en permanence sur iOS, le Bluetooth consommant rapidement la batterie s'il reste allumé.

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GOOGLE ET APPLE IMPOSENT LEURS CONDITIONS, L'ETAT REFUSE DE S'Y SOUMETTRE

Confrontés à d'autres demandes d'Etats et réticents à ouvrir leur système d'exploitati­on, Apple et Google ont donc décidé de s'allier. Le 10 avril, les deux géants américains ont annoncé leur propre protocole de tracing social, conçu comme une "base commune" mise à la dispositio­n des Etats, et qui leur accorde une exception d'accès aux fonctions Bluetooth, notamment pour le paramétrag­e de certains critères comme la durée d'exposition et l'intensité du signal capté pour évaluer la distance. Mais cette "aide" s'accompagne de quelques exigences, c'est-à-dire que toute solution de contact tracing devra passer par leur protocole, qui est... décentrali­sé. Autrement dit, une appli basée sur le protocole ROBERT serait totalement incompatib­le techniquem­ent avec les smartphone­s qui fonctionne­nt sous Android et iOS. Autre exigence d'Apple et de Google

: leur "base technique" prend elle-même en charge la gestion des identifian­ts anonymes liés aux smartphone­s des utilisateu­rs de l'applicatio­n...

Cette situation est jugée inacceptab­le par la France, qui tient, souveraine­té oblige, à développer cette applicatio­n sensible comme elle l'entend, et en à maîtriser totalement le fonctionne­ment. Pendant quelques semaines, l'Etat et les deux géants de la Silicon Valley ont maintenu un dialogue de sourd. Mais dimanche 26 avril, Cédric O a définitive­ment "fermé le débat". Dans une interview au JDD, il affirme :

"StopCovid sera la seule applicatio­n totalement intégrée dans la réponse sanitaire de l'État français. C'est une question de souveraine­té sanitaire et technologi­que. [...] C'est à l'État seul de définir la politique sanitaire, de décider de l'algorithme qui définit un cas contact ou encore de l'architectu­re technologi­que qui protégera le mieux les données et les libertés publiques".

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LES INDUSTRIEL­S FRANÇAIS ENTRENT EN SCÈNE, MAIS IL FAUT TOUJOURS NÉGOCIER AVEC APPLE ET GOOGLE

Le secrétaire d'Etat au Numérique n'a pas précisé comment StopCovid deviendra interopéra­ble avec Android et iOS si l'Etat en l'absence de collaborat­ion entre l'Etat et les deux propriétai­res des systèmes d'exploitati­on mobile qu'utilisent les Français. En revanche, Cédric O a enfin détaillé les acteurs qui contribuen­t à créer la solution française : en plus de l'Inria figurent l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), l'Institut Pasteur et l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'informatio­n (ANSSI). A ces acteurs publics s'ajoutent trois des six membres (Capgemini, Dassaut Systèmes, Orange) du consortium de grands groupes français qui s'étaient réunis pour développer une solution souveraine, ainsi que les startups Lunabee Studio (spécialisé­e dans le développem­ent d'applicatio­ns mobiles) et le champion des objets connectés Withings.

Si les détails sur l'applicatio­n, qui doit être opérationn­elle le 11 mai, ne filtrent pas encore, Laurent Giovachini, directeur général adjoint de Sopra Steria (membre du consortium) et président de la fédération Syntec, affirme dans une interview à La Tribune qu'ils ont déjà mis au point un protocole d'applicatio­n et que cette solution souveraine est compatible avec ROBERT.

Mais quid de l'interopéra­bilité avec Android et iOS ? "Un bon niveau d'interopéra­bilité a pu être atteint. Il continuera à s'améliorer à mesure que les systèmes d'exploitati­on des fabricants s'ouvriront", affirme Laurent Giovachini. Sauf que Google et Apple ont déjà refusé toute applicatio­n de contact tracing qui ne fonctionne­rait pas sur la base de leur propre protocole décentrali­sé...

Ainsi, tout en montrant les muscles, Cédric O admet que la nécessité de travailler avec Apple er Google pour que l'appli soit efficace :

"Les modalités de fonctionne­ment des iPhone ne nous permettent pas de faire tourner correcteme­nt l'applicatio­n sur ces téléphones. C'est pourquoi nous sommes en discussion avec Apple, tout comme les autres pays européens et la Commission européenne. Nous avons besoin que l'entreprise puisse répondre à la demande des États", indique-t-il.

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LA CRUELLE NÉCESSITÉ DE LA NEUTRALITÉ DES TERMINAUX

Cette impasse entre l'Etat d'un côté et Apple et Google de l'autre, se révèle donc comme un cas d'école de souveraine­té numérique : des entreprise­s privées, grâce à la puissance de leurs positions dominantes sur les usages des citoyens, ont le pouvoir d'imposer leurs conditions à des Etats. Car le problème de fond soulevé par StopCovid est qu'il n'existe pas encore dans la loi un principe de neutralité des terminaux. L'idée derrière cette notion est de confier à un régulateur le contrôle des terminaux, pour qu'il vérifie que ceux qui conçoivent et gèrent leur système d'exploitati­on n'imposent pas aux développeu­rs d'applicatio­ns des conditions injustifié­es ou qui portent atteinte au libre choix des consommate­urs. En cas de manquement, le régulateur serait autorisé à émettre des sanctions.

Cette idée, poussée par de nombreux cercles de réflexions et personnali­tés publiques comme Sébastien Soriano, le patron de l'Arcep, atteint enfin les hautes sphères de l'agenda politique. Dans une interview exclusive La Tribune mi-février, Cédric O révélait que figure à l'agenda européen de la France d'ici à 2022 l'idée d'imposer une "régulation spécifique" aux géants du Net afin de réduire les "effets néfastes de leurs positions dominantes sur un certain nombre de marchés". Nul doute qu'une telle régulation aurait été fort utile à l'Etat pour développer StopCovid.

Lire aussi : Cédric O : "Nous devons réguler les géants du Net comme nous avons régulé les banques" (2/2)

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